Cinq arbitrages

Yves Laplace,

On me pose depuis dix ans la question : quel rapport y a-t-il entre votre activité littéraire et votre activité d’arbitre de football ? Réponse : aucun rapport. Deux passions cohabitent, parmi d’autres, chez le même sujet. Il est également douteux que le mot d’activité leur convienne. Cela pourtant s’inscrit dans un temps, un espace donnés. Ce qu’on peut en faire ? La chronique. Je tiens cette chronique hebdomadaire, depuis six mois, dans le quotidien genevois Le Temps. Naturellement. Voici cinq de ces arbitrages, qui voudraient former à la fois un petit ensemble, et une sorte d’hommage lecteur à Roland Barthes.

1. L’exécution (29 avril 1998)

J’envisageais de consacrer la chronique d’aujourd’hui à la zone technique, cet espace tracé autour des bancs d’équipe, où l’entraîneur, le coach, le soigneur, etc., sont supposés se tenir, sauf circonstance particulière, durant le match, lorsque j’ai lu qu’à Kigali, une foule de 100 000 spectateurs en liesse avait applaudi à l’exécution par balles, vendredi dernier, de quatre condamnés à mort près du stade de Nyamirambo. L’un des fusillés, Froduald Karamira, idéologue de l’ancien pouvoir hutu, avait prononcé sur le même emplacement un discours génocidaire en 1993.

L’AFP note scrupuleusement que la circonstance (très particulière) a occasionné, dès 9 heures du matin, un gigantesque embouteillage – comme n’importe quel événement sportif d’envergure. Cette manière d’informer accrédite, par associations de pensées, l’idée que l’extrême violence et le sport entretiennent des liens de connivence : on ne s’étonne guère qu’une enceinte sportive devienne un lieu d’exécution, ou de massacres, ou de rétention. On se souvient du stade de Santiago où la junte fasciste de Pinochet avait parqué les gens par milliers et fusillé des « opposants ». Et l’on n’a pas oublié l’obscène présence du général Videla et de sa clique dans les tribunes d’honneur du Mundial argentin de 1978, ni l’usage que leur propagande avait fait de la Coupe du Monde, avec la complicité passive de la FIFA.

Ces images rejoignent, dans notre esprit, celles d’éventuelles violences (bagarres entre supporters, émeutes, Heysel) liées à la compétition sportive. Or, s’il n’est pas interdit de s’interroger sur la congruence des deux phénomènes, il faudrait commencer par noter qu’ils sont évidemment incommensurables l’un à l’autre. Seule une paresse intellectuelle ou un désarroi nous incitent à penser que le sport serait, au même titre que la politique, la guerre poursuivie par d’autres moyens. C’est l’inverse qui est vrai : quand la guerre déborde sur le stade, toutes les lignes, toutes les zones techniques « tombent ».

2. Mes finales (20 mai 1998)

En 1969, je tenais dans mon journal une chronique du même genre et j’avais noté, le 21 mai, qu’à 18 heures nous avions pu voir des images de la Terre filmée des environs de la Lune, ainsi que les « astraunotes » d’Apollo X. L’émission était en couleurs, mais malheureusement nous n’avions qu’un poste en noir et blanc. À 20 heures, la Coupe des vainqueurs de coupes opposait Barcelone au Slovan Bratislava, surprenant gagnant (3-2). Le match eut lieu à Bâle, et la télévision romande le diffusa en entier, tandis que les deux chaînes françaises se partageaient la tâche : une mi-temps chacune. Le 22 mai, au stade de Varembé, les deux chocs du Tournoi scolaire qui me concernaient se terminèrent par des résultats qui me firent plaisir : 5-1 et 2-1 pour l’école des Cropettes contre celles des Charmilles et de la Rue de Neuchâtel. Le 23 mai, les « astraunotes » survolèrent la Lune « à moins de 15 kilomètres ! ». J’écrivais :

Ils ont fait du rase-motte, ou plutôt… du rase-Lune !

Aujourd’hui c’est mes onze ans.

L’on me considère comme doué pour rédiger.

Le 26 mai, j’ai écouté à la radio la finale de la Coupe suisse entre Saint-Gall et Bellinzone (2-0, match arbitré par Monsieur Droz, de Marin), tandis que l’amerrissage d’Apollo X était une réussite parfaite. Dans un mois ou deux, l’équipage d’Apollo XI marcherait sur la lune. Le 27 mai, les candidats à l’élection présidentielle française parlaient à la TV, et j’hésitais entre Rocard, Defferre et Krivine : Pompidou fut élu contre Alain Poher. Le 28 mai, l’AC Milan battait l’Ajax d’Amsterdam (4-1) en finale de Coupe d’Europe.

Ce soir, le Real affronte la Juventus, tandis que « les grands » organisent le Commerce mondial à Genève. Pour les jeunes gens auxquels « on » laisse toute latitude de participer à la parade de protestation, voire de décrocher le D (mais lequel ?) d’une enseigne « Mac Donald’s », voit-on une seule raison objective pour que ce match en mondovision ne soit pas le plus beau du siècle ?

3. L’amateur (27 mai 1998)

À Genève et dans la plupart des autres cantons, samedi et dimanche passés, se disputaient les derniers matches des différents championnats régionaux. Mesure-t-on ce que cela représente ? 6 rencontres de deuxième ligue, 12 de troisième ligue, 30 de seniors, 113 de juniors… Encore faut-il ajouter que les (nombreuses) équipes de quatrième et cinquième ligues avaient bouclé l’exercice les semaines précédentes. Plus de deux cents matches officiels, donc, sont joués chaque week-end par les équipes des soixante-six clubs de l’Association sur la trentaine de terrains que compte la République. Il faudrait doubler ce chiffre pour le canton de Vaud.

On imagine l’étrange roman que cela ferait si quelque œil universel pouvait capter simultanément l’ensemble des péripéties, actions d’éclat et de raccroc, heurs et malheurs, coups et blessures, bons et mauvais gestes ou mots, larmes et éclats de rire que le destin, s’il existe, aura inégalement répartis et distribués, à Genève, entre les 5 000 joueurs de tous âges. Sans oublier les centaines d’entraîneurs, coaches, accompagnateurs, et j’en passe : il faudrait une chronique par personne. Étrange roman ; ou roman assurément impossible (car la vision n’y suffirait pas – mais elle ne suffit jamais), auquel un écrivain comme Georges Perec, l’auteur de La Vie, mode d’emploi aurait pu songer… Il écrivait quelque chose d’assez semblable quand il est mort.

On comprendra que je m’attarde sur l’un ou l’autre des deux cents arbitres. Il se présente au stade une heure avant le match. Il effectue un contrôle des identités et de l’équipement des joueurs, ainsi qu’un contrôle du terrain. Il court nonante minutes. Il exerce une curieuse jurisprudence. Il pourrait prendre (cela me tente, évidemment) la place de ce romancier improbable. Il se contente d’adresser son rapport à l’autorité.

Mais il est le mieux placé, en tout cas, pour nous rappeler, à quinze jours de l’ouverture du Mondial, qu’avant d’être un non-professionnel, l’amateur est littéralement un partisan et même un amoureux.

4. L’indice du scandale (17 juin 1998)

Dans une société planétairement minée par l’inégalité comme un vulgaire village bosniaque ou kosovar par les artilleurs du « nettoyage ethnique », un phénomène aussi massif que le Mondial accentue jusqu’à la caricature nos inégalités et nos dissensions civiles. C’est ainsi que les « premières violences », en toute conformité avec leur programmation inéluctable, ont fait de « premiers blessés » à Marseille et suscité une vague d’arrestations parmi les fascistoïdes anglais, mieux connus sous le nom romantique de hooligans, qui sont un produit dérivé de cette dissension globale. Fort bien. Les grèves dans les services publics, le déploiement des forces de sécurité, l’exploitation politique de la compétition (voyez la Yougoslavie, justement, et son adversaire de dimanche, l’Iran) font partie, qu’on le veuille ou non, du même cirque.

Mauvais spectacle, dont le scandale d’une billetterie à deux ou plutôt à cent vitesses – une billetterie double, triple et surtout virtuelle — est l’indice le plus sûr. Au sens où l’on parle d’indice économique ou d’indice des prix. Il est évidemment très facile de tomber à bras raccourcis sur quelques escrocs inventifs et autres tours operators cupides. Mais que penser de la confiscation délibérée, ostentatoire, d’une fête populaire par quelques nantis (de quoi, au juste ?) installés dans des loges et servis en champagne, repas gastronomiques et autres facilités par des maîtres d’hôtel en livrée ? À quand les vitres pare-balles ? Il faut bien que les entreprises fassent plaisir à leurs clients… Moyennant quoi, le comité d’organisation expliquait, avant l’ouverture, que les millions rapportés par la location de ces loges faramineuses et grotesques permettaient de vendre les autres billets à bas prix. On n’avait pas prévu les méchants tours operators… Quand le jeu est mis hors-jeu par l’économie industrialo-mafieuse, on ne sait plus s’il faut admirer ou plaindre les footballeurs qui jouent parfois encore, malgré tout, si bien.

5. On expulse Rousseau (12 août 1998)

Renvoyé dans l’anonymat de ligue nationale B, Étoile Carouge flambe. Samedi, les Stelliens disposaient de Soleure (1-0). Quatrième victoire en cinq matches. Il m’est arrivé d’écrire, dans un livre intitulé La Réfutation, que le football était peut-être le seul lien de filiation qui me rattachait directement à. mon père. Ces souvenirs d’enfance ont un cadre : le stade de la Fontenette, et plus particulièrement la pente herbeuse, unique en son genre, face à la tribune. L’espace est aujourd’hui inaccessible : un trax a retourné la terre, on va construire des gradins. Mon père, quant à lui, se coince le pied dans les sièges à bascule de la tribune centrale, au terme du match, en tentant d’enjamber, comme il le faisait autrefois, les bancs qui ont, ici, disparu. C’est en somme la fin d’une ou deux petites choses.

Supporter du club de mon père, je ressentais comme une injustice personnelle, jadis, les décisions arbitrales « contre » les joueurs carougeois. Samedi dernier, l’arbitre a expulsé Rousseau. C’est le nom. Le talentueux gardien d’Étoile Carouge, en déséquilibre au cours d’une sortie périlleuse, avait capté le ballon des mains quelques centimètres au dehors, semble-t-il, de la surface de réparation… L’arbitre, sur indication de son juge de touche, qui est là pour ça, prenait la mesure qu’imposent des directives souvent trop strictes. J’étais bien obligé, pour juger cette phase, de me dédoubler. On connaît le règlement et on apprécie la bonne collaboration, c’est le mot consacré, entre l’arbitre et son assistant. On comprend aussi le sentiment d’injustice qui envahit l’intéressé, son entraîneur Chapuisat-père (dans ce domaine, un rien lui suffit), les supporters enfin, qui sont restés des enfants, sans doute, plus ou moins élevés, plus ou moins nostalgiques, comme moi, rétifs à l’autorité, rebelles même au principe de réalité – si douloureux et si injuste, dirait Jean-Jacques, quand on le rapporte à un sentiment subjectif. Rendez-vous compte : on expulse Rousseau, qui n’avait rien fait !

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