L’homme n’eut que le temps de jeter un dernier regard sur la place, avant d’être submergé. Dans une sorte de rêve, il revit devant lui la façade de l’Hôtel Métropole, et nota que les tables où il s’était si fréquemment assis et où, un instant auparavant, il comptait encore honorer le rendez-vous fixé flottaient désormais et commençaient à dériver vers les boulevards. Il entendait avec une grande précision, bien qu’ils fussent un peu étouffés dans le grondement général, les coups de la pluie diluvienne qui s’abattaient, comme pour le transpercer, sur l’élégant mobilier de la terrasse noyée. Il parvint à surnager quelques minutes, le temps de s’aviser que personne ne se présentait pour le secourir et pour le tirer jusqu’à une rive de toute façon inexistante. Autour de lui, des passants surpris par la rapidité de la montée des eaux avaient déjà coulé ; d’autres tentaient de gagner les rues voisines, espérant sans doute que des témoins agglutinés aux fenêtres des bâtiments les repêcheraient, mais leur progression était entravée par les innombrables objets, emportés par le courant, qui venaient vers eux et les heurtaient avec violence. L’homme respirait avec difficulté : il sentait que ses minutes étaient maintenant comptées. Soudain, une grande caisse le cogna. Il put la saisir et s’y agripper. Le carton gorgé d’eau ne tarda toutefois pas à éclater et à s’ouvrir. L’homme, dans une ultime vision, perçut que la boîte contenait des exemplaires du Da Vinci Code, ce livre qui, depuis des années, trônait au sommet des classements des meilleures ventes, en dépit des nombreuses dénonciations de ses inexactitudes (une preuve de plus que l’approximation paie davantage…) Cette découverte, que son esprit brouillé assimila, vu le contexte dans lequel elle survenait, à quelque chose de proprement macabre, ne manqua pas de l’achever ; et il ne résista plus quand il se sentit plonger définitivement.

Les récits, arrivés tard dans nos contrées, sur le déluge qui engloutit une grande partie de l’Europe, sont désormais bien connus. Ils sont d’ailleurs assez détachés et volontairement dénués de lyrisme, ayant été rédigés par des auteurs de pays pauvres ou dits émergents, eux-mêmes victimes plus qu’à leur tour des caprices, devenus des constantes, du climat. Et justement, quelque chose de leur propre précarité, tant de fois attestée par des cataclysmes meurtriers, pointait dans la retenue qui caractérisait leurs écrits : une sorte de crainte respectueuse du futur et des terreurs qu’il inspirait les en empêchait de toute façon. Ils ne se gaussaient donc pas du fait que le continent le plus riche ait à son tour subi les foudres des éléments déchaînés, alors même que ses experts avaient prédit, d’ailleurs avec raison, que l’engloutissement de la frange côtière indienne provoquerait le déplacement de 60 millions de personnes ou que 17 % de la surface du Bangladesh ait récemment disparu sous les eaux ; alors que ces mêmes pays, si donneurs de leçons au nom de l’environnement, n’avaient jamais respecté leurs engagements dans des Protocoles il est vrai déjà anciens ; alors même que des critères « de convergence » avaient, quant à eux, été scrupuleusement remplis, en souffrant mille morts, par des États voulant former le « noyau dur » d’une union économique. L’un des auteurs de ces récits avait, du reste, peut-être plus que les autres voix au chapitre, puisqu’il avait été l’un de ces « réfugiés du climat » forcés de s’exiler après des famines et des pénuries d’eau potable dans sa région d’origine. Il était parvenu à trouver un havre, évidemment précaire, dans un pays africain encore relativement préservé (mais, par contre, déchiré par des conflits ethniques susceptibles de dégénérer en une guerre civile où toutes les mafias risquaient de proliférer), et il écrivait de là sa relation.

Au-delà des éléments factuels, certes spectaculaires (une conférence internationale sur le réchauffement climatique convoquée dare-dare et les délégués gagnant en barque ou en canot le lieu où elle se tenait ; le consensus soudain qui y prévalut, sous l’emprise des événements et singulièrement de la très concrète montée des eaux jusqu’à l’étage de la réunion ; ceux qui, pendant des années, avaient nié l’évidence du lien entre la dégradation des conditions climatiques et les excès de la production et qui s’étaient convertis à cette évidence, la voyant comme un châtiment divin et invitant chacun à redoubler de dévotion dans ses prières ; la dérisoire querelle sur l’appellation de l’ouragan (Thérèse) qui avait emporté une partie de l’Europe, et que les catholiques survivants virent comme une intolérable provocation ; les industriels refusant d’assumer les conséquences de leur voracité, rappelant leurs engagements des dernières années à divers Forums de Davos et protestant de leur bonne foi du haut de leurs avions tournant inlassablement dans les airs en attendant la décrue, et décidant, ne la voyant pas venir, d’atterrir outre-Atlantique ; les vaines incantations des ministres des Finances à relancer la « machine économique » quand l’acqua alta si redoutée à Venise s’étend à tout le continent ; dans les ports, les bateaux soulevés jusqu’aux quais et poussés dans les rues par la tempête et s’écrasant sur les maisons aux toits déjà balayés ; l’appel aux pays déjà éprouvés du bord de la Méditerranée, et notoirement dépourvus des infrastructures nécessaires, pour qu’ils servent, le temps de la rémission, de base de repli à ceux qui exploitaient depuis si longtemps leurs ressources, en échange de leur engagement à seulement évoquer leurs insurmontables problèmes lors d’un futur G8), mais finalement logiques au regard des circonstances exceptionnelles à traverser, le récit de cet auteur posait surtout, en filigrane, une question à laquelle chacun, de ce côté-ci, se gardait bien de répondre, et qui résonnait maintenant comme une fatalité en marche vers sa conclusion.

Où, se demandait-on (dans le récit et sur place) de Prague à Budapest et d’Amsterdam à Paris et dans tant d’autres villes inondées, étaient les progrès qui, aux dires des responsables, auraient seuls permis d’endiguer ou de prévenir des désastres d’une pareille ampleur, après qu’ait été démontré « l’inévitable impact significatif » du dérèglement de la machine climatique ? Se pouvait-il que ces progrès, au nom desquels on avait justifié la continuité des affaires, n’aient pas été aussi importants qu’on le laissait entendre ? Qu’ils aient été détournés de leurs fins collectives par les intérêts de quelques-uns ? Et que resterait-il de ceux-là dans l’Histoire – cela dit, y aurait-il encore une Histoire pour parler d’eux ? Avait-on présumé des facultés d’adaptation des diverses technologies les plus modernes, une fois prélevées les dîmes de douteuses rentabilités et de modes de vie « non négociables » ? À ce dérèglement climatique devait-il forcément correspondre une déréglementation économique ? La rentabilité des ressources d’énergie renouvelables était-elle moins forte et moins rapide qu’espéré dans les milieux de l’industrie ? La guerre à mener pour réduire les effets néfastes des gaz à effet de serre était-elle de trop longue haleine pour tous ces esprits surtout soucieux de répondre à toutes les immédiatetés qui se présentaient ? Et surtout, pourquoi, devant ce péril imminent, déjà en cours, avait-on regardé ailleurs, écouté autre chose, parlé à côté ? Ou, si l’on avait voulu bien regarder et parler clair, pourquoi l’avait-on fait avec des vues si étroites et en n’émettant que les stridences ? Toutes ces interrogations, en somme, n’en faisaient qu’une : pourquoi n’avait-on pas, toutes affaires cessantes, passé outre et brisé cette « logique » où chacun s’était enfermé et qui l’entraînait, et le monde avec lui, dans le gouffre ?

Pourquoi, dans cette dramaturgie qui met la planète en danger de mort, n’avait-on poursuivi rien d’autre que ce qui accélérait cette mort ?

Bien sûr, qu’une telle question, et toutes celles qui en étaient les corollaires, soit seulement posée fut mal perçu par les victimes de l’heure. Ce qui n’était qu’une sobre narration, parcourue par une réelle empathie et une sorte de digne frémissement, fut considéré comme une insupportable intrusion dans la sphère la plus intime. Certes, on pouvait comprendre que les préoccupations de ceux qui, à leur tour, subissaient de tels désagréments (innombrables disparus, villes dévastées, familles meurtries, biens engloutis, secours inadaptés, refuges de fortune) étaient alors plus prosaïques et, pour tout dire, plus terre à terre ; mais, même alors, ils ne pouvaient nier que cette question engageait aussi ce qu’il restait de l’avenir. Et il était facile de déduire de leur silence qu’ils préféreraient encore ne jamais y répondre, et continuer, de toute éternité, leur marche triomphale, montant leurs engins rutilants, dans le glauque abîme. Ils continueraient donc à s’employer à ce processus fatal, sous couvert de ne pouvoir sortir du système qu’ils s’étaient fabriqué et qui se confondait à présent, comme une empreinte trop profonde pour être effacée, avec leur pensée même, et sous prétexte d’en satisfaire les derniers actionnaires et leurs ultimes dividendes.

Bien entendu, l’auteur de ce récit, et de la question qui en est la substance, n’a dû jusqu’ici son salut qu’à la difficulté qu’on a de l’atteindre. Mais il n’est pas dit que, même au train accéléré où vont les choses et, par exemple, les calamités successives qui le contraindront à se déplacer encore à l’intérieur du continent africain, il ne sera pas repris sous bref délai. D’ores et déjà, grâce à la vigilance des satellites heureusement hors de portée des tornades ou des cyclones, il a pu être localisé dans une assez vaste zone, où il peut encore se mouvoir et se fondre dans la masse des nouveaux réfugiés qui affluent sans cesse. Mais il doit savoir que les manœuvres d’approche ont commencé. De sorte qu’il n’échappera plus longtemps à la sentence qui a été rendue ici sur son compte, et qu’il risque de disparaître, comme une illusion, au milieu de la foule, sans qu’elle puisse le protéger et sans même qu’elle se retourne.

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