Ainsi va la vie

Jeanine Ma,

L’aube pointait. Une aube claire de plein été, qui envoyait par la vitre entrouverte des nuances de rose orangé portées par la symphonie des oiseaux.

Paul soupira, jeta un coup d’œil au réveille-matin. Il était beaucoup trop tôt pour se lever mais à quoi bon flâner au lit. Il savait qu’il ne dormirait plus, trop énervé à la perspective de la journée.

Pour la centième fois en huit jours, il relut la lettre de sa fille Anne. Quelle lubie la piquait donc pour l’inviter à fêter son anniversaire ? Avec son frère encore bien. Après quinze ans de silence ! D’accord, reconnut-il dans son for intérieur, c’est moi qui ne voulais plus les voir. Avec raison. Est-ce qu’on divorce après dix ans et six ans de mariage ? Jamais compris pourquoi. Des futilités sûrement. Qu’est-ce que j’ai fait au monde pour mériter cela ? Ces deux-là n’ont aucun sens de l’engagement de vie. Si leur pauvre mère avait vécu plus longtemps, elle aurait sûrement pu leur faire entendre raison. Mais bon… Le destin a voulu les choses autrement.

« Je viendrai te chercher », écrivait Anne. « Fais-toi beau et sois prêt à neuf heures. »

Me faire beau, maugréa-t-il. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il jeta un coup d’œil à son reflet dans le miroir de la chambre. Ce qu’il vit le secoua. Un long échalas enveloppé à la diable dans un pyjama qui n’avait plus vu un fer à repasser depuis des lustres lui renvoya son regard. Un regard morne, à ras d’une tignasse hirsute qui lui retombait sur le front. Une barbe sauvage lui mangeait la moitié du visage.

Sa toilette faite, il se campa devant le miroir de la salle de bains, et armé d’une paire de ciseaux, il coupa tant bien que mal quelques mèches rebelles de sa chevelure frisottante. Puis, il décida de se raser. Toute une entreprise, depuis le temps qu’il ne s’occupait plus de ce détail. Le résultat de l’opération le surprit. Il redécouvrait son visage mais le temps y avait fait son œuvre. De longs sillons encadraient sa bouche mince et striaient ses joues. Des ridules étoilaient ses yeux. Ses enfants le reconnaîtraient-ils ? Et lui-même, comment les découvrirait-il ?

Revenu dans la chambre, il s’apprêtait à enfiler son vieux pantalon de velours, l’uniforme de sa vie solitaire, quand il suspendit son geste. Laissant là sa tenue quotidienne, il plongea dans sa garde-robe pour en sortir le dernier complet trois pièces qu’il portait au terme de sa carrière, vingt ans plus tôt. Une chemise blanche, une cravate… il devait bien en rester quelque part dans une armoire. Paul se félicita de son esprit conservateur. Depuis vingt ans qu’il avait mis fin à sa carrière d’instituteur, il n’avait rien jeté de tout ce qui faisait sa vie de ce temps-là.

À neuf heures tapantes, la sonnette tinta dans la maison. Un frisson le parcourut. Comment accueille-t-on sa fille qu’on a rejetée quinze ans plus tôt ? D’un pas incertain Paul alla ouvrir la porte et se trouva devant une jeune femme au regard pétillant. Il y eut un instant de flottement. Paul tentait de maîtriser son émotion. Le temps n’avait pas de prise sur sa fille qu’il retrouvait telle qu’il l’avait vue quinze ans plus tôt. De son côté, Anne réprimait un fou rire en voyant son père sorti tout droit d’une gravure de mode masculine des années 1950.

Deux minutes plus tard, ils embarquaient dans la petite voiture.

— Où allons-nous ? s’inquiéta Paul

— Pas très loin d’ici, à la « ferme du petit monde », rétorqua tranquillement Anne.

— Mais c’est un bâtiment en ruine, s’étonna Paul.

— Si tu sortais un peu de ta tanière, tu saurais que la ferme a été entièrement restaurée, ironisa Anne.

Se sentant maladroit, Paul se renferma dans le silence.

La route serpentait dans la campagne, puis courait sur une colline couverte de fleurs sauvages. Au détour d’un lacet, la « ferme du petit monde » surgit au milieu d’un pré. Paul sursauta. En lieu et place des ruines qui, dans son souvenir, déparaient le paysage, il découvrait la bâtisse, restaurée avec goût. Avec classe, même. Des annexes plus modernes jouxtaient harmonieusement les anciens bâtiments.

— Cette ferme… mais c’est un vrai petit village ! s’exclama-t-il.

— Si on veut, répliqua laconiquement Anne.

Paul se renfrogna. La conversation, fort limitée, prenait décidément un tour qui ne lui plaisait pas. Jamais il n’aurait dû accepter cette invitation qui, finalement, le dérangeait dans ses habitudes.

Il n’eut guère le temps de se morfondre dans ses pensées. S’annonçant d’un bref appel de klaxon, la voiture entra dans la grande cour de la ferme et fila stationner auprès d’une série d’autres véhicules.

Une myriade d’enfants et d’adolescents se précipita à la rencontre de Paul et, selon un scénario prévu, forma un grand cercle autour de lui. Derrière eux s’avançaient joyeusement des adultes parmi lesquels Paul reconnut son fils Maxence.

— Qui sont tous ces gens et ces jeunes ? interrogea Paul.

— Mais… la famille ! s’exclama Anne.

Ils n’eurent pas le temps d’aller plus loin dans les explications. Répondant à un signal discret, tous les jeunes entonnèrent un « joyeux anniversaire, papy ! » qui laissa Paul pantois.

— Papy, comment ça, papy ?

— C’est pourtant clair, rétorqua Anne. Ce sont là tous tes petits-enfants. Je t’en ai parlé dans ma lettre. Mais toi, s’emballa-t-elle, tu es sourd à ta famille comme au monde. Tu as toujours vécu dans ta bulle. Du plus loin que je me souvienne, pas un journal, pas un téléphone, pas un poste de radio et encore moins la télévision, n’est entré chez toi. Il y a aujourd’hui des médias dont tu ignores l’existence. Si toi tu as choisi une vie d’ermite dans l’isolement de ta maison et des valeurs d’un autre âge, nous tous ici, nous vivons en famille, au xxie siècle.

Et Anne, divorcée et mère de deux garçons, de lui rappeler qu’elle partage désormais sa vie avec Jacques, veuf et père quatre enfants et qu’ensemble, ils ont deux filles. De son côté, Maxence est remarié et père de des jumeaux, une fille et un garçon. Leurs ex-respectifs vivent avec eux sur le site, avec leurs familles reconstituées et agrandies.

— Et ta femme… Andréa, si je me souviens de la lettre… où est-elle ? s’enquit Paul auprès de son fils qui arrivait en compagnie d’un inconnu.

— Voici Andréa. Il est Grec. Nous nous sommes mariés voici trois ans, répondit joyeusement Maxence.

Paul serait tombé si le banc adossé au corps de logis ne l’avait accueilli providentiellement. Il rougit, pâlit, et pendant un instant, perdit la parole. L’œil hagard et la lippe mauvaise, il serra les poings puis, brusquement, il se releva d’un bond.

— Dehors, hurla-t-il à ses enfants en pointant la route du doigt.

Sans se démonter, Anne annonça d’une voix sereine :

— Nous sommes ici chez nous, papa.

Paul retomba lourdement sur le banc, les pensées en déroute. Le monde avait-il changé à ce point ? Pourquoi ces divorces ? Maxence marié avec un homme ! Et les jumeaux alors… Comment ???… Que deviennent les structures sociales ? Qu’en est-il de la vie conjugale et parentale ? Que devient la morale ? Comment gère-t-on ces liens fous ? Que font ici leurs ex, comme ils disent ?

— Pourquoi ces divorces ? reprend Anne. N’imagine pas une fantaisie, papa. La séparation n’est pas un chemin facile. Tout passage de vie est un exil. Mais plutôt que suivre ensemble un chemin aride sous le prétexte des enfants, dans un mal-être permanent et tout de conventions étriquées, nous préférions tous retrouver la joie de vivre. Parce que le bonheur mental et psychique engendre un bien être qui rejaillit sur les autres, et en particulier sur les enfants, qui reçoivent toujours réponses à leurs questions.

— Simplement, on privilégie la qualité des relations et les inclinations affectives et sexuelles, enchaîna Maxence. Aujourd’hui, on dissocie parentalité et conjugalité, on distingue la parenté biologique et la parenté sociale, on vise le bonheur de chacun sans se cacher derrière l’hypocrisie d’un système établi et à connotation religieuse, mais en respectant une éthique de vie et en refusant tout égocentrisme réducteur. Ici, dans cette grande ferme réaménagée, chaque nouvelle cellule familiale de notre groupe a son espace de vie et de rencontre. Les enfants y trouvent un parfait équilibre.

— Mais tout cela est illégal, se défend encore Paul.

— C’était…, coupe Maxence, vu que la situation de droit est toujours en retard sur la situation de fait. Mais aujourd’hui, plus besoin de se cacher pour vivre selon ses aspirations. Un peu partout, les institutions parlementaires et les organisations civiles prennent enfin acte d’une réalité déjà ancienne et refondent sérieusement la législation, le droit privé et les pratiques commerciales.

Tout est simple, si on le veut vraiment.

Écrasé par ce monde qui le dépasse, subjugué par la sérénité de ses enfants, Paul considéra longuement l’harmonie évidente qui régnait entre ses petits enfants, particulièrement épanouis. Son regard se perdit soudain, comme tourné à l’intérieur de lui-même. Sortant enfin d’un immobilisme troublant, il déclara d’une petite voix :

— Il est temps de revoir les programmes scolaires en matière de filiation !

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