Le Grimod, rue Franklin à Bruxelles, derrière le siège des institutions de l’Union européenne : c’est ce qu’on a pris l’habitude d’appeler un « établissement branché », ce genre de restaurant, dont on trouve les brillantes publicités dans de luxueux magazines en couleurs, qui le sont tout autant et qui vous font croire, d’une manière sournoise, vicieuse et pavlovienne, que la vie est une vallée de plaisirs perpétuels – limousines allemandes, voitures de sport britanniques et 4×4 nippons, montres suisses High-Tech, vêtements griffés, caviar, foie gras, huîtres Gillardeau, truffes d’Alba et sushi à profusion, champagnes millésimés, grands crus classés de Bordeaux et vieux climats de Bourgogne, lingeries sexy (féminines et masculines), déco design italienne et scandinave, apparts (belges) de trois cents mètres carrés avec « vue imprenable » à deux pas de la forêt de Soignes ou à trois, à peine, de la réserve du Zwin, et j’en passe.

Je suis allé au Grimod parce que Gisèle m’y avait invité pour fêter mon anniversaire. Cinquante balais tout ronds. Comme d’habitude, je suis arrivé en avance. Le maître d’hôtel m’a placé dans un coin assez sombre, juste à côté d’une longue table, où il n’y avait que des femmes, toutes plus jeunes que moi, la trentaine et la quarantaine, toutes des eurocrates. Treize, j’ai compté. Elles causaient alternativement, ou simultanément, français, anglais, espagnol, allemand, néerlandais et d’autres langues que je ne connaissais pas.

Elles parlaient si fort que je pouvais tout entendre, le moindre de leur blabla. Elles parlaient pognon, et rien que pognon. Et d’abord de tous ces euros qu’elles devaient débourser à longueur de semaines pour leur gym, leur prof de yoga, leur gynéco, leur psi, leur coiffeur, leur esthéticienne, leurs emplettes dans les officines bio, leur Fiat 500 Riva, leur baby-sitter, leur maritorne, leur paysagiste, leurs bonnes œuvres. Lesquelles se résumaient à donner une fois par an quelques vagues aumônes à des associations caritatives plus ou moins internationales luttant contre le cancer du sein.

Toutes des dames patronnesses modernes, forcément sans Dieu et sans paroisse, laïques jusqu’au bout de leur innocence, lectrices assidues de Michel Houellebecq, et certaines, en tout cas deux femmes qui s’exprimaient dans un français châtié de Deauville, en conflit avec leur jules sous sérotonine, pareillement eurocrates et pareillement bourrés aux as.

Elles parlaient aussi des euros que coûtaient leur chalet à la montagne à Megève ou à Chamonix et leur seconde résidence sur la Côte d’Azur ou en Calabre, ainsi que leurs vacances, le Club Med, les croisières Costa, les safaris au Kenya, les voyages au bout du monde, à Saint-Barth ou ailleurs dans les Antilles, les plongées sous-marines, les ULM.

Une fausse blonde, une Allemande, m’a-t-il semblé, en était accro. Le plus agréable moyen de s’envoyer en l’air. Au propre, bien sûr. Ce qui a fait rire ses voisines, dont une petite brunette couverte de bijoux de jade, qui avait un fort accent espagnol (ou portugais) et qui a déclaré que son ex-mari avait ouvert une importante école de pilotage aux Canaries et que Johnny Depp en personne avait naguère suivi ses cours.

Et là-dessus, j’ai appris que les écoles d’ULM pullulaient en Belgique, la plus importante se situant à Baisy-Thy, à l’ouest du Brabant wallon.

Prononcé par l’eurocrate à l’accent espagnol (ou portugais), le nom du patelin – Baise i ti – a provoqué de nouveaux rires, et la conversation s’est un tantinet houellebecquisée, mais sans qu’il soit question de chatte et de bite. Non, toutes ces femmes avaient leur dignité, Europe oblige, et leurs euros obligeaient davantage encore, le nerf du nouveau monde sans Dieu et sans paroisse, l’Houellebecqland, où les choses de l’amour, précisément, ne valent strictement plus rien, pas une thune, pas un kopeck.

Sur ces entrefaites, Gisèle a surgi, plus ravissante et plus coquette que jamais. Bisous, sourires, paroles de velours. Quelque chose qui aurait pu ressembler au bonheur conjugal, sauf qu’elle était mariée et que son jules à elle était un… eurocrate. Un Batave. Spécialiste de la finance, qui plus est. Et cela faisait près de quinze ans qu’il bassinait Gisèle avec ses pourcentages, ses asymptotes, ses amortissements, ses inflations, ses ressources, ses recettes, ses numéraires, ses pécunes.

Est-ce la raison pour laquelle j’étais devenu son amant, moi qui tirais le diable par la queue et éprouvais beaucoup de peine à vivre de mes gravures, y compris les plus érotiques ?

Gisèle a sorti un paquet-cadeau de son sac et me l’a tendu. Les œuvres de Philip Roth dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Je n’avais jamais rien lu de lui. Le prix était encore dessus, imprimé sur une étiquette blanche autocollante : 69, 90 euros. Un prix sexuel…

J’ai dit que j’étais ravi et j’allais m’empresser de me plonger dans l’univers romanesque du célèbre romancier américain – deux mensonges formulés dans une seule et même phrase sur le ton suave de la confidence amoureuse. Je n’étais pas ravi du tout et je n’avais aucune envie de me taper ce pensum.

J’ai pris tendrement la main de Gisèle et je l’ai pressée dans la mienne. Elle embaumait Coco Mademoiselle de Chanel, et c’était aussi enivrant que si j’avais avalé une bouteille de pur malt ou que je m’étais drogué à la mescaline en provenance directe du Mexique. Comme je m’apprêtais à susurrer des mots doux, des éclats de voix venant de la table voisine lui ont soudain fait tourner la tête.

Elle a écarquillé les yeux. L’instant d’après, elle s’est brusquement levée et s’est précipitée dans les bras de la brunette (espagnole ou portugaise) couverte de bijoux de jade. Et là-dessus, elle a embrassé la plupart des femmes assises autour de la longue table.

Toutes des copines. Toutes des collègues. Toutes des complices. Toutes des alliées.

Ah, oui, c’est vrai, j’aurais dû le préciser plus haut : Gisèle, qui a trente-quatre ans, est eurocrate, batave – de Maastricht, cela ne s’invente pas ! – et admiratrice inconditionnelle de Michel Houellebecq, à qui elle a écrit plusieurs lettres, mais qui ne lui a toujours pas répondu.

Un jour ou l’autre, s’il émerge de son continuel état latescent, il le fera peut-être.

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