Elle m’a initié à la caresse de la pierre, celle des églises et des monuments à la gloire du passé, celle des fortifications, celle des quais et des ruelles en escalier. Tendre, doré, le calcaire a laissé sur nos mains une fine pellicule diaphane – farine du temps qui s’érode. Elle m’a initié à la caresse de son corps, à l’oubli dans ses anfractuosités les plus secrètes. Douce, mate, sa peau m’a enivré, elle m’a dépeuplé des choses terrestres. Elle m’a fait boire du vin de Gozo et de Marsaxlokk dans les bars enténébrés du port. Elle m’a pris par la main dans les rues de Vittoriosa, elle s’est blottie contre moi sur la digue-promenade reliant Sliema à Saint Julian’s. Elle a tatoué son prénom au plus profond de mon âme : Anthea, femme du centre exact de la Méditerranée.

*

Depuis trois jours, une monstruosité de ferraille était apparue à l’horizon. Une espèce de plate-forme pétrolière remorquée par plusieurs navires. Au détour d’une rue, sur la terrasse d’une casemate, en m’engageant dans un parc public, je l’avais entraperçue à plusieurs reprises ; elle approchait imperceptiblement de la terre ferme. La disproportion entre ce mastodonte de l’ère industrielle et son attelage évoquait les temps pharaoniques et la construction des pyramides, la levée des menhirs et des moai, l’érection des cromlechs, les démesures accomplies par l’homme pour accéder au divin, au sacré.

Les raisons qui m’avaient amené sur l’île étaient d’une importance relative au vu des images qui défilaient en boucle sur les écrans : des colonnes d’hommes, de femmes et d’enfants – pérégrinations géopolitiquement imposées, transhumances économiques, climatiques et guerrières, recherche d’un ailleurs, d’un possible, et puis des murs, des barrières, des embarcations chavirantes, des naufrages, des corps abandonnés dans les eaux tumultueuses, dans l’écume, celle qui lèche le bout des continents. Non, ce n’était pas ça qui m’avait conduit ici. La réalité était plus prosaïque. Début novembre, l’île constituait un refuge météorologique. Du soleil, de la lumière, une température agréable… une fugue à deux heures et demie d’avion. À cette période de l’année, je trouvais toujours une destination ensoleillée, les Canaries, Madère ou Chypre – je ne désespérais pas de me rendre au Cap-Vert. Fuir la grisaille, la morosité. Fuir ce qui, pour beaucoup, était un eldorado. Moi, il y a longtemps que je ne croyais plus en ce monde-là. En fait, je ne croyais plus en rien – j’étais un ouest-européen contemporain. Tout ce qui m’importait c’était de partir dès que possible, de préférence pour des îles, des mondes clos, faciles à appréhender, à cerner. Je ne me souciais guère de l’actualité, de la misère. Début novembre, chaque année, je m’évadais du paradis rêvé des autres.

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Ils étaient nombreux, dans la vieille ville, à déambuler avec des chapeaux, des t-shirts, des sacs aux couleurs de l’archipel, frappés d’une croix très singulière, blanche sur fond rouge, à quatre branches… mais à huit pointes. La croix des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, l’Ordre de Malte. Avant de rencontrer Anthea, je m’étais moi aussi retrouvé dans une de ces boutiques de souvenirs, soupesant une poignée de petits chevaliers en plastique – le rouge, le blanc, le noir peut-être ? Malade de ne plus savoir qui il est, l’homme occidental se console en achetant des breloques qui lui font croire qu’il a voyagé. À Malte, c’étaient les chevaliers qu’on venait chercher et que, bien sûr, on ne trouvait pas, sinon miniaturisés, gadgétisés, sinon sucrés, salés ou vinifiés, sinon statufiés et muséifiés, éventuellement claquant des os sous le dallage de marbre des chapelles et des cloîtres – ossuaires à portée de talon, squelettes croustillant lors du passage des touristes grégaires.

J’ai croisé sa route dans un bar du centre. Un pub tout en boiseries, feutré, avec une bande-son pop rock, des lumières tamisées, un des reliquats de l’occupation britannique. Ou alors s’agissait-il d’un énième effet de la mondialisation qui multiplie ce genre d’enseigne internationale aux quatre coins de la planète ? Je m’imbibais gentiment de bière blonde locale. Au comptoir, face aux pompes, face à mes doutes. Elle a fait son apparition sur les dernières notes de Hope There is Someone d’Anthony and The Johnsons. Elle m’a frôlé en se dirigeant vers la sortie. Beauté mélangée d’ici et d’ailleurs, élégance rare, mystérieuse. Corps élancé, longs cheveux noirs. Nos yeux se sont brièvement interrogés dans le miroir fixé au-dessus du zinc ; son regard était intense, troublant. Elle ne s’est pas arrêtée. Elle était en partance, déjà, alors que je venais tout juste de découvrir son existence. La porte du pub a claqué comme un couperet. J’ai senti que quelque chose se brisait en moi, un sentiment indescriptible. Jamais je n’avais ressenti une telle attirance pour une inconnue. J’ai vidé ma pinte d’un trait. Sans réfléchir, je l’ai suivie dans la rue, à distance. Je ne prêtais attention ni au décor ni au contexte, encore moins à l’itinéraire qu’elle empruntait. Je me contentais de regarder sa silhouette évoluer dans les ruelles, sur les places, je me régalais de voir son ombre danser sur les façades. Aucune hésitation, aucun faux pas ; elle connaissait La Valette comme sa poche. Elle s’est finalement arrêtée devant une grande demeure qui m’était familière. J’ai craint un instant qu’elle ne se retourne et remarque ma présence dans la pénombre. Elle est entrée dans l’immeuble. Nous logions de toute évidence dans le même hôtel – certains soirs tiennent du miracle.

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J’ai patienté un moment dehors avant de prendre les clés de ma chambre à la réception. J’allais emprunter le grand escalier quand je l’ai repérée dans le salon de l’hôtel, installée dans un divan. Je me suis approché. Le regard bienveillant qu’elle a posé sur moi ressemblait à une invitation. J’ai pris place en face d’elle, dans un voltaire. J’ai engagé la conversation progressivement, mot à mot, en anglais – le mien était approximatif, touristique, le sien chantant et maîtrisé. Les classiques y sont passés : l’histoire et la géographie de l’île, la magie italianisante des Trois-Cités, la recette du lapin à la maltaise, la possibilité de se rendre sur l’îlot de Comino où ne vivait plus qu’une poignée d’irréductibles, la nuit qui tombait rapidement en novembre… Elle a accepté qu’on prenne un dernier verre ensemble. Le vin a délié nos langues. Originaire du sud-ouest de l’île, milieu de la trentaine, elle avait vécu presque toute sa vie en Grande-Bretagne. Elle était revenue au pays depuis peu de temps, en manque de ce microcosme dont elle semblait désormais ne plus pouvoir se passer. Attachée au service culturel municipal, elle était chargée de l’accueil d’un groupe de fonctionnaires venant de différents pays du Commonwealth ; un important congrès se tenait à La Valette pendant la première quinzaine de novembre.

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Elle m’a proposé de visiter une partie de l’île en sa compagnie le lendemain ; son groupe de protégés participant à une formation, elle était libre toute la journée. On est parti de bonne heure, en voiture. On a enchaîné les ports, les plages, les villes. Des images, la sienne surtout – chauffeur de luxe, guide sensuel, femme convoitée. On a terminé par La Valette. Elle m’a initié à la caresse de la pierre, celle des églises et des monuments à la gloire du passé, celle des fortifications, celle des quais et des ruelles en escalier… Le soir, sur la terrasse d’un restaurant posé comme un objet précieux au pied des remparts, presque au bord de l’eau, on s’est assis l’un à côté de l’autre pour ne rien manquer du ballet des bateaux à l’entrée du port. Elle m’a initié aux saveurs d’ici. Repas tout en finesse : risotto, poisson, vin rouge. Elle m’a converti à son rire, à ses dents parfaites, sa bouche tentatrice. Son corps tout près de moi. Son enthousiasme. Son amour de l’insularité et de la mer – ce qui nous liait indubitablement. Je lui ai raconté l’effet que son épiphanie dans le pub avait eu sur moi, la filature jusqu’à l’hôtel. Elle a souri, elle a rougi. On a encore bu du merlot en regardant les grands paquebots de croisière qui ressemblaient à des tours à appartements glissant sur l’eau. On est remonté dans le haut de la ville en se perdant volontairement dans les ruelles en forte pente, en faisant des pauses sur les marches ou en s’accoudant aux parapets quand une percée permettait de voir la mer. On a refait le monde en le transformant en île inaccessible. On a regardé les lumières de la ville et du port depuis la terrasse des Upper Barrakka Gardens. On a rejoint l’hôtel en se donnant la main. Le deuxième étage, sa chambre. Simplement, sans mots superflus. Elle m’a initié à la caresse de son corps, à l’oubli dans ses anfractuosités les plus secrètes…

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Anthea était allongée tout contre moi. Je me demandais si le monstre d’acier avait encore avancé pendant la nuit, s’il avait fait son entrée dans le grand port de mer, s’il touchait enfin aux chantiers navals de Senglea. J’ai laissé la belle au repos dans les draps blancs, corps sain dans un linceul à la forte odeur de sexe. J’ai gagné le dernier étage de l’hôtel où se trouvait le restaurant panoramique. Une belle lumière taquinait les eaux et surlignait les contours du port. La plate-forme était toujours là, au loin, en mer ; elle semblait être restée quasiment au même endroit. Je me suis servi un expresso dans la salle des petits-déjeuners, puis je me suis dirigé vers l’autre côté de la terrasse. J’ai porté la tasse à mes lèvres. Un coup de vent a envoyé la mousse de café sur les verres de mes lunettes. Après les avoir essuyés sommairement avec une serviette en papier, mon regard est resté accroché à cet autre horizon, minéral, calcaire, construit. Malte était une île, mais essentiellement une ville. Malte était un city-trip. Malte était un phénomène urbain posé sur d’invincibles fonds marins. Vers le sud, depuis les hauteurs de La Valette, ce n’était qu’une succession de banlieues reliées les unes aux autres, des axes rectilignes, des plans en damier, des structures précises. Mes yeux se sont heurtés à une ligne de crête, un léger relief : le plateau maltais. C’est là qu’Anthea m’avait emmené la veille, le matin, dans l’ancienne capitale : Mdina. Comme le contact et le goût de sa peau, ce toponyme avait été pour moi une révélation, un coup de poing qui avait fait voler mes sens en éclats. Mdina ! La médina, « la ville » en arabe. Et, séparé de la place forte par un fossé, le faubourg de Rabat. La cartographie de l’île était éblouissante. Mdina, Rabat… et Malte en Europe. La valeur refuge chère à certains perdait ici toute sa consistance. Tenté par le repli, le projet européen ne résistait pas à l’étirement des points cardinaux.

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Je ne pouvais me résoudre à quitter la terrasse. J’ai encore regardé longuement en direction de Mdina, là-bas, au centre de l’île, cette modeste éminence que les anciens avaient choisie pour la construction d’une citadelle, retraite ultime en cas d’attaque venant de la mer. La veille, dans la lumière du matin, j’avais siroté là-bas un autre café, sur une autre terrasse, dans un bar de l’antique cité. Anthea s’était moquée de moi car je n’étais pas parvenu à distinguer les monuments emblématiques de La Valette dans l’imbroglio des constructions plantées sur la côte. Le vent du large m’avait rappelé à l’ordre – l’expresso avait fini non pas sur mes lunettes, mais sur ma chemise, dessinant un îlot couleur café, une carte incertaine, un lieu qui n’existait nulle part, une terre idéalisée – une utopie. Mdina, Rabat, La Valette, Sielma, Saint Julian’s, Vittoriosa, Gozo, Marsaxlokk… Une toponymie plurielle, comme c’est souvent le cas, mais qui revêtait un sens encore plus profond là, au milieu de la Méditerranée. Malte était un pont. Malte n’était plus une ville du monde d’hier. Malte était un mélange sulfureux et opérant. L’île avait toujours été convoitée pour sa situation stratégique, pour son rôle de verrou entre la Sicile, les côtes tunisiennes et libyennes. Les occupations successives avaient façonné sa langue, mâtinée d’italien, d’arabe, de français et d’anglais, mais aussi son patrimoine, grec, romain, arabe, chrétien, britannique… La position géographique du petit archipel était limpide, elle résumait à merveille ses influences, sa stratification. Au nord, l’Europe continentale, ce creuset. Au sud, le Maghreb, porte ouverte sur l’Afrique. À l’est, Gibraltar, les anciennes Colonnes d’Hercule, la fin d’un monde, le début d’un autre, l’accès à tous les océans. À l’est, le mythe, les origines, la Méditerranée orientale, la route des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, leur expulsion de Terre sainte, leur établissement à Chypre, à Rhodes et finalement à Malte.

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Anthea n’était plus dans la chambre. Comme elle me l’avait annoncé, elle devait passer la journée sur la petite île de Gozo avec le groupe de fonctionnaires du Commonwealth. Elle espérait rentrer le soir, me retrouver, même si elle ne pouvait rien me promettre. Qui étais-je d’ailleurs, réellement, pour elle ? Un homme de passage, un touriste, un beauf en quête de soleil, un solitaire en manque de chaleur humaine, en manque d’amour ? Et qui était-elle pour moi ? Il y avait ce couple enlacé que nous avions formé dans le grand lit défait. Il y avait surtout cette femme qui m’avait ouvert les yeux sur les limites – géographiques et techniques – du monde occidental, cet univers sclérosé qui n’était plus apte à saisir le sens de son histoire. Je me suis étendu sur le lit. J’ai allumé la télévision et j’ai zappé un moment sans conviction. Une chaîne locale diffusait des images de migrants secourus au large de Lampedusa. L’île italienne était toute proche – moins de deux cents kilomètres à vol d’oiseau. Même si j’étais dans l’œil du cyclone, même si l’actualité désolante grondait autour de moi, j’avais le sentiment que cela ne me concernait pas. Résolument, mes pensées étaient ailleurs… J’ai quitté l’hôtel vers treize heures. J’ai passé l’après-midi à arpenter la vieille ville, démuni, les sens encore alertés par le parfum d’Anthea, par la vision de son corps nu et humide. En fin de journée, j’ai poussé la porte du pub où je l’avais vue pour la première fois. J’ai rejoué la scène, seul au bar, face aux pompes, face à mes doutes. Aucune apparition dans le miroir fixé au-dessus du zinc, aucun frôlement. Pas de femme épiphanique, pas de poursuite d’une ombre dans les rues de La Valette. J’ai rejoint l’hôtel ivre de bière blonde, le pas chancelant, les idées confuses. J’ai attendu Anthea toute la nuit. J’ai fini par me faire une raison. Elle avait sans doute été contrainte de loger à Gozo – une réunion qui s’était éternisée, le groupe qui avait raté le dernier bateau pour Malte ? Je quittais l’île lendemain…

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Le matin, je suis monté une dernière fois sur la terrasse panoramique de l’hôtel. J’ai cherché en vain la plate-forme pétrolière près du môle protégeant l’accès à la zone portuaire. Son escorte de rafiots avait bien œuvré pendant la nuit. Le monstre était désormais rangé en face de l’éperon fortifié de Senglea, près des cales sèches, aux côtés des vraquiers, des rouliers et des porte-conteneurs mélangeant la rouille aux champs chromatiques altérés – rouge, bleu, vert et jaune passés. Une activité intense régnait autour de la plate-forme, île flottante au projet pollueur, épave rugissante rentrée au port, dans le ventre liquide de la cité des chevaliers.

Je pressentais que j’allais probablement perde Anthea à jamais. Je ne savais presque rien d’elle. On s’était pourtant livré l’un à l’autre, on s’était mélangé, comme on invite une silhouette à valser – une danse… et la musique qui s’arrête soudain. J’ai fermé les yeux un instant. J’ai cherché refuge dans le souvenir de notre dernière nuit, dans ce qui avait déjà le goût âcre du temps qui passe trop vite. Dans quelques heures, j’allais quitter Malte, poursuivi par l’ombre d’Anthea, de la même manière que j’avais suivi la sienne dans les rues de La Valette deux jours plus tôt. J’aillais prendre un avion, survoler la mer, la Sicile, la Sardaigne, la Corse, puis le continent. J’allais retrouver la grisaille de novembre, ­l’Europe occidentale et continentale – ce monde qu’on disait idéal.

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