Par quel concours de circonstances suis-je arrivée à son domicile au moment de sa toilette ? La porte de la terrasse de la maison bourgeoise de la périphérie bruxelloise était ouverte. En une navette agitée, des hommes en noir mêlés à quelques membres ou amis de la famille, ainsi qu’à du personnel de ménage (une femme, fatiguée, promenait un seau inutile tant que le monde n’avait pas quitté les lieux), entraient, sortaient, marchaient sur le gravier rouge de l’allée et le faisaient crisser. Des cris à peine étouffés passaient de la maison à la voiture des pompes funèbres rangée en travers de l’espace servant de parking. J’ai pensé que cette maison, paradoxalement, n’avait jamais connu autant de vie. Mais peut-être, après tout, me trompais-je. J’ignorais tout de cet aspect de la vie de B.
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Le bar où je l’ai rencontré portait le nom saugrenu de Rossignol. Une fille, une Marocaine, échouée là après avoir quitté Paris où, jamais, elle n’aurait pu, disait-elle, poursuivre ses activités sans être pourchassée, voire lynchée par sa famille, prétendait que les précédents tenanciers (elle voulait dire proxénètes, mais le mot lui restait en travers de la gorge) lui avaient donné le nom de Nightingale, ce qui, ajoutait-elle, avait plus de sens : « chanteur de nuit », bien sûr, oiseau de nuit, oui, bien sûr. Cela, elle l’avait appris d’un client bilingue. Ou lettré. On reçoit beaucoup de monde. Très divers. Dans ces lieux. Parfois la conversation s’engage. Parfois même le contact ne tient qu’en cela : converser. Avec une conclusion rapide, physique, pour justifier, en somme, l’échange de mots, le partage des idées. Vite oublier les paroles dites. Comme si l’irruption de mots non obscènes et de phrases non érotiques risquait de dénaturer la rencontre. Ou plutôt, par contraste, révéler la véritable nature, grotesque, de sa mise en scène.
J’aurais pu ajouter, moi, à cette explication linguistique, quelques phrases célèbres : Ce n’était pas le cri de l’alouette, c’était l’appel du rossignol qui t’a fait tressaillir. Il chante, la nuit, là-bas, dans le feuillage du grenadier. Crois-moi, mon amour, c’était le rossignol. Roméo et Juliette. Cela aurait bien convenu. Mais pour qui, ces mots ? J’ai toujours tenu secrètes mes connaissances, mes études. Mon érudition ? Relative, mais tout de même. C’était mon jardin privé, que je cultivais avec un peu de honte. Toujours cette obscénité inversée.
Cette marginalité qui, tue, me marquait malgré tout, ce mystère qui émanait de moi, ont-ils attiré B. ? Non, je ne crois pas. Dans les jeux de rôles que je pratiquais, ce serait donner trop de poids à de telles nuances. Mais peut-être une curiosité partagée sur nos parts cachées respectives a-t-elle favorisé la poursuite de nos relations.
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B. était un habitué des lieux avant que je commence à y travailler. Il fréquentait Le Rossignol avec une régularité étonnante. Tous les mois, en fin de semaine, on voyait sa silhouette assez fine passer la porte, ouverte par le portier, et s’avancer vers le bar d’une démarche lente comme s’il était absent de lui-même, s’asseoir sur une chaise haute et attendre qu’on vienne à lui.
Son père était mort et avait laissé une fortune, importante me dit-il un jour sans donner d’indication sur l’échelle de cette importance, sur un compte clandestin dans cette ville où fleurissent les banques et où j’avais moi-même atterri. Rarement, il ne prononçait le nom de Luxembourg, comme si cela lui était impossible ou comme si cela faisait partie du secret que lui avait laissé son père en même temps que le compte non nominatif.
Il venait en train, s’astreignant à ce moyen de transport comme les retraités qui allaient toucher les intérêts du petit bas de laine qu’ils avaient soustrait au fisc belge. De la gare, il se rendait immédiatement chez le gestionnaire de fortune qui lui avait été assigné dans l’établissement bancaire. Puis, au lieu de rentrer le même jour à Bruxelles avec les retraités qu’il avait accompagnés à l’aller, il prenait une chambre dans un hôtel et attendait la nuit.
À l’obscurité tombée, il sortait et s’enfonçait dans le quartier chaud de la ville, parmi les boutiques de matériel porno, les peep-shows et les bars à prostituées. Il semble que le Nightingale, devenu Le Rossignol ait rapidement eu sa préférence. Pourquoi ? Peu bavard, il n’en donnait pas la raison. Je le soupçonne, une fois qu’il avait choisi un lieu, de s’y tenir. De la même façon que l’on se fixe une règle. Ou que l’on se choisit un lieu de culte où exécuter ses devoirs religieux. Chez lui, le sexe tarifé n’était pas un plaisir, mais une discipline qu’il s’imposait. Uniquement dans la ville où son père avait déposé son argent. Quand nous nous sommes mieux connus, j’ai appris qu’il n’avait jamais trompé, ni même songé à tromper sa femme. Sauf à Luxembourg.
La première fois que je l’ai vu, je dansais sur la piste du dancing, exécutant les gestes que la patronne m’avait enjoint de faire. En maillot de corps, les cheveux blonds montés en chignon, la nuque dénudée, je me tortillais autour d’une barre qui montait du sol au plafond.
Il faut que je sois précise. Me décrire ainsi ne suffit pas. je dois pouvoir dire aujourd’hui : ce maillot était ouvert en une échancrure qui descendait sur la jonction de mes fesses, qu’il me fallait bomber et offrir au regard des clients quand je pivotais. Et ma poitrine, qu’une simple broche retenait, frottait la barre en un va-et-vient qui suivait la musique.
C’est la seule fois où je crus voir le désir dans les yeux de B. Cet éclat ne dura qu’un instant. Il reprit vite son impassibilité. Il dit un mot à la patronne, qui me fit signe de m’approcher de lui. Les ayant entendus parler français, je m’adressai aussitôt à lui dans cette langue. Je l’avais apprise au lycée et lors d’études universitaires entamées à Kiev avant mon exode. Il me semblait qu’elle serait mon salut : je me plongeais dans tous les livres que je pouvais trouver comme sur des bouées de sauvetage. Des recueils de recettes de cuisine aux romans, des notices d’appareil aux vieux journaux…
Nous montâmes à l’étage des chambres. Il s’exécuta rapidement, sans parler. À la fin, il fit ce qu’il répéterait à chaque fois : il s’empara du préservatif qui contenait sa semence, le noua et me le présenta, presque solennellement, attendant que je le prenne.
Le geste me glaça. Mais j’obtempérai : j’étais là pour cela. Ce n’est que bien des mois plus tard que je compris ce que le rituel signifiait. Ses visites tout entières étaient des allégories des transactions qui s’effectuaient dans la banque où il s’était rendu le matin. Dans son esprit, les gestes étaient identiques : vous entriez discrètement dans un établissement. Après vous être annoncé au comptoir, un membre du personnel venait à votre rencontre et vous emmenait dans une pièce discrète où vous vous dépouilliez de votre liquide et le remettiez à la personne préposée à le recevoir.
Bien entendu, rien de ceci ne m’apparut lors de notre rencontre initiale. La séance s’étant déroulée plus rapidement que prévu, je traînai quelque peu, tandis qu’il se rhabillait en silence. Pour combler le vide, je lui parlai de ma vie en Ukraine, de ma décision de rejoindre l’Ouest, de ma soumission plus ou moins consciente au réseau qui m’avait amenée à Luxembourg alors que je croyais atteindre la France.
Il m’écouta attentivement. Me regarda longuement, sans que je devine ce qu’il y avait dans ses yeux : de la fascination pour cette traversée de l’Europe que j’avais effectuée clandestinement, du dégoût pour le dévoiement dont je m’étais rendue coupable ou de la pitié pour la victime que j’étais aussi de cette vénalité qui avait conduit à faire surgir des villes comme celles où nous nous trouvions et des hommes et des femmes à y enfouir leur argent.
Il revint.
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Non seulement il revint, mais ses visites se rapprochèrent.
Avouerai-je que je finis par ressentir un certain plaisir, sinon une espèce de joie à le voir entrer dans le bar, se diriger aussitôt vers moi, accepter, sans pourtant prononcer un mot, de m’offrir un verre avant de monter, puis le rituel accompli, m’écouter ? Ce plaisir, autre que physique – à cet égard, la jouissance n’était chez lui que mécanique – finit-il, lui aussi, par le ressentir ? Il se résolut en tour cas, sous le coup de mes questions, à parler, par bribes, de lui.
Son père avait été un riche marchand de meubles dont les affaires, d’abord exclusivement bruxelloises, avaient essaimé dans tout le pays. Cet homme avait, au sens propre, pignon sur rue. Il avait même étendu son influence hors de la sphère commerciale en finançant la campagne d’un homme politique qui l’avait remercié en le faisant à son tour élire conseiller puis échevin dans une des communes de la capitale. Cela ne l’empêchait pas, comme d’autres, à mesure que sa fortune gonflait, de la sortir du pays, en allant, par vagues, l’entreposer dans une agence qui n’était, hors frontière, qu’une filiale de sa banque belge. C’est d’ailleurs elle-même qui lui en avait donné le conseil.
Cela, B. le découvrit au décès subit de son père à la suite d’un arrêt cardiaque. Le banquier de la famille le convoqua et lui suggéra d’aller faire un tour au Luxembourg. Il lui donna l’adresse de la filiale, le nom du gestionnaire de dossier et le numéro du compte chiffré.
B. se rendit effectivement à la banque luxembourgeoise et découvrit l’ampleur du capital amassé. Quand le gestionnaire lui demanda ce qu’il comptait faire de l’argent, il répondit : « Rien ». Mais au moment de partir, il se reprit, se retourna et demanda s’il pouvait prélever une somme, modique, d’argent liquide. Il resta loger dans un hôtel de la ville grand-ducale et se plongea dans le monde interlope des enseignes lumineuses aux couleurs criardes qui ne l’avait jamais attiré auparavant, résistant même, comme cela était arrivé, aux sollicitations de compagnons lors de virées.
Ce soir-là, il l’explora, cet univers, avec la conscience claire et froide de vouloir se perdre et, à travers lui, de perdre cet argent que son père avait camouflé dans le tissu de cette ville collée à son pays comme une poche d’évacuation. En s’infligeant, en quelque sorte, comme punition de révéler la face obscure de ce paradis fiscal, une face qui, pourtant, répondait aux mêmes règles, pratiquait les mêmes gestes que l’univers financier et diurne. Il étudia ces règles, expérimenta systématiquement les pratiques : placements, rendements, risques… En montrant, mais à personne d’autre que lui-même, la face grivoise, parodique des échanges. Il était devenu le clown de lui-même.
Il ne changea rien à sa vie publique. Il reprit sans rechigner les affaires paternelles. Il alla jusqu’à suivre ses pas en devenant à son tour conseiller et échevin communal. Mais régulièrement, il se rendait au Luxembourg dépenser l’argent accumulé.
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Au fil des années, il se rendit cependant compte qu’il n’arriverait jamais à écouler tout le capital qui ne cessait d’augmenter. Cela coïncida avec l’annonce que je lui fis que je quittais le milieu, que j’allais vivre ailleurs, à Bruxelles sans doute, où je me rendais de plus en plus souvent. Je proposai de continuer à nous y voir, mais il refusa. En réintégrant le monde officiel, je perdais ma fonction. Je compris qu’il s’apprêtait à sacrifier le lien, fragile certes, mais réel il me semble, qui s’était noué entre nous.
Ce soir où je lui fis part de ma décision, il me demanda une faveur et ajouta qu’il augmenterait le montant de la passe si j’acceptais. Est-ce en raison du lien tacite qui nous unissait que je dis oui ? Ou est-ce pour jouer jusqu’au bout ce seul rôle qu’il me reconnaissait ? En une logique désespérée ? Nous fîmes l’amour sans protection. De ce jour, je le soupçonne d’avoir pris le risque d’être contaminé…
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Un homme nettoyait B. J’ai pensé que j’avais partagé avec les employés des pompes funèbres une même intimité avec les corps. Eux dans la mort, moi dans l’expression nue, non pas du désir, mais de la fonction de reproduction de la vie.
Je regardai l’homme frotter la peau de B., y compris son sexe.
J’avais appris son décès par les journaux. J’avais noté l’adresse. Et je m’étais surprise à soudain vouloir me rendre à son chevet. Peut-être comme au chevet de mon passé.
À la porte de la terrasse, je me suis présentée à un homme encore jeune. J’étais, dis-je, une fournisseuse de B. Je tenais, en vertu du profond respect que j’avais pour le défunt, à lui rendre une visite privée et personnelle.
La maison semblait la proie d’un désordre sourd. Personne, parmi les proches, ne semblait savoir ce qu’il convenait de faire : marcher, pleurer, prier ?
Je montai dans la chambre mortuaire. B. était étendu, les yeux fermés. Je m’approchai. J’avais envie d’ouvrir ces yeux. Que B. me révèle enfin ses secrets. Son mystère. M’avait-il un tant soit peu aimée ? Ou m’avait-il méprisée, tenue comme un rouage d’une machine dont il était lui-même une pièce ? La décision qu’il avait prise de ne plus se protéger et d’être finalement infecté avait-elle quelque rapport avec mon choix de rompre les liens que nous entretenions ? Et pourquoi avait-il voulu perdre tout cet argent, l’écouler au lieu de le reconvertir ? Par culpabilité ? Mais selon quelle morale ? Quel civisme ? Pour réparer une faute qui n’était pas la sienne, mais celle de son père ? Se disculper d’un délit que bien d’autres autour de lui, avant et après lui, avaient commis et commettraient encore ? Quand une amnistie nationale pour les fraudes fiscales avait été proclamée dans son pays, l’avait-il mise à profit ? Sans doute pas. Mais pourquoi ? Et pourquoi avoir accepté cet argent et avoir poursuivi, reproduit la vie de son père ?
Je sentis la présence d’une femme derrière moi. Il me semblait percevoir sa souffrance. Peut-être ressentait-elle, de son côté, ma perplexité. Je me retournai : celle qui devait être son épouse me regardait dans les yeux. Et je compris qu’elle y cherchait une réponse à ses propres interrogations. Sans la trouver.
Je me penchai vers le corps de B. Un léger bruit perçait de sa bouche. De petites bulles gonflaient sur ses lèvres. La putréfaction entamée et voulue des années plus tôt s’achevait. Il semblait avoir décidé de porter le lent pourrissement du monde en lui-même. De l’incarner. Pas de révolte chez lui. Pas de fuite. Il avait tout assumé. Jusqu’au bout. Jusqu’à la liquéfaction finale.