Autoportrait

Jack Keguenne,

Il bourra sa pipe puis l’alluma. Il s’assit sur le petit tabouret, les coudes posés sur les genoux, sur le tablier maculé qui lui couvrait les jambes, les deux mains serrées autour du fourneau ; il faisait froid dans l’atelier. Il aspira une bouffée, leva les yeux.

Le tableau lui faisait face, dressé sur le chevalet. Fini. Du moins, il lui avait semblé qu’il était achevé. Il avait déposé les pinceaux, puis les avait nettoyés, sûr qu’il ne faudrait pas les reprendre pour une dernière touche, une correction. Maintenant, il vérifiait tout du regard, serrant sa pipe sans y penser, scrutant le tableau à travers les volutes de fumée. Il observait les formes, les couleurs, les tons, les ombres, l’équilibre de l’ensemble.

Un autoportrait. Encore un, mais celui-là serait sans doute le dernier. Il faisait désormais trop froid pour continuer à travailler, les couleurs ne se délayaient plus, la matière n’avait ni l’onctuosité ni la finesse voulues sur sa palette. Il attendrait avant de reprendre, mais il ne nourrissait plus aucune illusion, il n’imaginait pas qu’à son âge, il passerait un hiver de plus.

Seul face à lui-même, dans le miroir, il se voyait vieillir ; sur le tableau, il se voyait vieilli. Il souffla une bouffée de fumée. Oui, le tableau semblait tenir, il ne trouvait rien à reprendre. Ce n’était peut-être pas son chef-d’œuvre, mais, malgré l’âge, il n’avait pas perdu la main. Il se souvint de son premier autoportrait – où était-il maintenant ? –, il y avait si longtemps, quand il s’était senti assez beau et doué d’assez de talent pour conquérir le monde… Tout compte fait, il ne regrettait rien, il se préférait en vieil

homme et ne rêvait pas d’une nouvelle jeunesse. L’expérience n’arrive qu’à soi-même et, bientôt, tout serait oublié.

Il était peintre, ou plutôt – il corrigea mentalement – il avait été peintre. Il l’avait choisi et voulu, malgré une enfance difficile et un apprentissage durant lequel il avait été la risée de tous – d’ailleurs, où étaient-ils, aujourd’hui, ceux-là qui se moquaient ? Il était peut-être le dernier à se souvenir de leurs visages, de leurs noms ; tous avaient disparu sans laisser d’autres traces, dans le monde, que celle de ces railleries juvéniles. Puis il avait travaillé la gravure, récupérant le cuivre chaque fois qu’il le pouvait. Il avait aimé le travail sur cette matière et avait continué, fondant dans son creuset de quoi couler de nouvelles plaques lisses, jusqu’à ce que ses mains et ses yeux ne puissent plus s’accorder sur le geste décisif qui fait une œuvre. Il avait connu une époque durant laquelle il avait vendu ses tirages dans toute l’Europe…

Il aspira une bouffée de fumée, les yeux toujours tendus vers son dernier tableau. Il se trouvait bien en vieil homme. Avoir duré, n’était-ce pas le plus merveilleux pied de nez au destin ? Bien sûr, il n’était plus très séduisant, mais à quoi bon ? Il vivait sans encombre. Il pouvait toujours peindre, s’asseoir devant son tableau, l’observer et s’en trouver satisfait, même si personne encore ne l’avait vu, même s’il n’était pas sûr de trouver un acheteur. Il oublierait ce tableau dès qu’il pourrait reprendre les pinceaux, après le froid de l’hiver. Pourquoi faudrait-il toujours glorifier les choses du passé au détriment de celles qui s’accomplissent, fut-ce dans l’ombre ? Il n’y a pas d’autre mérite que celui de se coucher au soir avec le sentiment du travail accompli. Et puis, on passe… Les railleries de ses jeunes condisciples tenaient d’une fausse idée, d’un projet suspect auquel tout le monde croit mais que personne n’entérine, d’un jugement rétrospectif auquel nul n’avait souscrit de son vivant. Giotto n’aurait pas imaginé une existence prolongée aussi loin de son époque. Il n’y a que les destins qui se réalisent et ce n’est pas la réussite d’un bel accord d’ombres et de couleurs sur une toile de lin qui vaut une gloire éternelle.

Il restait assis face au tableau, dans l’atelier immobile. Il observait mais, sans jamais rien voir à reprendre, il plongeait dans ses pensées. L’autoportrait resterait en témoignage. Témoignage de quoi ? La question le fit sourire. De ce qu’il avait été ? Et alors… Aujourd’hui, il faisait froid, il était seul. Il lui restait sa pipe, son regard, un tabouret solide et une soupe à réchauffer. Et aussi un miroir piqueté d’oxydation dans lequel il s’observait vieillir. Il savait bien qu’un beau miroir neuf valait trois ou quatre fois le prix d’un tableau de Raphaël. Il n’achèterait ni l’un ni l’autre, il était trop tard, cela ne valait plus la peine. Quand bien même, il n’était pas sûr d’avoir encore les moyens…

L’autoportrait, ce n’était pas qu’une manière de laisser un visage accroché à une signature, cela restait le moyen de scruter l’humain, au plus profond de ses secrets, de mettre au défi la chair et la peinture, sans recourir à des visages inconnus. Il y en avait pourtant eu des bourgeois qui s’étaient présentés, pour demander leur portrait, celui de leur femme ou de leur progéniture. Et tous les grands avaient suivi, les ducs, les princes, les monarques. Il aspira, mais la pipe s’était éteinte. Il reprit du tabac, alluma. Il était toujours vivant, n’est-ce pas, toujours libre de choisir, même si l’atelier était devenu froid, même s’il ne peignait plus que les rides de son visage ou la blancheur de ses cheveux plutôt que les jeunes carnations d’une génération qui allait étourdir le monde. Comment feraient-ils, ceux-là, pour passer au travers des railleries de leurs contemporains et devenir vieux ? À les peindre – puisque c’était le métier qu’il avait voulu – il avait vu combien certaines personnes étaient belles et vouées à durer quand d’autres sombreraient tôt dans l’oubli. Il fait froid aujourd’hui, mais le monde entier s’était bousculé à sa porte. Quand les grands ne venaient pas en personne, ils envoyaient leurs courtiers, leurs agents, leurs diplomates. Il fallait vivre, payer le bois, le tabac et les bières ou le genièvre d’après travail. Sa jeunesse se voulait conquête, il avait peint des portraits de duchesses qui s’agenouillaient devant son talent, puis, le temps passant, il apprenait le décès d’une reine et son tableau restait, mais remisé Dieu sait où. Il était passé de mode.

Il replongea dans son enfance, revit une dentellière du voisinage. Son métier semblait si compliqué et le travail tellement long. Elle jetait les fuseaux des heures durant, non pas en désordre, mais tellement rapidement qu’il était difficile de suivre ses gestes. Elle ne faisait rien d’autre que construire ce qu’elle avait appris, comme lui, et sans doute aussi sous les railleries, mais elle reproduisait, selon un schéma convenu, un travail qui satisferait son commanditaire et dont bien peu arrivaient à comprendre la façon. Elle n’en tirait aucune gloire, à peine quelques sous.

La dentellière n’aurait, pas plus que moi, pu expliquer sa manière de travailler. J’ai appris, puisqu’il le fallait, et puis j’ai fait, puisque je le voulais. Voilà toute mon histoire. Je n’imagine pas survivre à un autre hiver, alors que restera-t-il dans dix ans ? J’aurai laissé des tableaux, sans doute, que je voulais accomplis, mais je ne serai plus que tourbe, sans aucune valeur. Je ne suis responsable que de mon talent – je sais que j’en ai eu –, pas des personnes qui m’ont approché, silencieuses, à quelques mètres de mes pinceaux, ni de ce qu’elles ont fait de mes œuvres après les avoir payées.

J’ai regardé mon vieux visage dans mon vieux miroir comme j’ai toujours regardé le monde, pour prendre ce présent qu’il fallait rendre sur la toile, avec les couleurs au bout du pinceau. Je n’ai jamais pensé à me célébrer, je n’ai cherché qu’à fouiller la vie. J’aime bien cet autoportrait, pourtant ce n’est déjà plus moi, même s’il n’est pas encore sec, je n’y ressemble qu’à mon passé. Je n’ai jamais trahi, ni moi ni mon époque, mais j’ai toujours su que la peinture transforme la réalité. Vandeven n’avait pas compris cela ; il ne manquait vraiment pas de talent, mais il ne voulait que la gloire et elle ne venait pas. Il est devenu fou. Un jour de colère, il est reparti avec une bouteille de genièvre et, dans la soirée, sa maison a brûlé, avec lui et ses tableaux. La gloire a un goût de cendres, de poussières d’incendie qui tourbillonnent dans du vent.

J’ai vécu et j’ai fait. Ce qu’il adviendra de moi m’importe peu, ou plutôt, non, mais comment dire ? Je vais mourir et j’ai peint des tableaux qui dureront plus qu’une vie, je servirai peut-être d’exemple ou de modèle comme j’ai moi-même appris des Anciens. Il y a toujours eu des collectionneurs d’antiquités et les courtisans sont de toutes les époques qui vantent, avec à-propos, ce qui plaît. On se souviendra peut-être de moi et je reviendrai à la mode, d’autant plus qu’ils sont nombreux ceux qui ont pensé que je leur donnais un visage pour l’éternité. Mais qui donc saura encore qu’il faut apprendre d’abord au milieu des railleries et qu’il fait froid dans l’atelier quand on est vieux ? Que mes autoportraits sont le signe d’un abandon.

J’ai aimé le monde, la beauté des femmes et la grandeur de l’homme, quand l’époque se voue maintenant aux vanités. Je suis seul, mais c’est sans doute que, dans mes yeux et du bout des doigts, je n’ai fait qu’entretenir une illusion.

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