Le président Aimé Jacquet n’avait pas dû faire grande violence à son peuple pour déplacer la fête nationale de deux jours, du quatorze au douze juillet, date anniversaire de la triomphale conquête de la coupe du monde de foute par l’Équipe de France, alors sous sa clairvoyante direction. Ce jour-là, une sélection d’équipes venues des six coins de l’Hexagone défilait fièrement sur les Champs-Élysées, bombant le torse sous des maillots de diverses couleurs portant les marques de sponsors qui faisaient ainsi la promotion de la République. Quelques militaires avaient bien grogné pour la forme, mais devant la froide détermination de Jacquet, qui n’avait pas hésité à exiler au Brésil, suprême infamie, les principaux rédacteurs de L’Équipe, ils avaient vite mis un bémol, comme on dit chez les journalistes cultivés, à leurs protestations. Ils se contentaient d’un discret rassemblement le quatorze autour de la sépulture du Soldat Inconnu, que l’on avait transférée au Père-Lachaise, tout en lui faisant perdre sa flamme. Sous l’Arc de Triomphe, le poilu anonyme avait cédé la place au Supporteur Inconnu, dont la flamme était rallumée solennellement tous les douze juillet, par le président Jacquet arborant fièrement le maillot n° 23 que lui avait transmis un certain Jacques Chirac, président de la république précédente[1], lequel lui avait obligeamment laissé occuper son fauteuil, devant, il faut bien le reconnaître, une immense pression populaire. Les chantres du Nouveau régime, celui de la sixième république, Edgar M. et Alain F., dans Le Monde, qui en était un peu l’organe officieux, avaient célébré ce trait de sagesse chez le vieux politicien, capable selon eux d’interpréter la volonté générale (à l’orchestration de laquelle, il est vrai, Le Monde n’était pas pour rien) et qui, tel un nouveau Cincinnatus, s’était retiré sur ses terres de Corrèze, où il présidait désormais aux destinées d’un club de foute local.
Peu après le début du septennat de Jacquet, était survenue la célèbre affaire du dopage au Tour de France. Plusieurs équipes engagées dans cette dure épreuve avaient été, à la suite de honteuses dénonciations anonymes, soumises à de pénibles inquisitions policières, ayant pour but de démontrer que les coureurs qui couraient sous les couleurs d’un fabricant de montres, d’un producteur d’assurances, etc., avaient absorbé des substances prétendument interdites en vue d’améliorer leurs performances. Le premier ministre de Jacquet, Zinedine Zidane, s’en était ému, et avec l’accord du président, avait demandé au garde des Sceaux, Lilian Thuram, d’ordonner au parquet de cesser les poursuites engagées contre les malheureux coureurs. Ce qui fut vite fait, la justice française n’ayant pas modifié ses coutumes lors du passage au nouveau régime. Le Tour de France put continuer, à la grande joie des citoyens-téléspectateurs et des publications sportives. Le Monde en premier lieu. Un autre penseur officiel, Bernard H.L., y écrivit qu’il serait très injuste de pénaliser d’honnêtes travailleurs, qui apportaient à la France gloire et confiance en elle-même (car il s’y trouvait pas mal de Français et, du reste, le Tour de France se déroulait bien en France), alors qu’il n’était jamais fait défense aux intellectuels, catégorie méprisante des préoccupations de la majorité des citoyens, de se gaver de café, de whisky et autres excitants.
Cette réflexion donna beaucoup à penser au président Jacquet, qui convoqua sans tarder son premier ministre Zidane et lui tint à peu près ce langage :
— Il n’y a pas de raison, n’est-ce pas, de provoquer une coupure entre les élites sportives et le reste de la Nation ?, commença-t-il.
— Certes non, Monsieur le Président, répondit Zinedine Zidane.
— Or, il n’est pas possible, n’est-ce pas, de faire partie des élites sportives sans absorber diverses substances anabolisantes ou autres, qui sont jusqu’à présent plus ou moins interdites par le Code pénal ? Vous-même en savez quelque chose, n’est-ce pas ?
— En effet, Monsieur le Président.
— Dès lors, n’est-il pas urgent de décréter que lesdites substances ne sont plus interdites par le Code pénal ?
— Je le crois, Monsieur le Président.
— Mais, afin de ne pas perpétuer la coupure entre les élites sportives et la Nation, ne conviendrait-il pas, sur votre propre exemple, d’ordonner à tous les citoyens d’absorber de ces substances, ce qui leur permettrait de prétendre tous à faire un jour partie de ces dites élites ? Y aurait-il mesure plus démocratique à prendre ?
— Non, assurément, Monsieur le Président.
— Êtes-vous prêt à rédiger les décrets en ce sens ? Pour ma part, je suis prêt à les signer sans retard.
— Tout de suite, Monsieur le Président. Vous êtes vraiment phénoménal, Monsieur le Président !
Dans les jours qui suivirent parurent au Journal Officiel plusieurs décrets qui imposaient aux Français et aux autres résidents du territoire français la prise d’anabolisants et d’EPO, entre autres, selon des quantités et à des fréquences établies en fonction des diverses catégories de la population, telles que les avaient définies les experts démographes et sociologues. Le but affirmé était de permettre à quiconque vivant en France d’accéder à l’élite du sport ou du moins de participer, de manière réelle et non virtuelle, à la formation et au maintien de celle-ci au sein de la population de la France. Quelques oppositions se firent connaître, et entre autres celle des producteurs de pastis, qui dénoncèrent dans ces décrets des mesures allant à l’encontre d’une saine concurrence. Bruxelles leur donna raison et enjoignit au gouvernement français d’ajouter au nombre de ses nouveaux décrets celui de rendre obligatoire l’ingestion quotidienne d’une quantité, modulée évidemment en fonction des caractéristiques des diverses catégories de la population telles que déjà définies par les experts, d’anisette portant l’une des marques légalement reconnues (et figurant, du reste, au relevé des sponsors de l’une ou l’autre discipline sportive).
Dès lors, la justice et la police, son bras armé, se mirent en chasse des récalcitrants, de ceux qui n’absorbaient pas de produits dopants ni d’anisette, ou se limitaient aux seuls produits dopants, ou encore à la seule anisette, délit le plus fréquent car correspondant à une ancienne tradition. Le gouvernement, par sa presse, Le Monde en tête, et ses médias audiovisuels, se lança dans une vigoureuse propagande en faveur des nouvelles mesures. Entre autres choses, on rappela la campagne pour le lait qu’avait promue Mendès-France, dans les années cinquante, ce qui fit pousser des cris d’orfraie au Front National, à qui toute évocation d’un ancien premier ministre juif ne pouvait passer que pour une insulte aux bons Français. Afin de ne pas faire son jeu, le gouvernement renonça à citer cet exemple historique pourtant fameux.
Parmi les récalcitrants figurèrent quelques intellectuels, ennemis traditionnels du peuple, de sa culture et de ses aspirations, dans le sillage du sinistre Bourdieu que le gouvernement, aux applaudissements de la revue Esprit, destitua de sa chaire au Collège de France. Dans Le Monde, Philippe S., académicien nouvellement promu, cloua au pilori ces contempteurs des mœurs populaires, ce qui permit à son dernier livre, Les femmes et les ballons, quoique d’une lecture difficile, de bénéficier d’une forte poussée de ventes.
On s’aperçut alors que si l’anisette était bien française, la plupart des anabolisants et l’EPO étaient produits par de puissants consortiums pharmaceutiques étrangers, notamment à direction helvético-américaine. Ils profitèrent de leur situation de monopole, soutenus cette fois par Bruxelles, pour faire grimper vertigineusement les prix des substances devenues indispensables à la survie de la France. Mais c’est là un problème dont il n’est pas indiqué de traiter quand on aborde une matière aussi noble que le sport, qui n’a de relation qu’avec la réconciliation de l’humanité autour d’une Fête universelle des esprits et des corps. Ne désirant pas passer pour un intellectuel grincheux, je m’abstiendrai donc d’en écrire dans cette modeste contribution socio-historique.
[1] On l’avait surnommé Jacquot. Jacquot remplacé par Jacquet, n’est-ce pas là un bel exemple de l’éternel esprit français ?