Le vol de la bécasse au-dessus de l’Ukraine

Huguette de Broqueville,

Elle est à son affaire, la bécasse, enfin quelque chose secoue cette morne actualité, un frémissement, un tremblement, une ébullition, c’est en Ukraine que cela se passe, à Kiev, place Maidan, noire de monde. La bécasse, au-dessus de la mêlée, voit tout ; la marée de manifestants hurler leur appartenance à l’Europe, les milliers de bouches fulminer contre leur président pro russe. Elle est au cœur des révoltés, au cœur de l’Europe et de ses dirigeants. Le président français, normal, a des hoquets et condamne par tillées d’adjectifs ce qui se passe à Kiev : Inadmissible, intolérable, car la police tire à balles réelles, il y a des blessés, il y a des morts, et l’Europe s’indigne : c’est honteux, il faut que cela cesse. Deux mois d’affrontements. La bécasse ne fait pas du survol continu place Maidan, elle s’en va plus loin, rasant le sol, vers son ennemi juré Vladimir Poutine, qu’elle admire, certes, mais condamne en sa froideur, et sa cruauté.

Dans son bureau Poutine (Vladi comme elle l’appelle en son intime) étudie de près la situation : le président d’Ukraine a fui en Russie, un nouveau président est élu, et dans la foulée, il abolit la loi qui permettait aux russophones d’Ukraine de parler le russe. Cette nouvelle loi met le feu aux poudres ; l’est de l’Ukraine s’enflamme, les russophones se révoltent et Vladimir Poutine se met à sourire. À grandes enjambées, il marche vers la chambre de sa femme : « Lutik, c’est le moment ! » Il a vu juste et la bécasse jubile, elle connaît Poutine comme si elle l’avait fait. Autrefois, cet obscur pion du KGB avait souffert dans son orgueil de la perestroïka de Gorbatchev : l’URSS démantelée, le mur qui tombe à Berlin et comme récompense, l’humiliant tabouret au G7 pour la Russie assagie.

« C’est le moment », dit-il à sa femme. Il n’en dira pas plus : l’occasion est trop belle, ce qu’il attend depuis des années lui est offert sur un plateau d’argent : la Crimée, ce petit territoire sur la mer Noire qui a vu tant de signatures illustres, ce petit bout plein de russophones et dont l’âme colle au grand frère russe, va servir son ambition. Il rejoint son bureau, saisit son téléphone, toute la nuit, il élabore un plan et déjà en Crimée, sur les bords de la mer Noire, des silhouettes encagoulées par petits paquets silencieux se glissent avec lenteur. Ils investissent les monuments publics, la police, les casernes, le port de Sébastopol, ils prêchent la bonne nouvelle, nous venons vous aider à rester Russes, à parler russe en Ukraine.

Poutine se frotte les mains, tout se passera en douceur, l’ambition qui le rongeait depuis la dislocation de l’URSS le pousse irrépressiblement vers son destin. Il déploie 40 000 hommes de son armée le long de la frontière ukrainienne. Il offre à la Crimée la possibilité d’un référendum. Vite fait bien fait, la Crimée est annexée à la Russie.

L’Europe grince des dents (ça ne s’entend pas) ; les diplomates s’affairent ; on ose comparer l’envahissement de la Crimée à l’annexion de l’Autriche par Hitler. On balance entre sanctions et discussions. Petites claques et bla-bla. Poutine se rengorge, le Conseil de la Fédération à Moscou approuve à l’unanimité le recours à l’armée russe en Ukraine. Il est le maître du jeu, le nouveau tsar de toutes les Russie. Cette fonction, ne l’avait-il pas rêvée lors de son investiture ? La bécasse avait tout vu, croit-elle, en ce petit homme arpentant à grands pas le tapis rouge, juste avant son discours, juste avant la passation du pouvoir entre le président et son dauphin, juste avant de saisir la main que lui tendait le géant Eltsine. Devant les caméras du monde entier, sous le crépitement des flashs, dans ce regard indéfinissable et bleu vert, la bécasse avait vu la grande Russie en train de renaître.

Ça n’a pas tardé : La Tchétchénie veut son autonomie ? Matée aussitôt dans le sang et les excréments, la Tchétchénie restera russe. La bécasse se souvient de son face-à-face véhément avec Poutine, le regard d’acier qui repoussait son indignation jusqu’au fond des geôles moscovites. Depuis son incarcération, quelque chose qu’elle ne peut définir la lie à cet homme et la pousse, elle aussi, sur l échiquier du monde.

Malgré le péril, elle brûle d’intervenir. Son journal le Sacré Peuple va-t-il lui offrir le voyage à Moscou ? Qu’y ferait-elle sinon s’offrir comme l’éminence grise du président ? La victoire souriant aux audacieux, la bécasse qui ne doute de rien, espère une entrevue efficace, les yeux dans les yeux, avec le tsar Vladimir 1er de Russie.

En attendant, l’Europe s’adapte au rythme de Poutine. Elle installe une rhétorique tarabiscotée qui oscille entre la vive inquiétude et un mécontentement appuyé : tout doit être fait pour éviter l’escalade. Barack Obama annonce la couleur : les USA n’interviendront pas militairement. Angela Merkel et François Hollande disent la même chose en mots différents : « Nous ne voulons pas la guerre mais la Russie doit être punie » et les menaces de rétorsions pleuvent, mesurées cependant, car elles ne doivent pas nuire à l’économie du monde. Gel des avoirs de Poutine et de sa suite ; mais Poutine, qui a senti le danger, a déjà fait transiter ses avoirs par un organisme secret via la Belgique. Il menace de couper le robinet du gaz si l’Europe ne paie pas la dette de l’Ukraine. Sur l’échiquier du monde, le Karpov du Kremlin avance ses pions. La bécasse piétine : comment l’Occident ne voit-il pas que sa mollesse offre une route radieuse aux dessins secrets du président russe ?

Aux yeux perçants de la bécasse, l’Europe tout à son édification difficile et l’Occident sans leader semblent un gros gâteau de crème fraîche offert à la gourmandise des prédateurs. Les pacifistes européens sont prêts à caresser les babines du loup des steppes : « Tu as pris la Crimée ? Garde-la.
Tu veux l’est de l’Ukraine ? Tu l’auras. Tu veux un bout de la Moldavie ? L’Est ne demande qu’à tomber dans tes bras. Tu veux plus encore ? Pourquoi pas les pays baltes ? Aux yeux torves de l’Occident, tu as bien annexé l’Ossétie, une parcelle de la Géorgie… Aujourd’hui, comme alors, nous ne voulons pas la guerre. Regarde la carte du monde, à long terme tu pourras reprendre toutes les nations autonomes de l’ancienne URSS. Mais oui, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, ces terres aux couleurs et à la sonorité orientales sont plein de russophones, sans oublier un petit bout de Chine, pourquoi pas ? » La bouche de la bécasse frôle l’oreille de Poutine : ton heure est venue, Vladi, mais sois patient. Le long terme, n’oublie pas le long terme ! L’Europe qui réagit à court terme ne se méfiera pas. Elle a eu la guerre de 1914, de 1940, du Kosovo. Tétanisée, elle ne veut plus de guerre. Comme Jean Guéhenno le pacifiste, elle pense que « quelques terres capturées sans trop de pertes humaines ne valent pas les millions de morts pour les reprendre ». La troisième guerre mondiale n’aura pas lieu. On ne mourra pas pour l’Ukraine. La bécasse chuchote à l’oreille de Poutine, pas trop vite, Vladi, mets à profit la finesse de ton jugement, la fulgure de tes intuitions, domine tes instincts guerriers et ton langage de charretier qui donne des sueurs froides aux correcteurs de tes discours. Ne te presse pas, Poutine, sans trop de sang versé, tu les auras tous.

Dans le grand bureau qui domine la place Rouge, la bécasse se demande qui prendra en compte les ressorts secrets de la dimension humaine dans l’analyse des événements qui secouent la planète ? Qui établira la carte psycho-géopolitique du monde ? Penché sur l’échiquier, pensif et déterminé, le Karpov du Kremlin est à l’affût de son destin : ses ressorts secrets feront la différence.

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