Ainsi, ce sont bien nos ancêtres qui sont à l’origine de nos mauvaises passions ! Le diable sous l’apparence du babouin, est notre grand-père.

Charles Darwin

M. pivota sur lui-même. Il tournait maintenant le dos à la fenêtre. On ne distinguait plus de lui que sa silhouette massive et obstinée qui baignait dans un éclaboussement lumineux. La pièce était assez sombre. On ne pouvait pas clairement distinguer les traits furieux de son visage. On pouvait en revanche sentir, par-delà la peau, la colère qui lui circulait dans les veines comme une onde radioactive.

Il était laid, très laid, quand il était dans cet état d’ulcération pathétique qui lui tordait les boyaux dans tous les sens. Il était en rage. Complètement et déraisonnablement en rage. Une rage folle, stupide, disproportionnée, qui le rendait affreux, et affreusement risible.

Et savoir par surcroît qu’il était hideux, et qu’il avait l’air ridicule (il en avait, malheureusement, la conscience très nette – la « lucidité », la clairvoyance, se prête parfois à des jeux retors dont il ne vaut mieux pas chercher le sens) redoublait sa fureur. Le mal de ventre qui le tiraillait depuis deux jours n’arrangeait rien à l’affaire non plus. Et de manière générale, il n’y avait pas grand-chose dans sa vie actuellement qui parvenait à tempérer ne serait-ce qu’un peu, ses accès d’humeur.

Il s’avança vivement, frappa la table de son poing, en assénant un sonore et catégorique « non, je n’irai pas » à son assistante et à son conseiller.

Il répéta, en beuglant et en postillonnant : « Je n’irai pas, non, je n’irai pas ».

La pauvre assistante poussa un cri de truie qu’on égorge, et se mit à pleurer immédiatement. Une débile c’est une débile, se dit le conseiller, surpris et gêné une fois encore. Il ne parvenait pas à s’y habituer. Ça lui arrivait pourtant très souvent à cette cruche, et M. ne se privait pas de la torturer chaque fois qu’il en avait l’occasion. Dès qu’elle se mettait à geindre, il lui hurlait dessus de plus belle en lui demandant d’arrêter son cinéma sur le champ, ce qui avait pour effet de dédoubler ses larmes, et de démultiplier la quantité de morve qui lui encombrait le nez.

Puis, invariablement, après une demi-heure ou une heure, et après avoir ingurgité un ou deux verres, M. se calmait, s’excusait et lui demandait de pardonner son impulsivité malheureuse.

Et elle acquiesçait benoîtement en séchant ses joues et en reniflant ; parce qu’elle lui passait tout et parce qu’elle reniflait tout le temps. C’était comme ça. Elle était un peu limitée, pas méchante, efficace pour plein de choses, mais limitée, vraiment limitée.

« Tu ne peux pas te le permettre », lui dit B., son conseiller de toujours et (non-accessoirement) meilleur ami. Ce statut (légèrement usurpé mais dont il usait à foison) permettait à ce dernier de dire haut et clair ce que d’autres n’auraient pas osé avancer sans marcher sur des œufs. Le privilège du cœur en quelque sorte.

B. commençait souvent ses remarques, avis, critiques et remontrances par la phrase « en tant qu’ami, je pense que… » et s’en suivait une série de propos plus ou moins fielleux, ironiques et virulents qu’il ne fallait pas prendre pour des mises en causes ou des tentatives d’inflexion, bien entendu, mais comme des pistes de réflexions et d’approfondissement des perspectives.

Évidemment avec un tel phénomène, ça ne fonctionnait, au mieux, qu’une fois sur trois, voir une fois sur quatre.

Mais B. avait tout un tas d’autres trucs et astuces pour arriver à ses fins. Il le connaissait son bonhomme.

Pleutre, influençable et capricieux, M. n’était au fond pour lui qu’une marionnette à diriger dans le sens du vent, et à articuler au gré des circonstances. Et tant que ça durait, ça durait, mais le jour où ça coincerait franchement, ma foi, il suffirait de faire girouette, de dire merci bonjour au revoir, puis de tirer sa révérence sans état d’âme ni scrupules, et d’aller sillonner des eaux plus clémentes et favorables.

La politique ressemble à la navigation côtière, tant qu’on peut éviter les récifs et les hauts-fonds, tout va, mais dès que ça accroche trop, mieux vaut prendre le large et éviter les tempêtes.

B. avait un sourire en coin que M. n’appréciait pas du tout. « Tu es au plus bas dans les sondages. Tu dois y aller et montrer que tu es à l’écoute de leurs revendications, promettre des choses, dire que ça va changer, faire bonne figure. Il faut évoluer, ou crever. »

M. ne se voyait pas du tout se rendre une fois encore à ce genre de réunion pour gauchistes immatures. Il en avait soupé des « indignez-vous » et des « nous pouvons », des « tout autre chose », et autres cancers de l’optimisme débordant.

Bla bla bla.

Ça le hérissait au plus haut point ce manque de lucidité, cette propension à se revendiquer de possibles alternatives qui conduiraient assurément le pays à la ruine et à la médiocrité. Il n’y avait pas d’autre solution que ce qui était actuellement proposé, point barre. C’est quand même pas compliqué de se serrer un peu la ceinture, merde. Et ces utopies à deux francs six sous (selon son opinion bien pensée, c’est-à-dire grosso modo fruit d’une lecture en diagonale rapide de quelques articles de journaux et magasines ciblés), ces barbus en chaussures montantes et pantalons serrés (archétype, selon M. de l’Indigné Type), ils pouvaient se les caler bien profond, là où ça fait mal.

Il répondit « je m’en fiche » et « j’en ai rien à foutre », s’empara d’un verre, le remplit à ras bord, le vida d’un trait avant d’allumer une cigarette.

B. le regarda d’un air moqueur, se dit que cette fois ce n’était pas gagné. Il lui précisa qu’il était vraiment temps qu’il passe à la vitesse supérieure s’il voulait s’accorder un tant soit peu avec l’ambition qu’il affichait. Il se leva de sa chaise.

M. ne répondit pas.

Il fumait.

Il fit tomber ses cendres sur le parquet en disant « merde merde merde » et puis « oh tant pis ».

B. le regarda droit dans les yeux, s’avança légèrement et précisa « je te dis ça tout en tant qu’ami. »

L’autre se contenta de hausser les épaules, en dégueulant un inaudible « c’est ça, c’est ça », puis il écrasa sa cigarette nerveusement.

Le conseiller sortit sans rajouter un mot. Il était atterré par le comportement ce petit connard arrogant qui n’en faisait qu’à sa tête. C’était de pire en pire, et ce péquenaud, ce petit faiseur, ce né le cul dans le beurre parmi les nés le cul dans le beurre, qui ne serait jamais arrivé à rien sans lui, et qui ne le reconnaissait même pas, ferait mieux de finir par sentir que ça ne fonctionnait pas comme ça, qu’il fallait un peu mouiller la chemise, et cesser de prendre tout de haut, ou à la légère. Un peu de sens de l’orientation ne fait de tort à personne.

Mais là, ça bloquait.

Il passa de l’amusement d’avoir assisté cette colère d’opérette à l’agacement de ne pas savoir comment faire rentrer dans le crâne de cet abruti que tout cela n’était qu’un jeu, et qu’il fallait changer de paradigme, sous peine de se faire un jour ou l’autre tout simplement écraser par surprise. Mais mettre cartes sur table avec un tel idiot ne pouvait aboutir qu’à un désastre.

Il en était convaincu.

M. congédia son assistante, décrocha son téléphone et appela sa femme. Il passa une demi-heure à se plaindre, à se répandre, se vautrer dans une complaisante paranoïa (« ils veulent tous ma peau, je n’en peux plus, ils sont tous sur mon dos, etc. »), sans se rendre compte qu’à l’autre bout, il n’y avait plus personne. Cette connasse avait déposé le combiné sur la table, le laissant jacasser, pleurnicher dans le vide. Il hurla si fort le mot « salope » que les murs en tremblèrent. Il arracha le fil du téléphone et jeta violemment l’appareil contre le mur, qui explosa en mille morceaux.

Son portable se mit à vibrer.

Sa mère.

Il ne manquait plus que ça.

La Veuve Noire allait une fois de plus lui dérouler son fil, tendre sa toile et essayer de le faire plier. Mais non, pas cette fois. Marre à la fin. Il soupira en l’entendant lui ressortir le discours imbécile de B. Il n’avait pas le choix, il fallait y aller, il fallait se montrer, il fallait montrer patte blanche, ne pas se replier sur soi-même, évoluer, évoluer, toujours évoluer, « c’est la clé de tout mon fils ! ».

Les temps étaient au changement, à la discussion, à l’ouverture et à la négociation.

Foutre.

Si ça n’avait pas été celle qui l’avait mis au monde, celle à qui il devait tout ou presque, et qu’il aimait plus que n’importe qui (à part lui-même), tout en la détestant cordialement (ambivalence du lien filial), il lui aurait raccroché au nez en lui proposant d’aller se faire voir chez les Grecs. Mais voilà, c’était elle, alors il écouta patiemment son charabia en sirotant un autre verre.

Ça l’ennuyait profondément.

M. était convaincu qu’il n’avait aucune marge de manœuvre et que pour remontrer dans les sondages, rien ne servait d’aller à ce genre de réunion populiste, ce qu’il fallait, c’est un bon petit drame auquel s’associer. Il en attendait un, il en trouverait un, le monde est rempli de drames dans lesquels il suffisait de se servir, avec une empathie et une sincérité non feinte, pour remplir l’urne de bulletins qui vous sont favorables.

Ce n’était même pas du cynisme, juste un constat.

« Maman, je n’irai pas, c’est dit, c’est dit, ça ne sert à rien d’insister. »

Elle lui répondit : « tu es un idiot », et il entendit cette tonalité typique d’une conversation interrompue brutalement lui résonner dans l’oreille comme une gifle. Et là, il avait beau avoir l’âge qu’il a, ça ne loupait pas, il eut deux secondes l’envie de pleurer comme un enfant. Sa mère, sa maman, venait de lui raccrocher au nez. Il se retint juste à temps, mais il était moins une, ses yeux étaient déjà tout humides et chassieux. Il se resservit un autre verre. Mais il ne se sentait pas mieux.

Il se palpa les abdos. Ils étaient durs comme de la pierre. Il avait la nausée.

M. mit ses pieds sur la table et bu encore, en se disant que ça l’aiderait. Il fallait qu’il sorte de cet état de nervosité invraisemblable. Et jusqu’ici, il n’avait pas trouvé mieux que l’alcool pour l’y aider.

Il avait de tout temps eu ce genre d’idée invraisemblable : l’alcool résolvait les problèmes, les siens en tout cas, les douleurs physiques, autant que les traumatismes psychologiques. Ça ne guérissait rien sans doute, mais ça marchait quand même, en surface tout au moins. Soins palliatifs donc, certes, mais soins quand même. Le mal continuait à le ronger en sous cape, oui, certainement, mais que faire, vers qui aller, et pourquoi ?

Il se coucha dans le canapé.

Il ferma les yeux un instant, et s’assoupit sans s’en rendre compte.

Il se réveilla brusquement. Il ouvrit l’œil, hurla et se leva d’un bond. Une araignée énorme lui faisait face. Son cœur palpitait à en sortir de sa cage thoracique. C’était une araignée Darwin. Une énorme araignée Darwin, qui ressemblait très exactement à celle qu’il avait vue dans ce fascinant documentaire (il avait une passion toute particulière pour les documentaires animaliers), la semaine dernière. Avec ses huit pattes velues et ses multiples yeux, ces yeux de toutes tailles, aux reflets changeants, qui étaient tous, à leur manière, des abîmes de noirceur. Qu’est-ce qu’elle foutait là ? Et pourquoi avait-il le sentiment qu’au fond il savait qu’elle allait venir, qu’il savait qui elle était ? Elle s’appelait Angela, il en était convaincu, sans savoir pourquoi.

Elle le toisa méchamment, il se mit à paniquer légèrement.

La pièce tourna dans tous les sens autour de lui.

Il voulut s’enfuir, mais son corps ne répondait plus comme il le voulait à ses intentions. Il vit dans un des miroirs qui pendait dans un des coins de la pièce, qu’il n’avait plus deux bras et deux jambes, mais bien huit membres crochus lui servant de moyen de locomotion, et qu’il n’avait plus deux mais bien huit yeux globuleux, ronds et noirs, impénétrables et mystérieux. Ça, c’était la meilleure, quand même.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Puis il comprit, « c’est un cauchemar, un bête cauchemar, je vais me réveiller dans quelques minutes ou dans quelques heures. » Il lui suffisait de se remettre dans le canapé, de fermer les yeux et de dormir. Mais comment ferme-t-on les yeux quand on est une araignée, il n’en savait foutre rien. Il essaya de se réinstaller confortablement, il se dit que boire quelque chose pourrait probablement l’aider à chasser toutes ces angoissantes circonstances. Son verre était renversé, il essaya de laper le liquide avec ce qui lui servait de bouche, mais ça n’était pas facile. La vie d’araignée n’est pas de toute simplicité se dit-il. Et c’est à ce moment que cette traîtresse d’Angela en profita pour lui sauter dessus.

Au même moment, venues d’on ne sait où, des centaines d’araignées se mirent à circuler partout. Elles arpentaient les murs en riant, en disant des choses qu’il ne parvenait pas à comprendre. Mais dans le flot de paroles il perçut les mots « abruti » et « crétin ». Puis elles disparurent toutes en s’engouffrant dans les trous et les brèches. Manifestement c’était une sorte de commando missionné pour foutre le bordel dans toutes les couches de la société. Saloperie.

Ça ne lui fit pas particulièrement plaisir.

Il aimait que les choses soient bien ordonnées. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place comme disait son père (qui n’avait ceci dit pas vécu longtemps, et ce n’était pas plus mal).

Son ventre lui faisait atrocement mal, ça ne faisait qu’empirer, il sentait qu’il était mûr pour une évacuation en bonne et due forme de toute la bouffe accumulée dans ses entrailles depuis deux jours. Il envisageait la chose comme un soulagement salvateur.

Il se dit qu’il fallait qu’il chasse cette Angela de malheur au plus vite, qu’il fallait qu’il chasse l’engeance de son bureau, et qu’il puisse se rendre aux toilettes avant de risquer de se répandre à même le sol, mais il était coincé sous le corps de l’autre et il n’arrivait plus vraiment à bouger. Qu’est-ce qu’elle foutait ? Elle le traîna vers l’endroit où la cendre de sa cigarette était tombée et lui mit la tête dedans, il voulut protester mais ça n’eut absolument aucun effet.

Elle allait certainement le bouffer tout cru (en fait), c’était ça qu’elles faisaient les araignées Darwin, et Angela n’allait pas se priver de ce plaisir. Mais heureusement pour lui, il savait comment faire, il se souvenait que dans le documentaire, les mâles s’en sortaient en faisant une chose toute simple, une chose à laquelle les mâles ne pensent pas si souvent pour dompter leurs bourrelles, alors que c’est du domaine de l’évidence : il suffisait de donner du plaisir à cette partenaire furieuse. Alors c’est ce qu’il fit. Il eut un peu l’impression d’être un gigolo, coincé sous le corps d’une sexagénaire ultra-poilue, mais il essaya de ne pas y penser. Au moins il n’avait pas à bander. Il n’y serait de toute façon pas arrivé. Il lui bava sur les organes génitaux du mieux qu’il put. Le bruit était ignoble mais l’effet fut immédiat. L’araignée femelle se détendit tout à fait. C’était la toute première fois qu’il pratiquait le cunnilingus sur un arachnide. C’était quand même étrange. Ce n’était pas vraiment ce dont il avait rêvé, mais il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. Angela se relaxa suffisamment pour qu’il puisse s’échapper. Mais il eut un réflexe totalement idiot. Il n’était décidément pas un bon stratège, ça le perdrait. Il bondit vers la gauche et tenta immédiatement une fuite vers la porte. Mais Angela le rattrapa facilement, lui assena un coup terrible sur la tête.

Il crut que c’était la fin.

Il s’effondra sur le sol.

Quand il rouvrit les yeux, il fut immédiatement pris à la gorge par une odeur immonde. Et il eut le sentiment de s’être roulé dans une mare boueuse. Il était du reste pieds et poings liés (si tant est que l’expression s’adaptait à sa nouvelle situation) : ligoté dans du fil de soie. Plus solide que du kevlar disait le documentaire. Il rit. Il se demanda quand il allait sortir de ce cauchemar. Il était pourtant bien réveillé. Tout ça n’était pas normal.

Il faisait nuit.

Les heures passèrent.

Il se rendormit.

Et le jour arriva. Il entendit la porte de son bureau s’ouvrir et vit les pieds de son assistante fouler le parquet de son bureau. Son hurlement fut immédiat. Et elle détala aussitôt en faisant claquer la porte derrière elle. Quelque temps plus tard, la porte reprit son chemin circulaire caractéristique de son ouverture. Des chaussures de mâles précédaient les talons de son assistante. Il ne pouvait toujours pas bouger. Il n’avait plus de force et les fils étaient vraiment trop solides. Il voyait pratiquement à 360 degrés, mais ça ne lui servait à rien. Et en particulier, ça ne lui permit pas, mais alors pas du tout, d’échapper au talon furieux qui le transforma en bouillie.

En bouillie Darwin, certes, mais en bouillie quand même.

C’était là son ultime transformation, toute sa destinée.

Sa dernière pensée fut pour sa mère.

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