Il a de grosses fesses et il fait pipi, tant pis pour les puritains. On ne voit même que ça : les fesses trop charnues, le ventre qui bedonne, les cuisses ravagées par la graisse, et ce jet d’urine qui éclabousse au passage le pied gauche. On l’a trop nourri, cet enfant-là, et il était encore occupé à manger au moment de l’événement, puisqu’il tient une poignée de cerises en main. Sous le choc, et dans la surprise, il n’a pu se retenir et a lâché sa pisse, mais les cerises, ça non, il ne risquait pas de les laisser tomber. Elles le suivront là où il va, comme l’aurait fait son ours en peluche s’il avait eu le temps de l’emporter. Il faut quand même emmener quelque chose de l’autre vie avec soi, puisqu’il ne sert à rien d’appeler papa et maman. Ceux-là ont fait une bonne affaire, ils ne vont plus s’enquérir de l’enfant.
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Une fois de plus. Zeus est tombé amoureux. Il rôdait comme à l’accoutumée autour de la même région, et il vient de repérer, dans les environs de Troie, un jeune prince à son goût. Dira-t-on que Zeus manque de personnalité, ou simplement qu’il est fin connaisseur ? En tout cas, le jeune élu stupéfie par son charme et sa prestance. Ses traits réguliers sont connus de tous. On dit dans la ville que Ganymède est le plus bel adolescent de son temps, et c’est probablement vrai.
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Lentement, les ailes déployées, l’aigle tournoie et emporte l’enfant. Personne ne l’avait vu arriver quand soudain, semblant crever le ciel, et venant de nulle part, il a surgi. Un aigle noir. Noir et déterminé. Rien de bon dans ses yeux, ni la couleur du rubis, ni le lait de la tendresse humaine. Il a saisi l’enfant par le bras et, dans un bruissement d’ailes, il l’a soulevé. On voit bien qu’il va regagner le ciel, qu’il n’y a rien à faire contre cela. L’enfant aura beau se débattre et pisser sur ceux qui s’agitent en regardant la scène, l’aigle s’envole. Il n’a même pas besoin de se presser, personne ne peut s’opposer à son projet. Aussi prend-il son temps. Que chacun grave dans sa mémoire comment Zeus est venu et comment il a emmené l’enfant trop nourri.
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Je ne diffère jamais mon plaisir, dit Zeus, pense Zeus, agit Zeus. Ce jeune homme me plaît, ce jeune homme me rend fou, son cou si blanc est fait pour mes baisers et je veux enlacer sans tarder sa taille de cabri, je le veux pour moi ce garçon trop bien grandi, pour mon plaisir et pour calmer mon ardeur, et quand je serai repu de ses caresses, quand l’amour m’aura tant épuisé que je ne sentirai plus mes bras ni ma langue ni ma verge, je l’enverrai comme échanson chez les autres dieux. Il leur servira à boire et eux apprécieront la délicatesse que j’aurai manifestée à leur égard en partageant la grâce de Ganymède et en la leur proposant à l’heure des plaisirs de la table.
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Le visage, comme les fesses et la main aux cerises, se trouve en pleine lumière. Les spécialistes affirment qu’il ressemble à s’y méprendre à celui de Cupidon. C’est pourtant une face grimaçante, la méchante frimousse d’un enfant capricieux qui, cette fois à raison, crie et tempête. Cupidon, ça ? Un remède contre l’amour plutôt, et contre toutes les envies de maternité. Qui en voudrait, d’un chérubin pareil ? Même s’il jouit de circonstances atténuantes – après tout, il n’a que trois ou quatre ans et un aigle vient de le saisir par le bras, l’arrachant sans doute à la proximité de sa mère – rien ne laisse supposer la mignonnerie et le goût des câlins qu’on s’attendrait à lire sur le visage d’un enfant de cet âge-là. Trop dodu, trop gâté, c’est un sale petit roi qu’on enlève là.
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Le père ne va pas réclamer. Il reçoit quatre chevaux en échange de son fils, et pas n’importe lesquels : des chevaux que Zeus lui-même a reçus de Poséidon. Les autorités ne vont pas réclamer non plus. Quel mal y a-t-il à ce que Zeus aime un aussi jeune garçon ? Les amours divines ne connaissent aucune loi. D’ailleurs, si l’on en croit Michel-Ange ou le Corrège, par exemple, l’enlèvement ne déplaît pas au jeune homme qui, en plein vol, se pâme déjà entre les ailes de l’aigle. Il consent, il trépigne, l’impatience le saisit de gagner la couche du dieu.
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Mais qu’est-ce qui lui a pris, au jeune peintre Rembrandt ? Il ne peut donc jamais faire les choses comme tout le monde ? Mon Dieu, quel tableau ! Laid, vulgaire, grotesque. Est-ce bien la peine de déployer tant de technique pour une toile que personne n’aura jamais plaisir à regarder ? Si seulement il avait respecté son sujet, s’il avait peint un jeune homme tout de muscles et de beauté, on aurait pu comprendre ! Mais représenter Ganymède sous les traits d’un bambin qui se débat fesses nues et couilles à l’air ! Et encore ! Car cela rassure de se montrer l’un à l’autre les couilles enfantines, cela empêche de penser qu’elles sont destinées au seul plaisir de Zeus, ces petites couilles dodues. Very shocking, ma chère ! On ne dit pas encore shocking, mais on est shocked et pour longtemps.
Le commerce va bon train dans le monde. Depuis un bon bout de temps. On achète des enfants pour les faire travailler ou pour pouvoir les baiser. C’est pareil, l’argent n’a pas d’odeur, et les enfants, y en a tant qu’on ne sait plus quoi en faire… Les peindre peut-être, sur des toiles, et tant pis si ça chiffonne l’âme du spectateur, s’il a honte, tellement honte qu’il voudrait aller pisser lui aussi. Pas de problème. Au musée de Dresde, les Staatliche Kunstsammlungen de Dresde où se trouve accroché L’enlèvement de Ganymède, il y a des toilettes à chaque étage. Tout est prévu.
À propos de Rembrandt, L’enlèvement de Ganymède, 1635