Canard w.-c., éponges, détergent vaisselle, cotons-tiges, penser à son père, oui penser à son père, notre père qui êtes aux cieux, les faire-part, les roses pour le cercueil, ne rien oublier, ne rien oublier. Il faut aussi regarder le soleil chaque matin qui se lève, fredonner-marmonner Stromae, Papaoutai c’est de circonstance, le pied sur l’accélérateur et l’œil dans le rétroviseur, tout va bien, elle va bien, le monde tourne, tourne sans elle qui fait semblant.

Il y a dans son cœur une ruine désolée, une lumière titubante, des pensées qui fuient en lambeaux, rien de bien réel. C’est sa faute après tout si elle est comme ça, elle n’est pas assez organisée, on le lui a souvent reproché. Il suffirait de respecter la liste des tâches, de ne veiller à rien d’autre, de garder les pieds sur terre. Des gens sont tués en Ukraine, pourquoi devrait-elle s’en préoccuper, il en meurt tous les jours des gens, c’est comme ça. De par le monde, il y aura toujours des morts, mais c’est son père à elle qu’elle va enterrer samedi matin. Alors quand on lui parle de ceux qui, brisés par la misère, montent aux barricades, elle n’a d’autre réaction qu’un regard absent. Et pourtant, il lui faudra réagir, trouver les bons mots, être prête. Le journal pour lequel elle travaille depuis quatre ans lui a confié la mission délicate d’interviewer le président. Elle ne disposera que de quelques minutes, elle n’aura pas le droit à l’erreur. Elle connaît bien son sujet, elle a amassé une quantité considérable d’informations sur la Crimée, le référendum controversé, la volonté d’ingérence des Russes, la politique implacable des Américains et les enjeux mondiaux d’une crise qui n’en est encore qu’à ses prémices. Mais aujourd’hui, alors que son petit monde à elle n’a plus les contours rassurants, que tout est devenu flou depuis la mort brutale du père, elle est comme une enfant perdue au milieu de la foule dans une grande ville inconnue.

La conférence de presse ne se déroulerait pas dans de bonnes conditions, elle en avait déjà la certitude. Tout serait bridé, convenu, aussi prévisible que les gracieux sautillements du président dévalant la passerelle de l’Air Force One pour rejoindre les officiels et grimper à bord de sa Cadillac One. Le « défenseur de la paix et de la démocratie » était un robot au sourire étincelant du triomphe. Elle disposait d’une poignée d’heures pour revoir une dernière fois ses questions, elle devrait jouer des coudes, s’affirmer devant des collègues aguerris plus audacieux qui, malgré les consignes impitoyables des services de sécurité, seraient prêts à tout pour soutirer des informations au président. Autant considérer cela comme un baptême du feu, imposé par son rédacteur en chef, un vieux bougre qui l’avait prise d’affection. Après quatre années de journalisme politique, elle se sentait toujours aussi peu confiante. Et elle devait reconnaître que le métier bouffait sa vie privée.

Elle relut ses questions, rêvassa devant l’écran de son ordinateur. Puis elle repoussa le clavier, croisa les bras sur la table, y enfouit le visage et ferma les yeux. Tout était prêt pour la conférence de presse, et pourtant rien ne lui semblait approprié. « Droit international bafoué par Poutine… union de l’Europe et des USA contre le crime organisé… pivot stratégique… ingérence… invasion… », autant de discours creux qui frisaient l’hypocrisie. Si son père avait encore été là, elle lui aurait demandé conseil. Puis-je être sincère, directe, quitte à poser la question qui dérange ? Puis-je m’aventurer à établir un parallèle entre les positions de deux superpuissances qui l’une comme l’autre utilisent la force pour dominer, au mépris total de la souveraineté des États ? L’Irak, le Kosovo et maintenant… l’Ukraine. Comment pourrait-elle rester intègre et cohérente avec ses propres convictions quand tout lui semblait mensonges, manipulations, désirs de conquête sous couvert d’une prétendue démocratie ? Son père, lui, aurait eu des réponses. Elle se revoyait assise sur ses genoux, une vingtaine d’années plus tôt. Ensemble ils feuilletaient Le Petit Prince. Comme elle ne savait pas encore lire, elle observait les dessins. Elle écoutait papa : « Tu possèdes les étoiles ? », chuchotait-il d’une voix fluette (celle du Petit Prince). « Oui », répondait-il avec le ton grave du businessman de l’histoire, avant de poursuivre avec de nouveau une voix de tête : « Et à quoi te sert-il de posséder les étoiles ? »

La pièce silencieuse était sombre à cause des tentures tirées. La tête appuyée sur ses bras croisés, elle chercha l’oubli dans le repos. Elle avait envie de tout plaquer, sa vie d’adulte, et de retourner au monde de l’enfance. Qu’avait été celle du président ? Elle se plut à l’imaginer en culottes courtes et la bouche édentée. Même si elle se sentait de plus en plus gagnée par le sommeil, elle le voyait distinctement, avec d’autres gamins de son âge qui couraient, criaient de joie et frappaient dans leurs mains : « Bar-ry, Bar-ry, Bar-ry ! » Le petit Barry fonçait tête baissée sur un autre gosse, un blondinet à la mèche plaquée sur un front têtu surplombant des yeux tristes. Tous deux s’empoignaient sous les encouragements et les huées. « Vlad-Vlad-Vlad-Vlad ! », « Vas-y Barry ! Bar-ry ! » Déchaîné, Barry soulevait son adversaire à bout de bras en secouant la mèche trop sage de Vlad. Celui-ci ripostait, se débattait et envoyait des coups de pied. Malgré sa petite taille, il était vraiment costaud, Vlad ! Et malin comme un judoka. D’ailleurs plus tard, il serait agent secret au service de la Russie ! Les jeunes spectateurs avaient formé un cercle autour des deux combattants qui roulaient par terre.

Après un moment, ceux-ci s’épuisèrent. Savaient-ils encore pourquoi ils se bagarraient ? Leurs coups partaient dans le vide, sans conviction. Les spectateurs, lassés, allaient s’éparpiller dans ce qui ressemblait à une cour d’école : un sol en béton avec des lignes tracées à la craie, deux platanes aux troncs gravés d’inscriptions, une grande porte, un escalier et des fenêtres derrière lesquelles on devinait des bancs, des pupitres, un tableau noir. Mais le spectacle reprit. « J’suis plus fort que toi ! J’suis l’plus fort du monde ! », se mit à hurler Vlad. Et Barry de répliquer en zozotant à cause de ses deux incisives manquantes : « Moi z’ai des tonnes de miffiles et des millions de foldats ! Z’vais écrabouiller ton pays, y en reftera plus une miette ! » Les menaces et les insultes pleuvaient, le ciel prenait des teintes d’orage, un grondement sourd se faisait entendre au loin, une ville bombardée… peut-être sur l’ordre d’un des deux petits chefs ?

Mais le silence se fit soudain. Un homme arrivait. Vêtu de noir, il marchait d’un pas déterminé. Il pénétra dans le cercle formé par les spectateurs et s’approcha des garçons. Vlad saignait du nez, deux longues traînées sinuaient jusqu’à son menton. Les poings serrés, Barry chancelait, étourdi par la bagarre. Ils levèrent les yeux vers l’homme. C’est à ce moment qu’elle — la jeune journaliste chargée d’interviewer le président —, c’est à ce moment précis qu’elle reconnut en songe le visage de l’adulte. C’était celui de son père. Il lui souriait, il ouvrait la bouche pour parler, mais aucun son n’en sortait. Les deux gamins avaient disparu. Le sourire du père flottait, les traits s’estompaient puis la silhouette fut happée par une myriade de petits points lumineux qui scintillaient comme des joyaux. L’écran de l’ordinateur en mode veille… Elle cligna des paupières, revint à la surface du monde réel. Ne rien oublier, le détergent vaisselle, les cotons-tiges, ne rien oublier, surtout pas les faire-part, les roses rouges pour samedi matin, Papaoutai, et quelles que soient ses questions au président (« À quoi vous sert-il de posséder les étoiles, Barry ? À quoi vous sert-il de conquérir des pays ? »), quelles que soient les réponses du président, tout cela n’avait plus la moindre importance.

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