Alors, combien ?

Gilles Dal,

Alors, quelles bonnes nouvelles ?

— Écoute, tout va bien ; je viens de sortir un nouveau livre.

— Allez, un nouveau livre ! C’est bien, ça !

— Oui, je suis content.

— Et il parle de quoi, ce nouveau livre ?

— Oh, écoute, il faut le lire : j’ai du mal à en parler comme ça, à froid.

— Ah. Et ça part bien ?

— Comment ça ?

— Je veux dire : les ventes se passent bien ? On t’a déjà communiqué les chiffres ?

— Non, pas encore : il faut toujours plusieurs mois pour que l’éditeur fasse parvenir l’état des ventes à ses auteurs.

— Et alors, pas trop stressé ?

— Stressé par quoi ?

— À l’idée de n’avoir aucune idée de l’état des ventes : ça doit être angoissant, non, de n’avoir aucune indication ?

— Oh, tu sais, ce n’est pas comme si j’avais réalisé un film : il n’y a pas énormément d’argent en jeu, donc je suis plutôt serein.

— D’accord, mais si tu publies un livre, c’est quand même dans l’espoir qu’il se vende, non ?

— C’est sûr, mais comme l’enjeu n’est pas énorme, je prends les choses avec légèreté.

— Tout de même : l’enjeu, c’est qu’on te lise !

— C’est vrai, mais quand tu publies un livre, tu sais bien que tu ne vas pas faire fortune. Tu ne dois pas tout ramener à l’argent…

— Je ne parlais pas d’argent : c’est toi qui me parles d’argent !

— Pas du tout : tu me dis que l’enjeu, c’est qu’on me lise… J’en déduis que tu veux dire que l’enjeu, c’est que je vende ?

— Mais non, je ne posais pas cette question dans cette optique-là ; je partais simplement du principe que plus les gens te lisaient, plus tu avais des chances de les toucher.

— Mon but n’est pas de toucher le plus de gens possible ! Je ne suis pas un homme d’affaires assoiffé de rendement !

— Tu m’as mal compris : je n’utilise pas le verbe « toucher » dans le sens « cibler commercialement », mais dans le sens « émouvoir »… Tu aimerais émouvoir le plus de monde possible, non ?

— Écoute, je n’en sais rien : je n’aime pas cette obsession du chiffre. Tu m’agresses avec tes questions.

— Mais enfin, ne sois pas agressif, comme ça ! Je demandais ça gentiment, pour m’intéresser !

— Justement : si tu t’intéressais vraiment, tu m’interrogerais sur mon livre, et pas sur mes chiffres de vente.

— Tu es injuste. Je t’ai explicitement demandé de quoi parlait ton livre, et tu m’as répondu que tu préférais ne rien en dire. Alors, que veux-tu que je te demande à propos de ton livre, si je ne sais même pas de quoi il parle ?

— De rien, justement : je n’aime pas cette manière que tu as de réduire le fruit de mois de travail à une pure marchandise, en me demandant si ça se vend bien, si je touche beaucoup de gens…

— Mais enfin, « marchandise » n’est pas une insulte !

— Dans mon esprit, si : mon livre est une œuvre, pas une marchandise.

— Voyons, l’un n’empêche pas l’autre ! Dès lors que ton livre est dans le commerce, que tu le soumets à des clients potentiels et que ceux-ci ont le choix entre l’acheter et ne pas l’acheter, il devient forcément une marchandise ! Que tu le veuilles ou non ! Je ne vois pas pourquoi tu le prends mal : les médicaments aussi sont une marchandise ; des tas de choses formidables sont des marchandises.

— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?

— Tout simplement que si tu vends beaucoup de livres, il y a des chances que les thèmes que tu traites fassent l’objet de débats, qu’on t’invite un peu partout pour en parler…

— Oh, tout ça ne m’intéresse pas.

— Là, je ne te crois pas : tu oserais prétendre que tu écris pour le pur plaisir d’écrire, et que la simple satisfaction du résultat final suffit à te donner un sentiment d’aboutissement ? Que l’œuvre se vende ou qu’elle ne se vende pas, elle existe, et cela suffit à te satisfaire ?

— En toute honnêteté, oui.

— Quelle prétention, je n’en reviens pas ! L’artiste dans sa tour d’ivoire, qui refuse de s’abaisser à être blessé ou réjoui par les aléas du marché ! L’artiste qui consent à proposer le fruit de ses cogitations à des lecteurs éventuels, mais qui n’en fait pas une maladie si le vulgum pecus ne s’intéresse pas à ses écrits !

— C’est là une vision bien caricaturale, mais je dois dire que je ne la rejette pas entièrement : j’estime, c’est vrai, que la popularité d’un objet n’est pas nécessairement proportionnelle à sa qualité. Tu ne peux pas nier que nombre de chefs-d’œuvre sont ignorés, et autant d’impostures encensées : la quantité n’est pas spécialement un critère de qualité ; les chiffres de vente ne constituent donc pas le baromètre suprême de la qualité d’une œuvre, ni de la fierté que son auteur peut en tirer.

— Je connais ce discours, mais tu admettras que l’inverse vaut également : de nombreux chefs-d’œuvre sont connus et reconnus, et moult mauvaises créations croupissent dans l’anonymat. On ne peut donc pas généraliser. Je trouve, à vrai dire, qu’il y a une certaine facilité à se prétendre dégagé de l’opinion de son prochain.

— Je ne m’en prétends pas du tout dégagé : j’espère évidemment toujours des réactions, et il est clair que je préfère des félicitations que des insultes. Je veux simplement dire que quelques réactions positives venant de gens que je ne connais pas me suffisent pour me persuader que je n’ai pas perdu mon temps en écrivant.

— Tu préférerais tout de même recevoir une avalanche de lettres, avoue !

— Mais non, je le répète ! Non et non ! Ce n’est pas mon mode de fonctionnement !

— Irais-tu jusqu’à prétendre que si ça t’arrivait, si ton ouvrage déchaînait les passions, ça te dérangerait ?

— Écoute, je n’en sais rien. Je peux dire en tout cas que le calme est un luxe.

— Je rends hommage à ta capacité de positiver les situations… car dans ce cas, crois-moi, beaucoup de gens vivent dans le luxe ! Excuse-moi si je ne parviens pas à te croire, mais tu me donnes l’impression d’enrober de mots apaisants ta situation.

— Tu commences à m’énerver ; je n’apprécie pas cette manière que tu as de juger mes choix de vie… Tu pourrais tout de même comprendre que chacun n’a pas le même mode de fonctionnement : si c’était le cas, tu respecterais les options qui sont les miennes, et tu ne calquerais pas tes propres espoirs sur ma vie. Tu dois bien comprendre que si on prend le pli d’écrire un livre, on a d’autres critères de succès que ceux que tu sembles tenir pour communs à tous. Pour le dire encore une fois : pour faire fortune, il faut choisir un autre créneau.

— Pas nécessairement : certains écrivains écrivent des best-sellers et font fortune.

— Certes, mais il s’agit d’une minorité ! Ce n’est pas parce que je vais jouer au tennis chaque jeudi soir que j’espère gagner Roland-Garros !

— Bon. Soit. Allez d’accord, j’admets que tu viens de publier un livre, et que tu espères qu’il ne se vendra pas.

— Je n’ai jamais dit ça ! Simplement, il ne s’agit pas de ma priorité !

— D’accord. Quelle est-elle, alors, ta priorité ?

— D’être lu.

— Tu vois ! C’est exactement ce que je disais, et tu m’es rentré dans les plumes ! Si personne n’achète ton livre, tu ne seras pas lu, tu ne peux pas le nier ! Donc, tu espères vendre.

— Mais non !

— Alors quoi ?

— Je vais t’expliquer : tout est une question de formulation.

— De formulation ?

— Oui : vendre et être lu, cela ne désigne pas du tout la même chose.

— Quelle est la différence ?

— C’est une question d’état d’esprit.

— Je te trouve bien hypocrite.

— Tu penses cela parce que nous n’avons pas le même mode de fonctionnement, mais je me répète : je te prie de croire qu’entre voir des chiffres sur une déclaration fiscale et se savoir lu, il y a une nuance de taille.

— D’accord, mais cela revient au même : si personne ne te lit, tu ne vois pas de chiffres sur ta déclaration fiscale.

— Tout dépend des critères ! En termes financiers, je suis bien d’accord, mais dès lors que ta satisfaction personnelle se mesure différemment, la différence te saute aux yeux.

— N’empêche que beaucoup de ventes, c’est toujours mieux que peu de ventes.

— Je ne dis pas le contraire, mais encore une fois, mon propos est autre : en dessous d’un certain seuil de ventes, ce n’est pas nécessairement la frustration qui domine, c’est tout.

— Ce que tu dis là, au fond, est assez banal : je ne sais pas qui dirait que l’état de son compte en banque est ce qui compte le plus pour lui. Même ceux qui le pensent ne le disent pas ! Tu te fais donc passer pour un original, mais tu ne m’assènes là que des platitudes.

— Et quoi ? Pour te faire plaisir, je devrais me transformer en businessman ?

— Pfff… Je renonce à discuter avec toi. Tu es autiste.

— Non. C’est toi qui l’es.

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