Tous les matins, depuis des années, je rencontrais Charlie au coin du boulevard, devant la bijouterie. Tous les matins, il était là, assis sur son carton, son caniche noir entre les jambes, contrôlant les piécettes que les passants voulaient bien déposer dans son gobelet de Coke usagé. Tous les matins, en allant prendre mon train, je lui donnais dix cents.

Hier, 3 janvier, personne.

Après quinze jours de vacances au ski pendant les fêtes de Noël – Nouvel An, je reprenais le chemin quotidien du travail avec, en tête, mon petit discours de bonne année pour Charlie. Mais Charlie n’était pas là. Je le trouvai, quelques minutes plus tard, sur le trottoir de la gare des bus. Il m’interpella alors que je passais à proximité de la ligne 39.

— Charlie ! Qu’est-ce que tu fais dans cet endroit sinistre ?

Charlie m’expliqua que son déménagement résultait d’une décision du conseil communal : suppression totale des SDF dans le centre commercial. « Opération anti-prolifération ». Ça fait tache, un SDF, devant une bijouterie, un magasin de fourrures ou un restaurant Michelin.

Je rassurai Charlie : pareils changements sont inhérents à la vie moderne. Moi-même, après dix années de gérance chez Fortis Banque, j’avais été promu chef du marketing chez Dexia. Ce qui m’obligeait à prendre le train tous les matins.

— Je ne suis pas sûr, répondit Charlie, que la gare des bus soit une promotion : l’air y est encore moins respirable qu’au boulevard.

Bien que sans domicile fixe, Charlie m’apparut alors comme un homme sédentaire, étonnamment attaché à ses habitudes et à son environnement.

— Il y a, dis-je, des cas bien plus malheureux que nous. Regarde, Charlie, ces pauvres gens du tsunami.

Charlie n’avait pas entendu parler du tsunami. Je lui fis le récit de la catastrophe, qu’il écouta comme un conte de fées. Il n’avait jamais vu la mer et s’émerveillait qu’il puisse exister des vagues plus hautes que la gare des bus.

— Tu vois, dis-je à Charlie, il ne faut pas vivre les yeux baissés sur nos petites misères. Notre degré d’humanité se mesure à notre capacité de venir au secours des plus démunis. À ce propos, je voulais te dire…

C’était le petit discours que j’avais préparé. Je le débitai tout d’un trait :

— J’ai décidé, Charlie, de venir en aide aux Thaïlandais. C’est pourquoi, jusqu’à nouvel ordre, je ne serai plus en mesure de te donner tes dix cents quotidiens.

Charlie ne répondit rien : il comprenait mes raisons.

Au moment de le quitter, je m’aperçus que son chien n’était pas entre ses jambes.

— Le conseil communal ! expliqua Charlie. Ils ont piqué tous les chiens des SDF. Pour éviter les épidémies, ils ont dit. Tous les chiens. Piqués. Bientôt, ce sera notre tour. Demain, peut-être.

Je félicitai Charlie pour son sens de l’humour. J’étais sûr qu’un jour il s’en sortirait.

— Cependant, ajoutai-je, tu pourrais quand même te remuer un peu plus. Si tu veux qu’on fasse attention à toi, tu devrais essayer de passer à la télé. Tu n’es pas assez médiatisé !

Charlie me regarda m’éloigner. J’étais sûr qu’il suivrait mon conseil.

Hier soir, le JT a relaté une longue perturbation dans le trafic des bus. Un SDF connu sous le nom de Charlie s’était jeté sous les roues du 59. Il était mort.

On a vu le bus à la télé.

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