12 juin 1998. Stade Vélodrome de Marseille. France-Afrique du Sud.

Dans les gradins, il ne voit qu’elle. Normal. Elle est là pour ça. Pour qu’il la voie. En dépit des milliers de supporters. Tout de même, il aurait pu être ailleurs. En face. Dix gradins plus haut. Ou plus bas. Ou pas là du tout. Juste devant le poste de télé dans un bar sur la Canebière. Mais il est là. Et elle aussi. Le destin s’y connaît pour donner un coup de pouce dans les cas d’exception. Enfin peu importe. Ce qui importe c’est qu’il est là. Et elle aussi. Lui, il est là parce qu’il est mordu de foot. Comme les autres. Peut-être plus que les autres. Mais il s’en fout des autres. C’est juste bien qu’ils soient là, pour le fun, pour l’ambiance, pour la fête. Pour ce qui est du foot, il est bien tout seul. Tout seul avec les joueurs. Dès le coup d’envoi, il est seul avec les joueurs. Depuis toujours c’est comme ça. Il oublie les autres. Plus ils sont des milliers et moins il les voit. Il est seul avec le ballon et les joueurs. C’est peut-être pour ça qu’il la voit. Puisqu’il ne voit pas les autres. Elle ressort, forcément. Seule elle aussi sur le gradin désert. Il ne la voit que de dos et déjà elle est belle. Avec ses cheveux roux qui balaient les épaules. Jamais ça ne lui était arrivé de tomber amoureux d’une femme vue de dos. C’est sur le corner de Thierry Henry qu’elle se retourne vers lui. Elle est comme il espérait. Elle est comme il aime. Il sait qu’il va l’aimer. Leurs regards se croisent. Le sien est bleu de mer par mistral. Il se dit qu’il a bien fait d’être fou de foot. Qu’il a bien fait de faire le voyage. Parce que c’est ce qu’il a fait. Il est venu de Paris. Une Coupe du Monde en France, ça vaut le voyage de ville à ville. À la mi-temps, il attaque dur. Il lui propose une canette de Coca. Il voudrait aussi lui proposer un hot-dog mais il ne peut pas. Il s’est fait voler son portefeuille dans la queue, à l’entrée du stade. Il a sa carte de crédit, heureusement, mais on ne dégaine pas sa carte de crédit pour deux canettes et deux hot-dogs… Par bonheur elle n’a pas faim. Elle s’appelle Ludivine. Pas sûr, mais c’est ce qu’elle dit. Il la croit. De toute façon pour lui, ce sera Divine. Elle est un peu plus âgée que lui. Enfin, il pense. Elle ne dit pas son âge. Elle ne dit rien, du reste.

Elle sourit. C’est déjà tellement ! Il demande s’il peut s’asseoir à côté d’elle. Elle sourit. Il pense que ça veut dire oui. Il trouve ça normal puisqu’elle a accepté le Coca. La deuxième mi-temps, c’est comme dans un rêve. Il n’est plus tout seul dans le stade avec les joueurs. Ils sont deux, désormais. C’est délicieux. Sauf qu’il regarde moins le match. Forcément. Il la regarde. Il n’arrive pas à ne pas la regarder. Il rate des dribbles. Il est venu de Paris pour voir le match et il rate des dribbles. Et en plus il s’en fout. Elle, non. Elle participe, hurle avec les autres, en vraie mordue. Elle est belle même quand elle hurle. Elle est belle de profil. Et aussi de face. Le match aussi est beau. L’équipe de France entame cette Coupe avec un sérieux de challenger. Ça sent bon les gagneurs. Christophe Dugarry signe la délivrance, Thierry Henry assomme les Bafana bafana. Score 3 à 0. Le stade est en liesse. Lui, il prend la main de Divine, il sent que c’est le moment. Il garde sa main dans la sienne, à cause de la foule, et il l’entraîne. Il se dit que tant qu’elle le suivra, il l’entraînera. Il n’y croit pas et pourtant c’est vrai. Elle le suit jusqu’à sa chambre d’hôtel. Il se dit qu’il a bien fait d’investir dans un hôtel confortable. Il pense que puisqu’elle l’a suivi jusque-là, elle veut bien faire l’amour. Autrement, elle aurait dit non. Comme pour la canette de Coca. Alors il la déshabille. Doucement. Avec élégance. Comme il a vu faire dans les films. C’est assez facile parce qu’on est en juin à Marseille et qu’à Marseille en juin les filles portent des robes légères et pas de collants. Il n’en revient pas tellement elle est belle, même nue. Il a envie d’elle comme il n’a jamais eu envie d’aucune femme. Elle se donne. Elle offre ses lèvres pleines, ses seins ronds. Il prend. Il prend tout ce qu’elle offre. Il la prend tout entière. Toute la nuit. Au matin il est amoureux à vie. Alors seulement il lui dit, parce qu’elle le lui demande : « Je m’appelle Jérôme ».

18 juin 1998. Stade de France. Saint-Denis. France-Arabie Saoudite.

Elle vit chez lui. Elle est montée de Marseille exprès pour ça. Enfin, c’est ce qu’elle lui a dit. En fait, il ne sait même pas si elle habite Marseille. Il ne sait rien d’elle. À part qu’il l’aime et qu’on n’a pas besoin d’en savoir davantage pour ça. Depuis six jours, ils font l’amour comme des dieux. Enfin, d’après ce qu’on sait des dieux qui font l’amour. Mais ça doit donner à peu près ça. Jamais il n’aurait pensé rencontrer une fille aussi belle et aussi mordue de foot que lui. S’il était moins amoureux, donc moins stupide, il préférerait qu’elle soit surtout mordue de lui, et pas de foot. Mais en fait, il pense qu’elle est les deux. Lui, il n’arrête pas de lui dire « je t’aime » avec le regard correspondant, complètement sucré, poisseux, gélatineux, guimauve. Elle, non. Elle ne lui dit pas qu’elle l’aime. Mais il ne s’inquiète pas. Il se dit qu’elle est comme ça, que c’est sa nature pudique, que forcément elle l’aime aussi, autrement elle ne serait pas montée exprès de Marseille pour habiter chez lui et faire l’amour comme des dieux. Il se dit ce qui l’arrange… Ils sont serrés l’un contre l’autre sur le gradin. Toujours tous seuls avec les joueurs. Il suit le match quand même. Parce que maintenant qu’ils ont fait l’amour, il peut voir le match. Elle, elle hurle toujours avec les autres. Carton rouge pour Zinedine Zidane. Stupeur dans le stade. À la fin de la première mi-temps, ils mangent le hot-dog raté la dernière fois. Cette fois, il a fait attention dans la queue à l’entrée du stade. Elle est si belle, si rousse, même quand elle mange un hot-dog ! Tous les hommes la regardent. Surtout ce soir avec son jean moulé et son blouson frangé. Tous les hommes la désirent. Alors lui, il se rapproche d’elle pour qu’ils sachent tous que c’est lui qu’elle a choisi. Elle dit : « Jérôme, tu as remarqué qu’Aimé Jacquet n’a pas croisé le regard de Zinedine quand il a été expulsé ? » Il n’a pas remarqué mais il est content qu’elle s’intéresse autant au foot. À nouveau le stade rugit de plaisir. Henry et Trezeguet libèrent les Bleus. Score : 4 à 0. De quoi faire la fête. Dans les rues de Paris ça klaxonne dur. Tout le monde est dehors. Sauf les amoureux. Aussi, Divine et Jérôme se dépêchent-ils de rentrer.

24 juin 1998. Stade Gerland. Lyon. France-Danemark.

Cette fois-ci, Jérôme serait bien resté devant son poste. Avec Divine à côté de lui. Et un plateau-repas. Comme ça, à la fin de la première mi-temps, ils auraient pu faire l’amour. Mais Divine a insisté. Elle veut être sur place. Elle a des billets pour tous les matches des Bleus. Jérôme n’a jamais vu une fille aussi accro. Il a cédé, bien sûr. Puisqu’elle a les billets. Ils ont pris sa voiture et ils sont partis pour Lyon. Moyen, comme souvenir. À cause de Fabien Barthez. C’est ce jour-là qu’à la manière d’un funambule, il est vraiment entré en scène. Toutes les filles en sont devenues folles. Et Divine aussi. Il fallait la voir, ses grands yeux de mer par mistral dilatés par l’admiration.

Jusque-là, Jérôme n’avait jamais été jaloux. Mais être descendu de Paris pour voir ça !… Il faut reconnaître qu’il fait fort, ce chauve baraqué. Il sauve sur la ligne un ballon d’égalisation… n’empêche que lorsque Vincent Candela lui offre son premier baiser sur son crâne désertique, Jérôme surprend Divine à regretter de n’être pas Candela. Il déteste l’admiration qu’elle porte au gardien de but. Mais il se dit aussi que s’il est jaloux comme il n’a jamais été, c’est qu’elle est vraiment la femme de sa vie. Il se dit que puisque la France a encore gagné 2 à 1, il va proposer à Divine de devenir sa femme.

28 juin 1998. Stade Félix Bollaert. Lens. France-Paraguay.

Jérôme est sûr de lui. Il va épouser Ludivine. Pour le Coca, elle a dit oui. Pour l’amour, elle a dit oui. Pour la vie, il faut tenter. Il se dit qu’il va parier. Si la France gagne la Coupe, il demande sa main à Ludivine. Le voilà plus encore solidaire des Bleus. C’est excitant. Son avenir dépend d’eux. Laurent Blanc fusille Chilavert à la 114e minute et marque le premier but « en or » du Mondial. Score : 1 à 0. Pour les Bleus tout est encore possible. Pour Jérôme aussi.

3 juillet 1998. Stade de France. Saint-Denis. France-Italie.

Ce soir de juillet, il semble que Divine soit encore plus belle. Ou bien c’est que le cœur de Jérôme bat encore plus vite. Jamais Coupe du Monde n’aura été aussi intimement liée à son avenir. Comme pour mieux ménager le suspense, tout se joue aux tirs au but. Le match a été crispant. L’Italie a joué recroquevillée en défense. Alors qu’Henry se cache derrière le maillot de Trezeguet, Di Biaggio frappe sur la barre… Score : 0 à 0… 4 tirs au but à 3. Les Bleus sont sauvés de justesse. Jérôme a cru mourir. Il a serré plus fort que d’habitude la main de Divine. C’est pour ça qu’il a cru que quelque chose de plus fort encore passait entre eux. Comme si c’était possible !

8 juillet 1998. Stade de France. Saint-Denis. France-Croatie. Demi-finale.

Le suspense grandit. La France retient son souffle. Les restaurants, les théâtres, les cinémas achèvent de se vider. Chacun est devant son poste de télé. À part ceux du Stade de France. À part Divine et Jérôme tous seuls sur les gradins face aux joueurs. Coup dur et coup de cœur. Le but de Suker pétrifie la France et Jérôme… trente secondes. Jérôme se dit qu’il est fou de s’être lancé un pari aussi stupide. Il se dit que jamais il n’aurait dû lier son avenir à l’exploit des Bleus. Il se dit que même s’ils perdent, il demandera sa main à Divine… mais sur la contre-attaque, Thuram qui n’a jamais marqué égalise… Puis récidive ! Jérôme respire. Il se dit qu’il a bien fait de prendre le risque. Que la vie est un enjeu permanent. Qu’il faut jouer pour gagner. Il regarde Divine. Il n’arrive toujours pas à croire à sa chance. Seule ombre au tableau, l’expulsion sévère de Laurent Blanc. Il ne jouera pas en finale contre le Brésil. Jérôme espère que ce n’est pas un signe du destin… Score 2 à 1…

12 juillet 1998. Stade de France. Saint-Denis. France-Brésil. Finale.

Ils se connaissent depuis un mois. Et depuis un mois ils font l’amour. Et quand ils ne font pas l’amour, c’est parce qu’ils sont au stade. C’est le premier jour depuis un mois qu’ils ne font pas l’amour en se réveillant. Pourtant ils sont enlacés comme tous les matins, heureux d’être ensemble. Mais ni elle ni lui n’ont envie de faire l’amour. C’est que ce soir tout se joue. Elle est nerveuse. Elle tourne en rond dans le petit appartement, un bol de lait à la main. Il se dit que le jour J est arrivé. Il se dit que si les Bleus gagnent, remportent la coupe, il changera d’appartement. Le sien est trop petit pour deux, pour toute une vie. Il s’en rend bien compte ce matin, en la voyant tourner en rond pour la première fois. Si elle devient sa femme grâce aux Bleus, il faudra qu’elle puisse tourner en rond dans plus d’espace… Il se dit… Toute la journée il se dit des milliards de choses qui passent le temps. Jour historique. La France ne retient même plus son souffle. Elle ne respire plus du tout. Elle s’asphyxie. Le Stade de France à Saint-Denis est son cœur, ses poumons. La vie du pays dépend de Lui. La vie de Jérôme aussi. 21 h 27. Premier but de Zidane. Tous seuls sur les gradins face aux joueurs, Divine et Jérôme ne respirent plus non plus. Elle se serre contre lui. 21 h 45. Deuxième but de Zidane. Divine embrasse Jérôme. Il lui dit qu’il l’aime. Elle lui sourit. 22 h 30. Troisième but d’Emmanuel Petit. C’est gagné. La France respire, hurle sa joie, la foule envahit les rues du pays. Jérôme n’attend pas une seconde de plus, il se plante face à Divine et dit très vite : « Je t’aime à vie. Veux-tu m’épouser ? » Dans le stade, les joueurs attendent la remise de la coupe. Sur les gradins déserts, Jérôme attend la réponse de Divine. Il espère un oui. Il y croit. Les Bleus ont gagné. Pourquoi pas lui ? Elle le regarde comme elle ne l’a jamais fait. Elle lui sourit. Mais c’est comme pour les yeux. Un sourire qu’il ne lui connaît pas. Le regard et le sourire d’une autre. Et cette autre lui dit : « Désolée, je ne t’aime pas. Et j’ai horreur du foot, et plus encore de ceux qu’il passionne. Pour la Coupe du Monde de 88, il a séparé mes parents. Il a achevé leur couple. Il a tué mon enfance heureuse. Ne t’en fais pas, tu ne seras pas ma dernière victime. Dans quatre ans, j’en rendrai un autre fou de moi. Jusqu’à lui faire oublier le foot, puis l’en dégoûter à tout jamais… Tous les quatre ans je serai là… sur un gradin… »

Quand Jérôme quitte le stade, même les joueurs ne sont plus sur le terrain. Il est vraiment tout seul. Et il n’aime même plus le foot.

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