Allons, dit-il.

Anita Van Belle,

— Allons, dit-il.

— Mon Dieu, répondis-je. Je n’ai pas le temps !

— Cinq mots, dit-il. Donnez-moi cinq mots pour le définir.

— Cinq mots ?

— Allons, dit-il. Ne réfléchissez pas. Il fait si chaud que même réfléchir trop intensément pourrait nous faire transpirer tous les deux. Et c’est bien la dernière chose que je souhaite, dit-il. Que faites-vous ?

— Je bois une gorgée de thé glacé. Je vous écoute.

— Commençons rapidement, dit-il. Vous n’êtes pas la seule. Tout le monde traîne pour le moment. Allons, fit-il. Le premier mot.

— Mémoire, dis-je. Cet homme est une mémoire. Pour moi, c’est ce qu’il représente avant tout, c’est la première chose qui me vienne à l’esprit. Vous savez combien ce pays est dénué d’instruments de mémoire. Eh bien lui en est une, presque infinie du spectacle vivant. Parfois, quand je l’entends parler, je pense que chez nous, une partie de la tradition est restée orale. Nous sommes à la pointe dans bien des domaines, ouverts sur le monde grâce aux langues que nous parlons, très au fait des nouveautés informatiques, mais pour accéder à un certain savoir, à l’historique d’une certaine vie culturelle, nous ne pouvons qu’écouter cet homme, qui a eu tous les rôles et a porté sur eux un regard réflexif. En ce sens il est unique, dis-je. C’est une qualité assez rare.

— Je vous entends boire, dit-il.

— Du thé glacé.

— Comment faites-vous pour qu’il ne soit pas trop citronné ? dit-il. Je transforme toujours le mien en concentré d’acide citrique.

— J’utilise du thé aromatisé à la mangue, dis-je. Chaud, il ne vaut rien, mais froid il est délicieux.

— Mémoire, dit-il. J’ai noté. Donnez-moi le deuxième.

— Équilibre, dis-je. Pas pour lui-même, parce que je ne le connais pas assez, mais en tant que désir. Je crois que cet homme recherche un équilibre en toutes choses, une juste mesure. Il me donne l’impression de souffrir des excès de toute nature, des ruptures brutales, du désordre. Calme et volupté. C’est mon troisième mot, dis-je : beauté. Je crois que c’est un être qui aime profondément la beauté comme composante de l’harmonie du monde qu’il tend à se créer. Et en ce sens, mon quatrième mot serait idéaliste.

— Pragmatique, pourtant.

— Je déteste que l’on considère ces deux mots comme antagonistes, dis-je. Pour moi, tous les idéalistes sont pragmatiques, je ne les vois pas autrement. L’idéalisme est loin d’être niais, nous sommes d’accord sur ce point ? C’est un combat mesuré contre la laideur du monde, mesuré car sans mesure il serait fou, et combat parce qu’il est nécessaire de connaître intimement la nature de l’adversaire.

— Vous ne buvez pas ?

— Non. Vous vous demandez quel sera le cinquième ?

— Je ne me demande plus rien, dit-il. Vous n’imaginez pas tout ce que j’ai déjà entendu.

— Transmission.

— Est-ce que nous ne l’avons pas déjà avec « mémoire » ?

— Non, je ne pense pas, dis-je. On peut connaître sans savoir transmettre. Non, c’est un être en contact incessant, qui existe dans le contact, et c’est parce qu’il existe ainsi qu’il transmet. C’est presque une séduction chez lui, ou peut-être le considère-t-il comme une séduction, et que c’est ce que nous ressentons. Dites-moi si vous le voyez immobile, dis-je. Dites-moi si vous pourriez indiquer ce qu’il y a de plus dynamique en lui sans le saisir en pleine transmission. Parfois, on dit d’un homme qu’il est d’un commerce agréable. Cela implique cette notion d’équilibre, d’absence de sautes brutales, et aussi une notion fondamentale d’échange. Il en est ainsi pour cet homme à travers les idées. Il est dans l’échange d’idées comme un poisson dans l’eau. Pourtant, je ne dirai pas commerce agréable, mais passeur parce que c’est plus essentiel. C’est un être qui implique une fluidité. On ne peut pas se poser face à lui de manière rigide, du moins c’est ce qu’il me semble.

— Cinq, dit-il. Vous l’avez fait.

— Faxez-le ou nous serons en retard.

— Allons, dit-il. Ne vous énervez pas.

Partager