Dans cette pièce froide et à l’ameublement sommaire, perchée au quatrième étage d’une ancienne caserne réquisitionnée pour y loger les migrants, dans mon quartier général proche du centre de Bruxelles, je songe forcément à la guerre, la guerre en ses différents états. Celle qu’on dit civile, pleine de larmes et de sang, et de bombardements, dont je me suis tiré comme on choisit de fuguer, et puis une autre guerre qui ne m’effraie pas : ce long combat à mener contre moi-même, qu’il s’agit de liquider pour renaître en un autre.

Ainsi, dans ce qui pourrait passer pour une chambre d’étudiant et dont il est question de faire mon chez-moi à trente-six ans passés, afin de repartir du bon pied après m’être forgé une personnalité de rechange, j’en suis à contempler mon reflet dans le miroir, en surplomb de l’évier où faire mes ablutions.

Moi, et ce visage tout neuf, sur lequel j’hésite presque à mettre un prénom, alors que je viens de me raser la barbe ! Oui mais, pourquoi ?

Pour faire profession de bonne foi, je crois… Alors que, paradoxalement, je vois de mes yeux passer, dans les rues embrumées de cette ville étrangère où j’ai posé mon maigre bagage, oui je vois défiler plus souvent qu’à leur tour tant de blancs-becs à longue barbe !

De quoi perdre tout repère, de quoi m’abuser sur le cours de l’Histoire… Avant de réaliser que le port de la barbe, de ce côté-ci du monde des apparences, n’est qu’un effet de mode dont les hipsters, comme on les nomme, se font les chantres cérémonieux, plus proprets que s’ils sortaient du toilettage du Chien chic

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Comment étaient-ils, ce pays d’où je viens et la grande ville moderne que j’ai dû fuir comme à la cloche de bois ? Je m’en souviens encore, dunes de sable et barres de béton, rocs luisants et lumières aveuglantes, chaleur de serre, je m’en souviens un peu malgré tout ce qui s’est passé depuis mon départ. Mes fausses routes et ces rafiots, trains de nuit et camions à bestiaux, mes peurs et mes espoirs déçus, mensonges, travestissements. Les trahisons, aussi, que j’ai dû accepter, et les bouffées de violence qui m’ont pour ainsi dire sauté au visage durant un cheminement de près de huit mois.

Huit mois, ce qui est court quand on est dans l’action. Et ce qui, avec le recul, a tout d’une éternité.

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D’où je viens et qui étaient les miens, ceux de ma vie d’avant ? Je revois tout ça. Mais vaguement déjà et avec un certain détachement. Je les ressens, Yasmine qui était ma femme, et Zara et Bachir, qui étaient mes enfants, comme les présences de proches qui seraient décédés depuis plusieurs années. Et je l’avoue, malgré les photos d’eux que je porte sur moi, je ne parviens à leur restituer qu’un semblant d’existence.

D’ailleurs, je trouve toujours une bonne excuse pour rater le rendez-vous qui m’est offert, plusieurs fois la semaine, de dialoguer avec eux. Oui, je me surprends à esquiver chaque occasion de les revoir presque en vrai par la magie de l’internet, depuis le Centre d’aide sociale qui fait tant de choses pour les gens de mon acabit.

Même s’il est sûr qu’à ces êtres semi-imaginaires, ceux-là dont se composait ma famille, j’enverrai rapidement de l’argent, dès que possible enfin, de quoi faire leur vie sans moi en leur monde désormais si lointain. Un monde que seules m’évoquent encore les brèves séquences défilant au cœur des actualités, sur l’écran de notre télévision commune, au rez-de-chaussée de ce centre d’hébergement.

Leur envoyer de l’argent, comme preuve de mon amour d’alors. Payer, afin de me dédouaner, en somme. Pour feindre être fidèle à ma parole, ainsi qu’à certains des rêves qui nous étaient communs, du temps où je parlais d’eux comme de la chair de ma chair.

Bon sang, j’en ai les larmes aux yeux. Au point de les fermer, mes yeux, comme on ferme la lumière.

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Quand je me fais à nouveau face, comme à présent, même les clartés glauques du petit matin bruxellois ne nuisent pas à ce constat : je suis bien de ma personne. Et d’ajouter que cette personne est mon seul bien, qu’il n’appartient qu’à moi de mettre en valeur : pour me caser, pour progresser. Pour me refaire, ainsi qu’on dit au casino.

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Non, je ne doute pas un seul instant qu’un de ces prochains jours, mon avenir va passer par une des femmes d’ici, sentiments mis à part. Puisqu’il n’est pas indispensable que l’amour soit le déclic sine qua non du voyage sensuel, peut-être une rencontre m’attend-elle, semblable à celle que Slimane, mon voisin de chambrée, a faite le mois dernier au supermarché du coin.

La rencontre bénie, inespérée par lui, d’une femme d’un certain âge déjà, et portée sur la chose. Une femme dont il m’affirme que l’accostant devant le rayon boucherie, la précision est cocasse, elle lui aurait franchement soufflé à l’oreille qu’elle n’avait rien contre eux. Et ce eux, c’était lui. Qu’elle avait besoin d’un homme, d’un vrai. Et que cet homme, c’était lui.

Et de le recevoir chez elle, Slimane, à raison de deux fois la semaine. L’accueillir en maîtresse de maison dans son appartement social, qu’il n’oublie surtout pas d’enfiler des chaussons à l’entrée, ceux réservés aux visiteurs. Avant de traverser ce trois-pièces encombré de meubles empestant l’encaustique et de bibelots vieillots, avec vue sur un lit trop grand pour elle seule. La chambre des délices, la chambre des tortures où cette dame sans tabous, si désireuse de tout, à ce que m’affirme Slimane, lui ferait subir, lui ferait commettre les pires ignominies.

Comme pour lui apprendre à vivre au jour le jour. En même temps qu’à jouir, lui apprendre à survivre…

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Vivre, survivre, jour et jouir… Curieux, comme j’en suis à jouer sur les mots d’une langue que, il y a quelques mois encore, je ne maîtrisais plus qu’à peine. Cocasse, rafiots, cloche de bois et acabit… Bribes, rudiments, étrangetés du français qui me reviennent en tête et dans la bouche, et sont les souvenirs de deux années universitaires passées à Paris, quinze de ça au moins. Avant que mes parents comprennent, à mes maigres performances d’étudiant bambocheur, que l’éloignement ne me valait rien.

Vanité des vanités, me voici pourtant de retour, pas si loin de Paris : au cœur d’une patrie de rechange – le cœur de l’Europe, c’est dire ! – où je me suis récemment découvert un goût pour les études. Et où, ma foi, je commence même à cesser de penser en arabe.

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À quoi je crois ? La question m’est souvent posée ici, et avec insistance. Une interrogation que je me pose à moi-même, sachant que je ne connais ni par cœur ni de loin nulle sourate du Coran, nul aphorisme du Talmud, nulle prophétie ni parabole biblique. Autant de livres dits saints et que je n’ai pas lus : ils ne m’attirent en rien, sans que je me sois jamais demandé pourquoi.

Si ce n’est qu’ici, mis en situation, je commence à comprendre et je dois constater qu’au fond, je ne crois trop à rien. Ce qui n’aurait pas plu là-bas. Ce qui ne plaira pas ici non plus, si je l’avoue à ces Européens qui malgré tout, attendent que je fasse allégeance d’une façon ou d’une autre.

Dès lors, que faire ? Faire comme si, je crois… Comme si je partageais des croyances communément admises. Donner le change, tout simplement, me dis-je en arpentant ce boulevard désert et désolé où s’engouffrent les rafales de ce soir venteux. Avec au loin, en bout de perspective, telles les apparitions rêvées d’un New York miniature, les trois tours lumineuses du WTC. Et de me souvenir que j’ai d’abord dormi dans l’une d’entre elles, qui me semblait l’antichambre de la mort : là où se fait le tri des bons et des méchants.

Ah ça, ce que je suis prêt à endurer pour ne plus repartir, ne pas replonger dans l’inconnu ! Cette pression insidieuse, silencieuse est si forte, qu’elle me donne le tournis, que mes idées gambergent… Bon sang, si c’est ça qu’ils préfèrent, je vais me donner en spectacle ! Vendre mon âme à un de leurs diables et danser pieds nus, en pleine rue ou sur scène ! Marcher sur des braises ! Jouer au fakir, au Syriaque de pacotille sous des sunlights figurant un soleil au zénith ! Transfugueur que je suis, transfuge transfiguré gagnant comme il le peut le droit de s’installer dans ce pays de brumes et de frimas, où mon haleine givrée, quand j’expire par à-coups, me fait penser que mon âme me quitte.

Peut-on s’intégrer en demeurant intègre ? Une question qui me laisse d’autant plus partagé que j’en suis la réponse en constante évolution.

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