Voici, fidèlement retranscrites ici pour la postérité, ou ce qui en tient lieu dans nos mémoires capricieuses ayant érigé l’amnésie instantanée en modèle de relation au Temps, les dernières paroles de mon illustrissime père Frank Louis Lloyd Ferdinand White Spencer Clouzot :

« Gloups. »

Il y eut bien un « Aaargh… » juste avant, mais le souffle manqua au grand homme pour vraiment rendre justice à ces gutturales si poignantes. « Gloups », donc, un peu mou et humide, restera dans les manuels d’Histoire À Dormir Debout comme le dernier mot de cette figure emblématique du capitalisme au XXe siècle.

Le mode minimaliste aura dû attendre sa mort pour s’exprimer par la bouche d’ordinaire si volubile d’un homme qui a réussi – et le mystère de son exploit reste entier à ce jour – à fourrer son machin dans le salon privé de la femme la plus étroite (d’esprit) que la terre ait porté en son sein avant d’être recouverte par les eaux.

Eaux que ma génitrice perdit en abondance lors de ma venue en ce même monde (décidément très mal fait), torrents allégoriques qui, par l’ensevelissement de tout bon sens qu’ils inaugurèrent sous notre toit, préfiguraient la disparition de toute retenue chez les membres de notre race à l’issue du Show Asiatique – pardon, Aquatique – qui nous fait gloser ici.

Car, allons, je veux bien que la peine est difficile à gérer, surtout mêlée à des odeurs de cuisine riche en épices piquantes, mais avouez que ces hectolitres de larmes versés par les proches des victimes (et par les victimes elles-mêmes tant qu’elles essayèrent, par la course de fond, de distancer les lames du même nom), ces larmes étaient plutôt malvenues alors que nous pataugions déjà gaiement jusqu’aux amygdales dans l’Océan Indien ; sans compter que n’importe quel Touriste (vous savez, ces Êtres Étranges Venus d’Ailleurs) se crut permis de s’endeuiller au-delà du tolérable pour des quidams qui lui étaient inconnus le matin même et à qui ils n’auraient pas adressé la parole s’ils avaient été logés dans des chambres voisines à l’hôtel. Ceux-là ne firent que compliquer la tâche de sauveteurs qui avaient déjà bien du mal à garder leur lucidité intacte au service de l’action concrète ! Pensez donc, je n’ai que deux mains pour extirper les cadavres de la Gadoue Tragique et je devrais encore consoler un lointain cousin terrien qui tourne de l’œil à mes côtés sous des élans d’humanisme lacrymal et paresseux ! ? Enfin, je veux que nous reconnaissions une bonne fois pour toutes que les R.O.D. (Réactions Opposées au Drame) n’ont rien signalé de plus que la survivance de C.A.E.R. (Comportements Animaux d’Essence Reptilienne), et la lutte, vieille comme le monde, que ces comportements livrent à l’E.C.C.O. (Esprit de Civilisation et de Charité bien Ordonnée), avec lesquels le moindre politicard de derrière les fagots progressistes se permet de nous les briser menu à l’heure du dîner – le tout pour conclure par un numéro de compte à six zéros (traduisant l’espoir que les dons en comportent autant ?) Car enfin, depuis le minibar escamotable de mon hélicoptère en lévitation au-dessus des marais qui se forment depuis la Crue du Siècle et modifient de Fond en Comble la géographie du continent le plus vampirisé du globe, je vous le demande ? ! (Et ma voix tonitruante devrait suffire à vous convaincre qu’il s’agit ici d’une question de vie et de mort) : qu’avons-nous eu besoin d’attendre nos actuels soucis d’inondation, que tous les plombiers de la planète auraient pu prédire, pour nous rendre compte que le vrai problème est la quantité d’eau qui, non pas déborde et saborde, mais se voit gaspillée dans les Lavoirs Automatiques de Conscience que notre époque a le chic de sortir à la chaîne d’un nouveau type d’usines dès que se fait sentir le besoin de justifier et de camoufler, usines pseudo-écologiques de type humanitariste, mondialiste altéré, etc. ? Alors qu’aujourd’hui même, en début d’après-midi, il est un fait prouvé qu’à deux pas de chez chacun de nous, une jeune femme ayant un enfant en bas âge n’a pas touché son chômage, et en désespoir de cause, a demandé à son épicier de lui avancer un carton de lait et une baguette pour la dépanner, et s’est entendu dire, par le p’tit comptable trônant derrière sa caisse enregistreuse, qu’elle n’avait qu’à le suivre une demi-heure dans le fond du magasin, à l’abri des regards, pour qu’il la dépanne en tout ce qu’elle désirait ? Est-ce la forme du pain sollicité par la pauvre femme qui donna des idées à l’épicier ? Ou bien venait-il de consentir un versement compris entre 5 à 50 euros sur un compte à sextuple zéro et s’en considérait dès lors quitte de toute bonté ?

Bref, je ne veux pas ici faire le procès de la générosité intéressée de notre époque.

Je préfère continuer à relater les coulisses du célèbre « gloups » de mon père.

Comme l’illustre le florilège de ses prénoms, l’auguste Frank Louis Lloyd Ferdinand White Spencer Clouzot était un véritable enfant du siècle (passé), et, en cette qualité hautement appréciable, je crois qu’on peut également lui décerner le titre de véritable enfant de salaud.

Pas mécontent qu’il n’ait jamais su nager.

(Je vous rassure, mon père ne s’est pas gloupsement noyé dans sa baignoire, mais l’incident que j’essaie de relater, avec le moins d’ironie possible pour la figure de mon vieux, illustre l’idée que de façon ou d’autre l’on n’échappe jamais à son destin, fut-on le patriarche d’une des familles les plus fortunées du pays le plus riche au monde.)

Je voulais donc dire qu’entre les rares matières que mon paternel n’avait pas la prétention d’avoir maîtrisées, la matière liquide a toujours eu le don de lui filer entre les doigts, et cela malgré les efforts des plus grands moniteurs de natation. En effet, les meilleurs entraîneurs de l’ex-Union soviétique et tous les vendeurs d’aquarium de la baie de l’Hudson River se succédèrent pendant des années autour de notre piscine olympique à domicile, et tous jetèrent l’éponge (ou l’hameçon) devant l’incapacité de papa à se maintenir à flot sans faire de grosses bulles parfumées en sous-marin.

L’épisode gloupsien qui vous retient tous pendus à mes lèvres est survenu au cours de l’une de ces séances de natation qu’il payait au prix fort, et c’est aussi ce même jour (comme quoi il y en a où on ferait mieux de rester couchés !) que je fus le témoin de sa couardise – et du caractère miraculeux de ma propre existence, à vrai dire.

Mon déjà-alors-très-illustre paternel portait ce qu’on appelle aujourd’hui un string.

C’est là une pièce d’étoffe légère, moulante, élastique, esthétiquement immonde, tactilement repoussante pour qui la porte, et concrètement impossible à exhiber pour quiconque n’a pas laissé toute dignité au vestiaire. Sur le grand homme que le monde entier voyait en mon père, le string était une révolution vestimentaire, dans la mesure où il faisait apparaître… comment dire… la « fragilité » de l’homme, de prime abord si impitoyable, si colérique, si charismatique sous les spotlights, et si admirablement âpre au gain qu’il avait gravi tous les échelons de la pyramide sociale en un temps record (ce qui le dote de talents extraordinaires pour amasser des fortunes sur le dos des gens.)

Après avoir longuement fait le tour de la piscine, d’une démarche raidie à cause du manque d’adhérence aux carrelages humides, et guetté la grande surface houleuse du bassin exhalant des odeurs décapantes de javel et de chlore, F. L. L. F. W. S. Clouzot s’arrêta dans l’axe de la planche à sauter, tendue en saillie à deux mètres d’altitude (altitude plutôt que hauteur, pour ajouter à la « dimension mythique de l’évocation », comme disait l’ancien secrétaire général du Prix Nobel de Lis-Tes-Ratures, dont je tairai l’identité, non par souci de discrétion mais parce que je ne m’en souviens plus, ce qui prouve, à l’évidence, que « les hommes meurent, leurs actes demeurent. » (Mais revenons à nos moutons – à ce jour lointain de mon enfance que je m’en vais ensuite mettre en corrélation stupéfiante avec l’incident du « gloups. » (Fort bien.)))

À cet instant où il estimait à trois mètres cinquante l’espace qui séparait le plafond de la piscine de ses premières mèches grisonnantes en tire-bouchon, il y avait dans l’œil gauche de mon père l’éclat perçant de ceux qui prévisualisent chaque étape de l’action qu’ils s’apprêtent à engager, et dans l’œil droit (toujours de mon père), le tressaillement, accompagné d’une formation de morve, de ceux qui se voient échouer quelque part au cours desdites Étapes de l’Action Entreprise.

Dans le cas de mon ancêtre, et a fortiori dans le cadre d’une séance de natation (ou, plus justement dit, de Thérapie par l’Eau), la peur de l’échec pouvait faire se succéder de stupéfiantes couleurs sur son visage, à l’idée par exemple de couler en piqué tel un mannequin de bois, et, dans ses derniers instants, de s’imaginer les manchettes de tous les grands journaux de la presse libre :

« LE ROI DE LA PISCINE MEURT NOYÉ ! »

« L’EXCENTRE MILLIARDAIRE A BÂTI SA FORTUNE SUR L’INSTALLATION DE PISCINES PRIVÉES MAIS IL NE SAVAIT MÊME PAS NAGER ! »

En vérité, je profite de ces coupures de presse imaginaires pour pointer que mon père faisait partie de ces gens qui s’accordent une autorité indiscutable pour parler de choses qu’ils ne connaissent absolument pas. Ainsi le mien s’affirmait partout comme une sommité en sciences hydrauliques, sans jamais avoir écouté avec une quelconque attention les spécialistes qui travaillaient dans ses laboratoires et dont les plus naïfs se piquaient de vouloir partager avec lui les secrets de leur profession si méconnue.

Ce type d’ignorants représentés par mon père, et qu’on dénichera à foison parmi les grands noms de la finance, tous ces champions qui brain-drainent grâce à leur fric les gens les plus sensibles et intelligents de la planète, sont un cancer pour l’avancement spirituel de notre chère espèce. D’ailleurs, je me permettrai de dire que nous en avons vu soliloquer beaucoup, depuis que la Crue du Siècle a ouvert la voie à tous les débordements, nous les avons vu, ces chantres du populisme humanitaire, saturant toutes les voies de communication moderne pour donner plus de retentissement à leur ignorance crasse, tout en tâchant, notez-le, d’occulter les vraies causes du Drame (nous savons tous que la mer c’est dégueulasse et que les poissons nucléaires baisent dedans), ce qui – à quelque chose malheur est bon – a au moins permis à mon rappeur favori de proférer sur les ondes un « Tsunami, tu nous L’as mis ! » des plus FM-isants !

Nous ne manquerons pas de saluer au passage chez l’auteur, issu de l’une des zones suburbaines les plus dépravées à l’est d’Eden Parle, une sensibilité exacerbée pour les minorités, puisque, de tous ceux qui poussent de la voix dans la Grande Chorale Post-Tsunami, ce morceau est le seul à offrir une tribune à la Vague elle-même.

Le Point De Vue De La Vague, donc. Qui se sent bien seule au sommet de sa crête.

Je Suis Bleue. De Vous. Depuis Le Début De Tout.

Je M’Étourdis En Des Jeux Stupides. Je Combats L’Ennui.

Je Roule, Je Boule, Soutient La Houle, Les Humains Qui S’Y Défoulent.

Leurs Planches En Mes Avalanches. Écume, Crête, Défi, Ascension, Ivresse.

Entre Ciel Et Mer. Enfants, Adultes, Hommes, Femmes.

Leurs Amours Aux Prétentions Indéfinies. Leur Avidité d’infini.

Je Me Fais Plan, Lent, Distant – Silen… deux.

Puis Je Me Gonfle D’Importance. D’Enthousiasme Je Bave Sur Mes Hors-Bord.

Soif De Pouvoir ? Soif De Conquête ? Bombes En Mon Intimité ?

Tests Nucléaires ? Partouzes D’Électrons ? Par Douzaines De Millions ?

Je Ris. Une Lame Étincelle. Tout Au Fond. Ma Colère.

Je Me Hisse. Me Hérisse. Au-Dessus De Vos Têtes. Vers Mon Amie La Terre.

Amie Traîtresse. Meilleure Ennemie. Frontière ? Prétentieuse.

Je Suis Le Dieu Des Grands Riens. Priez Pour Moi. Car Après Moi…

Des reproductions électroniques de ressac soutiennent hardiment le flow verbal.

Et des vagues frappent sans relâche contre des rochers et des hôtels.

Flirter Avec Les Hauteurs Inaccessibles Et Nues.

Les Langues De Brume Et D’Azote. Les Anti-Cyclones Confus.

Les Étoiles Tremblent. Comme Des Larmes En Vos Yeux Tremblent.

Elles Me Connaissent. Bateaux Ivres En Ces Eaux De Décembre.

Elles Savent Ce Que Je Mijote. Îles Flottantes. Îles Craintives.

Les Hommes Ont Parfois Besoin D’Un Rappel À L’Ordre.

Plus Grand Que Le Feu Et La Cendre. Plus Impérial Que Les Larmes.

Plus Vilain Qu’Un Volcan. MoiMaintenant.

Plein De Gloire. J’Avance. J’Avale La Distance.

Je Pense Que Désormais Rien N’A Plus D’Importance.

Balayer L’Horizon Comme L’Amour De Dieu Balaie Ses Créatures.

Me Voilà Réveillé. Je Me Demandais Quand J’Allais Me Montrer Enfin.

QuandTelle était La QuestionLa Race Des Hommes Allait Prendre

Fin.

… Tsunami, Tu Nous L’As Mis…

… Tsunami, Tu Nous L’As Mis…

(repeated)

Le jour où les eaux se plièrent en huit, culbutèrent, et se firent plus fantasques que jamais, ce jour qui restera à jamais dans nos mémoires comme un Jour Où On Aurait Mieux Fait De Rester Couchés, nous étions ensemble avec papa dans son bureau du Rockefeller Center, devant le mur-télévision qu’il s’était fait installer deux semaines plus tôt pour suivre les Olympiades de Natation, et sur lequel, pour l’heure, passe le clip de mon rappeur favori plein d’images de Tsunami occupé à nous la mettre.

J’étais de retour de mes vacances de neige et j’apportais à mon père des nouvelles d’un vieil ami à lui qui entretenait tant bien que mal deux femmes et six gosses en louant des barquettes de pêche dans les Adirondacks. Cet homme m’avait chargé de dire à mon père qu’il était un fieffé enculé. Devant mon expression choquée, il m’avait assuré que mon père comprendrait. Et en effet, quelle agréable ne fut pas ma surprise d’entendre papa dire, en réponse à son vieil ami revenu au seuil de pauvreté :

« Oh ce petit fils de pute n’a jamais pu tenir sa bite ! »

Cet échange à distance dont j’étais l’intermédiaire demeurera à jamais pour moi un mystère aussi épais que le brouillard et la soupe dans les œuvres gothiques de Roger Corman (adaptations d’Edgar Allan Poe, homme de lettres qui s’est proprement noyé dans l’alcool jusqu’à en mourir la gueule ouverte dans le caniveau – comme quoi tout est lié même si ce n’est pas d’emblée évident.) Toujours est-il que mon père s’offrait un brin de nostalgie camarade au souvenir de son premier million empoché, lorsque les Headline News de CNN annoncèrent l’alourdissement du bilan des victimes du Tsunami. Immobilisant au seuil des lèvres le verre d’eau minérale qu’il consommait quotidiennement pour purger son transit intestinal, et bridant des yeux interrogatifs, mon père avoua ne pas trop savoir que penser de cette tragédie.

(Le mot « tragédie » est de moi, lui préféra la neutralité du mot « truc ») « Max, ch’ais vraiment pas quoi penser d’ce truc… »

Avec ce parler roturier du gars de la campagne n’ayant jamais reçu d’instruction.

Je ne lui répondis pas, moi qui avais lu (et remis) tout Henry James. Un masque de tristesse authentique voila subitement ses traits.

Il dut penser aux cours de natation qu’il parrainait depuis dix ans dans les grandes villes du monde afin d’augmenter le nombre de nageurs au sein de la population active et incidemment celui des acheteurs potentiels de ses produits de luxe.

J’avoue que je ne pus résister et, au moment où il levait son verre pour boire, je dis :

« C’est sûr qu’avec ça, la vente de piscines va drôlement chuter ! » (Dieu, nous voilà enfin en plein troisième acte du Gloups of the Father. Je transpire. Non, je sue sang et eau. Allez, soyons fous, je suis en nage ! Une terrible confusion de sentiments s’empare de mon estomac chaque fois que je relate ces souvenirs, et le fait que j’essaie vaille que vaille de transformer toute cette affaire en plaisanterie cynique n‘y change queutrick !)

Donc, Maximilien D.I.C.K. Clouzot lance d’un air nonchalant :

« C’est sûr qu’avec ça, la vente de piscines va drôlement chuter ! »

La seconde suivante, une crise de toux orageuse se mêle aux hurlements Tsunami Fashion issus de la bande-son des infos télévisées. À côté de Maximilien, qui déteste qu’on l’appelle Max, Père fouette les airs de ses bras et se tord au milieu du canapé qu’il s’est fait spécialement livrer de Thaïlande par bateau – et quand le bateau a coulé par manque d’entretien, il a renouvelé sa commande et profité de l’occasion pour y ajouter trois douzaines de statuettes. Ses mains à la peau grêleuses ont lâché le verre d’eau. Elles se referment autour de son cou tendineux. Ses yeux deviennent plus crapauïdes que jamais. Des veinules gorgées de sang tracent des réseaux saillants autour de ses pupilles dilatées. Et quelques filets d’eau on the rocks dégringolent les commissures violacées de ses lèvres en cul-de-poule.

Maximilien le revoit à la piscine, cet homme que la Bourse de New York a nommé à son Conseil de Sages Annuel, debout face à l’échelle de la planche à sauter, observant les barreaux qui attendent d’être gravis par ses bras aux muscles déjà pâteux.

En string, Père Clouzot fixe la houle hypnotique de la piscine où il est dit qu’il ne nagera pas. Ensuite il regarde Maximilien, assis sur un siège en moulure de plastique.

Le visage de cet homme ne fait pas bon effet. Le fils ne se sent pas aimé. Chaque échelon qui mène son père au sommet du plongeoir kilimandjaresque est comme une halte de nomade sur le long chemin de l’éternité. Une fois arrivé au faîte de l’échafaudage, une fois qu’il a embrassé d’un regard conquérant les lettres de son propre nom incrustées dans le fond carrelé de la piscine, d’un coup de talons, le père fait la chose la plus stupidement téméraire de toute sa vie. Il saute. Mais quelque part dans les airs, il abandonne trop libéralement ses membres au hasard de la chute, et se désarticule. Il ressemble alors à toute une série de figures de clowns dans des livres à colorier ; lorsqu’il essaie de reprendre le contrôle de son corps de manière à entrer dans l’eau les pieds d’abord (et être en mesure de frapper le fond de la piscine pour en remonter instantanément, comme il a été convenu avec le moniteur), il ressemble à un copain d’enfance de Maximilien qui aspirait à devenir contorsionniste.

Maximilien croit qu’il est mort en Asie, depuis – lui aussi.

Tandis qu’il se souvient ne pas avoir trop aimé ce copain, son père s’enfonce dans l’eau comme un boulet qui fait exploser des embruns scintillants. Pressentant le drame, le moniteur le rejoint au fond sans prendre la peine d’enlever son training (c’est vous dire si lui importe beaucoup le salaire que lui verse le vieux pour ne pas ébruiter dans le monde extérieur son impuissance congénitale à nager.)

Lorsque les deux hommes remontent, l’un est devenu l’enfant de l’autre.

Et l’enfant véritable, Maximilien de son prénom, exclu des événements en cours, devient malgré lui observateur analytique, témoin cynique, vecteur de distanciation, comme il ne cessera plus de l’être depuis.

Son père, grand parmi les grands, a laissé son corps trop fluet échouer dans les bras du vaillant moniteur. Il pleure de terreur. Même avec toute l’eau qui ruisselle sur son visage, on peut reconnaître les quelques coulées plus brillantes qui empestent le sel et la peur et trouvent leur source dans ses yeux, dans la vision que Père est allé pêcher au fond des eaux et qui l’obsédera jusqu’à son dernier souffle.

Mais le pire, c’est tout de même son string.

Perdu lors de la chute, son absence à sa taille révèle une vision qui cristallisera pour le fils tous les déséquilibres de la vie et justifiera son inaptitude à y exister en tant qu’homme et être humain : à son bassin nu, son père en trimballe une qui est plus petite que la sienne. On dirait une noisette, rose pâle et à peine plus grosse que le fruit sec auquel Maximilien le compare avec recul. Tout s’explique : il n’y avait qu’une femme comme sa mère pour savoir que faire d’un machin si dérisoirement touchant ! Et il en jaillit à présent un jet jaunâtre éhonté, arrosant moitié le torse de Père, moitié le moniteur, et échouant dans l’eau où il est attaqué par les agents actifs du chlore aux odeurs de javel. Le jaune de l’urine se dilue dans le bleu artificiel, où, au fond, contre les lettres du Glorieux Patronyme incrustées à même le carrelage, une tâche d’étoffe stringesque noie l’honneur de Père.

Père qui achève ainsi sa réincarnation en bébé vieilli.

De sa bouche béante, l’eau bave.

Deux décennies plus tard, le vieux s’effondre au pied du canapé thaïlandais.

Le verre d’eau on the rocks est couché sur le sol, vide, entouré de cailloux blancs, glaçons à moitié fondus, verre qui malgré la chute est intact grâce à l’épaisseur du tapis turc, aux longs poils duquel s’agrippent les doigts de Père qui tousse, s’asphyxie, et bave, bave, bave ce qu’on croirait être des litres d’eau ! Oui ! Des litres par dizaines jaillissent littéralement de son corps cassé par les crampes que la mort diffuse déjà dans ses membres. C’est comme si l’Océan Indien et tous ses morts avaient péri en lui et qu’à présent il devait les recrachait. Le géant industriel des piscines préfabriquées.

Maximilien songe : dois-je lui venir en aide, le rappeler parmi les vivants ? Moi qui suis encore un petit garçon assis en bord de piscine, sur un siège en moulure de plastique, témoin distant qui jamais ne put apprécier le contact de l’eau et regarde aujourd’hui depuis plusieurs heures, fasciné, les dégâts que ce contact provoque à un jet d’avion de chez moi ?

« Père, penses-tu qu’il faille contribuer d’un don financier ? »

Père est plus mortellement frappé par le sujet que son fils choisit d’aborder en ce moment critique, que par la toux intempestive qui sape l’intégrité de ses organes.

Il ne sait que dire et d’ailleurs ne dit rien.

Et, comme par un mimétisme moqueur, le fils se tait, lui aussi.

Et il le regarde. Et il regarde les humains sur l’écran géant du mur-télévision.

Et partout il voit qu’on ne fait plus qu’un avec la Grande Eau qui réclame ses droits.

Il se dit que seule une Grande Eau peut nettoyer de Grandes Erreurs.

Et que toujours, avant et après les comptes à six zéros, les larmes, les sauvetages et les deuils nationaux et les nouveaux décrets de jours fériés de commémoration, il reste l’Eau, et la Terre, et les Cieux, et leur splendide mépris…

Combien est-on prêt à débourser pour ne pas avoir bu de travers ?

Gloups ! Est-ce à dire Jamais Assez ?

Je pense que je comprends un peu mieux les choses maintenant, se dit Maximilien, regardant son géniteur recroqueviller ses membres chétifs pour devenir plus humble que le plus humble de ses camarades de jadis, Maximilien qui contracte à présent tous les muscles de sa conscience pour faire céder l’armure de cynisme que son éducation pourrie l’a forcé à endosser : Ce qui se passe ne nous concerne pas, pense ainsi ce garçon qui va peut-être devenir un homme en ces instants. Nous sommes les laquais d’Amants issus de la Nuit des Temps, songe-t-il encore en évoquant les forces de la Nature qui s’y connaissent pour remettre de l’ordre. Amants qui nous louangent et nous rabaissent, nous aiment et nous font taire, et nous manipulent à leur guise.

M’entends-tu, père ?

Toujours à Leur guise.

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