Scène : L’intérieur d’un café. De grandes vitres donnent sur une petite place et laissent passer la lumière d’après-midi d’un jour gris. Au-dessus du comptoir, une télévision allumée dont le son est coupé.

Personnages : les personnes attablées et le patron du bistrot. Ton parlé, familier.

Première table

Deux hommes, sans doute pensionnés, devant deux verres de bière à moitié vides. Chacun a gardé sa casquette sur le crâne ; celui qui parle peu a un mégot éteint au coin des lèvres.

— Il y a mon beau-frère qui vieillit mal… Trente-cinq ans qu’il s’est acheté une petite maison en dehors de la ville, et, maintenant, tu sais ce qu’il dit ?

— …

— Il dit qu’il supporte plus les arbres. Et tu sais pourquoi ?

— …

— Parce que ça fait des feuilles !

(Rigolant) Tiens donc ! Les arbres, ils ont pas attendu ton beau-frère…

— Il dit que ça fait des crasses partout, les feuilles. Qu’on sait pas où ça tombe, ni quand. Que ça salit sa cour et son jardin, que ça bouche ses gouttières. Que, maintenant, il doit faire attention quand il rentre sa voiture. Ou qu’on ne sait jamais, ça pourrait bien être lui qui glisse dessus un de ces jours et qu’il se casse une jambe. Une belle saloperie. En plus que les feuilles, ça tombe toujours quand il fait humide ! Il parle plus que de ça…

Ce qui le rend enragé, c’est qu’il a pas le droit de couper ses arbres. Alors, au lieu de ratisser gentiment ses feuilles et d’en faire des petits tas dans un coin, ou que sais-je moi, du compost pour son potager, tu sais ce qu’il a fait ?

— …

— Il s’est acheté une machine, je sais même pas comment ça s’appelle, un truc qui fait soufflerie, avec un moteur qu’il s’accroche dans le dos et un tuyau qui crache l’air, qu’il manipule comme un balai. Des journées entières, il passe avec ça, à traquer la feuille pour la repousser plus loin…

Pourvu que ça vole dans tous les sens, il est heureux, même si c’est tous les jours à recommencer. Il se prend pour le dieu des tourbillons. Et comme des feuilles, tu peux pas ranger ça où tu veux… Suffit d’un courant d’air, c’est rebelote !

Alors je te dis pas comment ses voisins sont heureux : avec le vacarme de sa machine, on n’entend plus que lui à longueur de journée. C’est devenu le bruit de fond de son quartier, pas moyen de le rater, même encore maintenant, en plein janvier ! Si ça continue, je me demande de quel œil il va regarder les bourgeons qui arrivent…

Deuxième table

Un jeune homme seul. Il n’a pas ouvert le journal posé devant lui. Il tourne la cuiller dans son café en regardant l’écran de télévision pendant que le patron zappe sans discontinuer. In petto :

— Putain ! C’est Auschwitz sur toute la ligne aujourd’hui. Y en n’a pas un qu’est pas là-bas… Pleines pages dans les gazettes et full écran sur toutes les chaînes. Les chaînes… Depuis des heures, ils nous montrent des morts à plus savoir où les mettre, mais là, ils sont plus nombreux qu’au pire moment du débarquement des trains. Même avec des gueules de circonstance, on voit bien qu’ils sont tout heureux d’y être, qu’il fallait pas manquer ça. Cadré serré et en couleurs, on va bientôt croire qu’il y a plus de micros gris collés au menton que d’étoiles jaunes cousues sur le cœur dans les images d’archives. Sans doute que le travail à la télé rend libre… Y a pas le choix : on est dans la fosse commune de l’info, le dogme de la cérémonie. Vas-y que je te bourre l’audimat de lapsus, approximations et séduction. Comme si leurs papiers faisaient mon histoire… Et que je n’avais plus qu’à subir en silence ou souffrir les affres de ce tribunal de l’actualité où je ne comparais que par le malheur d’être vivant maintenant !

Soixante ans qu’on a ouvert les portes ! Quand même, j’aime mieux être jeune ; je préfère pas savoir si j’aurais pu faire un héros ou un survivant. Ou quelqu’un qui témoigne et qui raconte… Vrai, je sais pas ce que j’aurais fait si j’avais été enfermé dans un wagon à bestiaux et débarqué là-bas… Ça me révolte que, deux-trois générations plus tard, les gosses ne savent pas qui était Hitler, mais je n’aime pas ces vieux en costume rayé et numéroté qui paradent aujourd’hui. Ils disent tous que c’est par chance qu’ils ont survécu et on les recherche pourtant comme s’ils avaient une recette à donner… Y a donc pas moyen d’expliquer autrement la barbarie ou l’arbitraire ? En être sorti, c’est bien, l’avoir empêché, ç’aurait été mieux… Comme ça, aujourd’hui, ils auraient pu montrer les autres, tous les autres… Mais ça n’aurait intéressé personne. De toute façon, demain on s’occupera d’autre chose. Comme on le faisait hier… Pendant ce temps-là, on oublie que les mêmes atrocités continuent, maintenant, mais à l’autre bout du monde…

Et merde ! C’était quand le tsunami ? (Il boit son café))t suis contaminé, je me laisse porter par ce qu’ils racontent… Un mois ! Avec la probabilité d’une fois tous les deux cent cinquante ans, si je me souviens bien. Il s’en est fallu de peu… Quelques jours, juste de quoi souffler et préparer les sujets. J’ai pas l’impression d’être accroché à la rive, mais là, vraiment, je me sens baladé par le bout du nez et mené là où ils veulent. Qu’est-ce qu’ils nous auraient vendu si c’était arrivé le même jour ? Les noyés sur les plages de sable fin ou les décharnés souriants ? L’horreur par sa genèse ou par la célébration de l’anniversaire de sa fin ? Comment est-ce qu’ils nous auraient calibré ça dans leurs grilles d’horaires. Leurs grilles… Rien de terrible ne nous arrive plus que par des images d’amateurs surpris ou étonnés, quand est-ce que le monde va changer ?

Troisième table

Une jeune femme élégante, inquiète et fébrile, devant un verre de vin blanc. Elle décroche son téléphone portable qui vient de sonner :

Oui… Toujours rien ?… Oui, je me doute bien que les communications ne sont pas encore rétablies, mais… Non, non. Moi non plus je n’ai pas vu d’images de cette région… Ça ne veut pas dire que le village est dévasté. Il ne s’est peut-être rien passé ! Ou il n’y avait pas nécessairement quelqu’un pour filmer à ce moment-là… Écoute, essaie encore, s’il te plaît. Tu sais que je ne me débrouille pas assez bien avec Internet pour chercher seule… Vois si tu ne trouves pas des images qui n’auraient pas été diffusées. Ou s’il n’y a pas un journal dont l’envoyé serait passé par là… Oui, je comprends, mais ce n’est pas grave, je te paierai. Je veux savoir… Merci.

Elle raccroche, vide son verre et, d’un signe, en commande un autre. Elle est hagarde. De son sac, elle sort une lettre déjà lue pendant que le patron la ressert.

« Chère Iseult,

Les informations sur l’état du monde qui arrivent au village sont minimales – ce n’est d’ailleurs pas notre préoccupation première –, mais, depuis que j’ai appris la nouvelle, j’ai plus souvent pensé à toi qu’aux victimes. Pourtant, j’ai hésité plusieurs jours à t’écrire, j’imaginais trop bien ton désarroi quand ta dernière lettre ne parlait que de la fête que tu te faisais de ce prochain voyage au Sri Lanka et de retrouver enfin ton vieil ami… J’espère que je me fais du souci pour rien ou que, lorsque mes mots te parviendront, tu auras déjà reçu des nouvelles rassurantes.

Ici, c’est un désastre silencieux qui se joue. Plus d’un quart des adultes qui vivaient au village quand je suis arrivé, il y a six mois, sont morts du sida ou de ses conséquences. Et la situation n’est guère meilleure pour les enfants. Tous les vivants sont résignés, comme en sursis. Dans ces circonstances, que les deux puits soient quasiment à sec depuis plusieurs semaines ne semble même plus avoir de l’importance. Le désert conquiert le village à vue d’œil.

L’extrême pauvreté a l’avantage de nous épargner la guerre ; elle nous frôle sans nous toucher, mais ici tout le monde sait sans rien dire que ceux qui disparaissent pendant la nuit partent s’enrôler. Je crois que pas un de ceux-là n’a idée du sort qui l’attend, ni que, s’il a la chance de recevoir quelque chose, ce sera plutôt à fumer qu’à manger…

Je suis désabusé, mais je sais pas à quoi servirait toute autre colère que mes larmes. Je travaille pour des oubliés et j’ai l’impression de ne servir qu’à prolonger leur agonie. Je me demande ce que je fais là, je voudrais m’enfuir, mais, où que j’aille, je sais que je ne trouverais plus aucun confort, que je ne pourrais jamais oublier. Pardonne-moi de t’écrire ainsi. Depuis tout ce temps que je te porte tendrement en moi, je n’imaginais pas que l’eau ou le sable disperserait ainsi nos vingt ans.

Bernard »

Quatrième table

Arrive un habitué, entre deux âges, qui s’installe bruyamment et pose sur la table un paquet dans un sac à l’enseigne d’une droguerie.

Le patron : Comme d’habitude ?

L’habitué : Et un jambon-beurre, s’il te plaît.

(Un temps)

Le patron, en le servant : Alors, toujours occupé ?

L habitué, démonstratif : M’en parle pas ! Je suis envahi, ça n’arrête pas. Une vraie plaie. Même les brûler au chalumeau ne sert à rien, elles reviennent. À se demander d’où elles sortent ! Tu croirais que la terre en est pleine depuis la création et qu’elle les dégorge maintenant dans ma cave. Va savoir pourquoi c’est justement chez moi, hein ? Mais là (il pose fermement La main sur son sac), j’ai du radical… Fini les fourmis ! Je vais faire un carnage.

Il mord dans son sandwich.

Cinquième table

Un homme d’environ cinquante ans. Il porte un blazer mais sa chemise n’est pas boutonnée au col. Il a bu distraitement un café et un cognac, est resté penché sur un grand carnet à spirale dans lequel il écrit :

Je ne sais pas si j’ai bien fait d’y aller. Entre la sourde révolte et le vain dépit, j’aurai le choix du souvenir de cette journée. C’est vrai que je n’y étais pas retourné depuis un lointain voyage scolaire, que le temps a passé et que mon regard a bien changé. Au moins, j’en aurai fait l’expérience… Après tout, c’était bien là ce que je cherchais.

Je reviens d’un site singulier. Sans doute a-t-on beaucoup glosé sur les conséquences d’une victoire de l’autre camp, mais quand même, ce doit être l’unique endroit au monde où seule la bataille est célébrée en laissant chacun à part soi s’imaginer y avoir triomphé. Et avec grandeur ! Il n’est que de voir ces fiers mannequins de cire parés comme pour un défilé de mode militaire. Ceux qui avaient la chance d’être ainsi vêtus ont certainement connu un succès d’élégance, mais en d’autres lieux, à un autre moment. Cette reconstitution de pacotille m’écœure ; elle galvanise l’arrogance des vivants et elle nargue combien… Oui, combien de milliers de morts ? La terre a été grasse de cadavres ici, mais les campagnes ont été décimées et l’Europe ravagée. Ce folklore maquille l’humain en touriste étourdi.

Le pire, c’est qu’on ne sent pas la moindre trace d’un génie des lieux, quelque chose, comment dire ?, une qualité d’épaisseur de l’air qui pèserait sur la mémoire ou la conscience. Il n’y a rien là-bas qu’on ne trouverait tout aussi bien ailleurs, sauf l’habitude de commémorer. Waterloo n’a même plus l’aspect d’une « morne plaine », ce n’est qu’un banal paysage qui recouvre tout, a tout eff…

Soudain, grand bruit de métal au-dehors, les murs vibrent. Tout le monde tourne les yeux vers la rue. On entend alors un bruit de moteur, puis apparaît et passe un camion transportant un bulldozer neuf. D un œil terne. Ta serviette à la main, le patron regarde ses vitres qui continuent à trembler.

Le patron, entre ses dents : S’ils rebouchent pas vite ce trou, ça va mal finir. On se demande s’ils pensent parfois aux conséquences pour le

commerce…

Rideau

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