Vingt-quatre heures avant la nuit

Marc Meganck,

Bien sûr, la 25e heure n’avait jamais sonné. Ou alors seulement dans les rêves imbibés des habitués rentrés chez eux après la fermeture. Un alibi pour boire un peu plus, pour s’installer dans les profondeurs apaisantes de l’alcool. S’offrir une heure supplémentaire et sombrer, en apesanteur liquide. Un fuseau horaire impossible, un jour qui se couche plus tard, une nuit rabotée. L’heure bleue aurait pu faire l’affaire. Ce moment entre le jour et la nuit, entre chien et loup, lorsque le ciel s’habille d’un bleu plus foncé que celui qui a présidé la journée. Non, le propriétaire avait opté pour La 25e heure, ces soixante minutes qui n’existent pas, cet espace-temps durant lequel tout est permis, durant lequel plus rien n’a d’importance. C’était sans doute l’enseigne la plus énigmatique du quartier. Les autres bistrots avaient des noms assez conventionnels : Le Général, Le Savoye, Le Carrefour, Le Damier. Je les ai tous essayés quand je me suis installé avenue M., pour voir si l’un d’eux pouvait devenir mon bar de quartier, pour estimer si un ancrage était possible. Un soir, après maintes désillusions, j’ai poussé la porte de La 25e heure

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Pendant la journée – pendant les vingt-quatre heures tangibles –, il y avait tout le reste, le foutoir qui montait en puissance dans le pays et partout en Europe : le mouvement des « gilets jaunes », les manifestations pour le climat, les actions véganes, les cortèges pour les droits des femmes, les attentats réussis ou déjoués, la question du rapatriement des enfants de djihadistes, les tremblements des places financières, les scandales de l’Église, la construction de murs pour stopper les migrants, les replis identitaires et les fanatismes, les niveaux de vie flirtant avec le seuil de pauvreté, les renoncements politiques et les gloires sportives, les réseaux sociaux qui relayaient les boues et partageaient les ordures, très peu de culture et beaucoup d’hypocrisie. Le tout mijotait gentiment, comme un plat du dimanche qui passe la matinée sur la cuisinière avant de répandre son meilleur fumet. En somme, tout était possible tant la recette contenait d’ingrédients.

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Il devait être 23 h 30 la première fois que je suis allé prendre un verre à La 25e heure. La salle était déserte. Une serveuse aussi amorphe que vulgaire pianotait sur son smartphone. Je n’étais cependant pas le seul client. Ça se passait à l’arrière, dans un fumoir séparé de la salle principale par une porte vitrée coulissante. Une vingtaine d’hommes étaient attablés devant des demi-litres de bière blonde. La plupart devaient être des ouvriers du bâtiment. Parfois l’un d’eux se levait pour aller aux toilettes ou passer une nouvelle commande au comptoir. La porte coulissait, des éclats de voix et des rires gras jaillissaient par vagues – des langues d’Europe de l’Est ou des Balkans, je n’étais pas expert en la matière. J’avais pris place à une table, tournant le dos au fumoir et aux brailleurs. Deux écrans géants vomissaient des images agressives. Au-dessus du zinc, une chaîne musicale axée R’nB et rap, des clips avec des voitures de sport, des flingues et des femmes-objets appelant au viol. Près de l’entrée, un autre écran diffusait de l’info en boucle, sans le son. Quand j’avais ma dose d’images de journal télévisé et de faits divers, je tournais la tête pour regarder un clip et me rincer l’œil quelques instants avec les postures suggestives des figurantes, jusqu’à ce que la serveuse lève les yeux sur moi, navrée, l’air de dire que je ne valais pas mieux que les autres qui lui adressaient régulièrement des gestes obscènes à travers la porte vitrée.

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J’ai peu à peu trouvé mes marques dans ce bistrot de quartier aux allures de bar de nuit. J’arrivais toujours entre 23 h 30 et minuit, afin d’être sur place pour assister au basculement, quand la 24e heure cédait le pas aux possibles de la vie nocturne. Mais il ne se passait jamais rien. La 25e heure entamait sa course lente dans la nuit. Les ouvriers étaient fidèles au poste, les visages rougis par la bière et blagues salaces. Ils anesthésiaient les derniers souvenirs de leur journée de travail dans cette bulle de verre enfumée. La serveuse ne me saluait jamais. Dès que je franchissais la porte, elle s’emparait d’une bouteille de bière spéciale dans le frigo, puis elle traversait la salle, chaloupant de la croupe, faisant tourner son chewing-gum au bord de ses lèvres peinturlurées, et déposait mon verre à cette table, celle que j’avais choisie le premier soir. Je m’accommodais de ce rituel éclairé par les deux écrans géants, par les clips de R’nB et de rap, par l’actualité désespérante dont le fil continu ressemblait à cette ligne verte qui, dans les hôpitaux, détermine la régularité des battements du cœur, avec des montées et des descentes, des pics et des abysses, jusqu’à parfois devenir plate, sans relief. Le foutoir prenait de l’ampleur. Les images des manifestations et de leur répression étaient de plus en plus violentes. La capitale était régulièrement en état de siège, le centre-ville cadenassé par des blindés et des autopompes. Les autres grandes villes européennes n’étaient pas épargnées. Des affrontements, des débordements. Des jeunes et des vieux à terre. Des yeux crevés, des membres arrachés. Du sang sur l’asphalte et sur les pavés. Les signes extérieurs de richesse incendiés – les restaurants étoilés, les voitures de luxe, les devantures des bijoutiers, les banques et les distributeurs de billets. Les politiques vociféraient, mais leurs postillons n’atteignaient qu’eux. La guerre civile ? Pas encore. Les forces de l’ordre, pour l’instant, restaient du côté du maintien, les deux pieds dans le monde d’hier. La serveuse n’en avait rien à foutre – la petitesse de l’écran de son smartphone suffisait à son regard sans amplitude, obstrué par des œillères de pacotille. Les types du fumoir ne semblaient, eux non plus, pas concernés par ce qui se passait à la télé, ces infos, cette vie réelle qui protestait sur les places et les grands boulevards. Minuit, encore une fois. Et rien ne bougeait à La 25e heure.

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Dire qu’il n’y avait aucun mouvement dans la salle avant du bistrot n’est pas tout à fait exact. Chaque soir, peu avant minuit, alors que je venais de m’installer à ma table habituelle, un homme barbu faisait son entrée. Assez grand, il portait un long manteau noir. Il ne saluait pas la serveuse. Il faisait semblant de ne pas me voir. Il prenait aussitôt place à gauche de l’entrée, sur un haut tabouret, en vitrine, comme une fille des quartiers chauds. Il gardait sa veste et s’accoudait sur une espèce de mange-debout planté devant lui. Comme elle le faisait avec moi, la serveuse lui apportait à boire sans qu’il ait besoin de passer commande – du café uniquement. Il avait en permanence les petits écouteurs de son téléphone portable enfoncés profond dans les oreilles. Il murmurait presque en continu. Jamais un regard vers la salle, ni vers le fumoir. Seule la rue semblait l’intéresser, le carrefour plus précisément, ce croisement par où tout pouvait arriver. Avec ses yeux noirs, il gardait l’entrée du bar comme un videur, et plus encore ce carrefour sans âme, cet échec urbanistique, narrant je ne sais quelle histoire à un interlocuteur qui demeurerait pour moi à jamais invisible.

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Je connaissais des gars qui étaient là-bas, sur le front des contestations, en première ligne. Ils avaient insisté pour que je me joigne à eux, pour bousculer tout ça, pour changer l’ordre de ce monde. J’avais dodeliné de la tête. Je venais de m’installer avenue M., dans l’un des plus beaux quartiers de la capitale, sur les hauteurs aérées et verdoyantes. Ce n’était pas le moment de tenter le diable et de prendre le risque de redescendre d’un étage. J’étais salarié, j’avais un contrat à durée indéterminée dans une administration. Je n’étais pourtant que locataire dans la prestigieuse avenue M. Mais le simple fait d’y être domicilié me galvanisait, j’étais convaincu d’être en pleine ascension. Même si j’étais interpellé par les cris et les revendications de ceux qui affrontaient presque quotidiennement les flics et les militaires, je n’allais pas descendre de ma petite escabelle pour mettre les pieds dans la boue, alors que si je me mettais sur la pointe des pieds sur le plus haut échelon, j’avais l’impression de pouvoir décrocher sinon la lune, du moins une étoile filante. Les vingt-quatre heures avant mes nouvelles nuits dans ce bar de quartier n’étaient pas assez mornes pour m’inciter à sortir du cadre. J’étais un lâche, un égoïste vaguement d’inspiration européenne, mais sans réelle implication. J’étais, parmi tant d’autres, un homme de cette époque incertaine, et surtout un spectateur mou des heures cruciales que vivait l’Europe.

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Il y a eu ce soir où tout a basculé. J’étais arrivé vers 23 h 45. Il n’y avait personne dans le fumoir dont la porte vitrée coulissante était grande ouverte. Une odeur de tabac froid s’évadait de la pièce et venait se mêler aux relents des pompes à bière de la salle principale. J’ai entendu des sanglots. La serveuse était assise sur une chaise, dans un coin, près des machines à sous. Tremblante, elle avait les yeux rivés sur son smartphone et faisait défiler nerveusement des photos en glissant son index sur l’écran. Je me suis installé à ma place habituelle. Mais je n’ai jamais reçu ma bière spéciale. La serveuse restait prostrée, les cheveux défaits, son maquillage en guerre. La télé qui diffusait habituellement des clips de R’nB et de rap était éteinte. Un bandeau d’alerte clignotait sur l’écran où passaient les infos en continu. On y lisait URGENT en lettres rouges. Cette fois, il y avait eu des morts dans le centre de la capitale, dans les deux camps. Le décompte des victimes s’affolait, comme les dons en argent qui augmentent minute après minute lors des soirées caritatives diffusées sur les chaînes publiques. Passé minuit, le videur n’était toujours pas à sa place en vitrine. Était-il parti assister au carnage avec les ouvriers ? Je suis resté un long moment devant l’écran. Les reportages qui se succédaient étaient terrifiants. Des hommes et des femmes se battaient pour leurs idées et plus encore pour leur condition. Et je n’avais pas de bière spéciale à portée de main pour trinquer à leur cause. J’ai finalement aperçu le videur de l’autre côté du carrefour, statique dans son long manteau noir. Il tournait le dos à La 25e heure et regardait au loin, l’horizon qui rougeoyait au bout de la chaussée.

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Le couperet est tombé quelques jours plus tard. Le bistrot était resté fermé depuis les derniers événements, comme la plupart des établissements et des magasins de la ville. J’ai croisé la serveuse un matin. Elle promenait son petit chien, un chihuahua ou que sais-je. Je crois que c’est la première fois que j’ai entendu le son de sa voix. Les yeux humides et injectés de sang, elle m’a appris que la moitié des ouvriers qui campaient habituellement dans le fumoir de La 25e heure avaient été tués ou gravement blessés pendant les derniers affrontements. Les autres avaient été arrêtés ou renvoyés dans leur pays. Le rêve européen n’avait pas eu lieu, ce qu’il en restait se recroquevillait sur lui-même et multipliait les images insoutenables. On avait remis avec force et autorité le couvercle sur la marmite sociale et économique, jusqu’à la prochaine ébullition, jusqu’au prochain débordement – l’eau bouillante sur le feu, l’injustice sur la terreur. Pour ma part, je n’avais pas basculé, ni vers le bas ni vers le haut. Je me félicitais d’être resté loin des cortèges de contestataires. Je sortais moins. De toute manière, le bistrot était désormais fermé sur ordre de police comme l’annonçait une affiche collée sur la porte. Clap de fin sur La 25e heure. Je suis resté calfeutré dans mon appartement de l’avenue M. en attendant que ça se calme.

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Et puis j’ai eu un doute. Quel était le véritable sens de l’enseigne du bistrot ? Chez un bouquiniste situé à quelques centaines de mètres, je suis tombé sur un roman intitulé… La 25e heure, de l’écrivain roumain Constantin Virgil Gheorgihu. Paru en 1949, le livre racontait l’histoire d’un homme décrété juif sur une simple dénonciation. Puis survenait un terrible rebondissement : après avoir été incarcéré, l’homme en question avait finalement, contre toute attente, été déclaré « aryen » et contraint d’intégrer l’armée nazie. Au vu de son « dossier » complexe, les alliés le traiteront tantôt comme un ennemi, tantôt comme un ami. Quel était donc ce lieu ? La 25e heure version bistrot… Il n’était pas seulement question de petits débordements entre ouvriers après la journée de travail. Les beuveries prolongées après minuit n’avaient été qu’une façade, un écran de fumée comme au temps de la Résistance. On a tous une étiquette collée dans le dos, un poisson d’avril éternel, une image biaisée qui oppose l’homme réel à l’homme social, l’homme réel à l’homme abstrait décrit par l’administration. Le roman de Gheorgihu posait en tout cas ce constat : la vingt-cinquième heure était celle qui venait après la dernière heure – après la mort. Réunis dans le fumoir de La 25e heure, les ouvriers, ces hommes « catalogués » – des Roumains comme Gheorgihu ? – étaient montés au front pour faire entendre leurs convictions les plus profondes. Ils avaient perdu.

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J’étais dans un autre bar du quartier, au Général, quand j’ai appris que La 25e heure était vouée à la disparition. Il ne serait bientôt plus permis de s’octroyer une sortie hors du cadre, en dehors des horaires respectables, dans un fumoir où les idées révolutionnaires montent plus haut que les volutes de tabac. À une table proche de la mienne, deux hommes évoquaient le prix et le coût réel d’un café dans les bistrots du quartier. Selon eux il fallait agir, proposer moins cher, et surtout offrir la possibilité de prendre un expresso ou un allongé dès sept heures du matin, ce qui était loin d’être cas, la plupart des établissements n’ouvrant pas leurs portes avant neuf heures. Ils allaient jeter leur dévolu sur La 25e heure – bistrot fermé pour cause d’Europe en crise –, peut-être à cause de son enseigne, possiblement extensible, vers le matin cette fois, vers l’entame du jour qui compose avec le bruit des tasses et de la machine à café, avec le bruit de l’info et des révoltes matées.

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Peu à peu le contexte m’a rattrapé. Le propriétaire de l’appartement que je louais avenue M. m’a annoncé qu’il voulait vendre. J’étais incapable d’acheter. J’allais devoir quitter les hauteurs aérées et verdoyantes de la capitale. Il y avait pire. J’appris bientôt que mon contrat à durée indéterminée allait sans doute être reconsidéré, du fait de la disparition programmée de l’administration à laquelle j’étais attaché. Les tensions économiques et sociales balayaient tout, les fonctionnaires, les institutions, les certitudes étatiques. J’ai repensé à toutes les soirées que j’avais passées à La 25e heure, à toutes mes lâchetés, à toutes les fois où j’aurais pu me joindre à mes amis dans le centre-ville, à ces ouvriers dans le fumoir. Et chaque jour je me levais en me disant que je vivais probablement les vingt-quatre dernières heures du drapeau étoilé. Mais tout recommençait le lendemain, tout s’engluait…

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Plus les jours passaient, plus ma chute se précisait. Licencié par l’administration, je me préparais à quitter l’avenue M. Mes cartons de déménagement étaient prêts, mon corps et mon esprit pas du tout préparés au changement. Sur le service de navigation virtuelle Google Street View, c’était toujours une photo de l’ancien bistrot que l’on pouvait voir : La 25e heure. Deux tables et cinq chaises en terrasse. Un lettrage vert pomme sur les vitres. La salle plongée dans l’obscurité contrastait avec la luminosité de la rue. Un homme passait devant le bistrot, dans cette capture d’écran. Il portait un pantalon gris et un t-shirt blanc – la marque imprimée sur sa poitrine avait été floutée de la même manière que son visage. Il levait les bras comme s’il s’adressait à quelqu’un à l’intérieur du bar – la serveuse, le videur ? Un geste d’énervement ou d’invective ? Un appel à la haine ? Le véhicule équipé de caméras chargées de prendre les nouvelles prises de vues à 360° n’était plus passé dans la rue depuis le changement d’enseigne : le bar s’appelait désormais Steven’s CoffeeLa 25e heure s’octroyait quelques semaines vie supplémentaires sur le Net, avec pour seul client potentiel un homme hors de lui. Peut-être fallait-il y voir la dernière image d’une certaine Europe ? Un changement de nom, l’humain abandonné à l’entrée d’une maison vide de sens et de lumière.

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