Les Raisons de la colère

Jacques De Decker,

L’évidence est là, aveuglante. Le constat d’échec d’une civilisation, ou qui se prétend telle, qui avait cru mettre dans le mille, ou plutôt les milliards, en misant tout sur l’économie, très mal nommée au demeurant, puisqu’il s’agit plutôt de la prodigalité.

Prodigalité des ressources, des valorisations, des exploitations, des aliénations. Tout ramené au niveau du produit, du niveau zéro du matérialisme. La lutte contre le matérialisme dialectique, l’illusion d’y avoir mis fin, a produit un enfoncement plus abyssal encore dans le matériel, même humain, une immersion absolue dans l’illusion de la rentabilité.

Et quelle illusion ! Il faut revoir les condamnations des régimes qui, avant l’année 89 du XXe siècle, apparaissaient comme le comble de l’asservissement : le péril venait de l’Est, il menaçait nos sacro-saintes démocraties, considérées comme les meilleurs régimes pensables, autoproclamées sans concurrence sérieuse, susceptibles de nous mener triomphalement vers la fin de l’histoire, cet idéal appelé de tous les vœux, du moins de ceux qui en étaient les bénéficiaires. Et il est vrai que le cauchemar d’une époque inaugurée à Sarajevo et conclue dans un Berlin laissé à l’état de ruine trois décennies plus tard a ouvert des perspectives aussi féeriques que les contes occidentaux hollywoodisés par Walt Disney qui allaient forger les imaginaires des enfants du baby-boom.

Les colères, en cette période de pacification, allaient se calmer. Il faut dire qu’elles avaient dominé la période antérieure, dès les premières insurrections populaires dont la plus symbolique illustration avait été fournée par la Commune de Paris, réprimée avec la violence que l’on sait, mais relayées par d’autres, qui elles-mêmes allaient déboucher sur octobre 1917, loin du théâtre des opérations de la Grande Guerre, dérivatif à des affrontements sociaux qu’il fallait à toute force canaliser.

Tant de désastres, couronnés par deux crimes contre l’humanité sans précédents, l’un par son cynisme industriel, la Shoah, l’autre par sa démesure technologique expérimentée « pour de vrai », Hiroshima, ne pouvaient que conduire les esprits les plus belliqueux à plus de modération. Et ce furent ces années glorieuses où tout se reconstruisait, les cités et les empires industriels, les grandes structures pacificatrices, plus conformes aux impératifs du marché, perçu à juste titre en ce temps-là comme une alternative rentable aux excès belliqueux.

Il semble que l’on soit arrivé au terme de ce cycle. Ce qui avait porté tant d’espoirs au moment de la chute du Mur (là aussi, Berlin avait été le théâtre principal de la grande bascule) débouche aujourd’hui sur l’hébétude d’une Europe à bout de force, gangrenée par un désenchantement dont on ne voit d’issue que dans la déstructuration. Si elle ne s’est pas encore manifestée politiquement (Grexit ou Brexit sont agités comme des menaces que les scrutins et les faits ne sont pas encore venus confirmer), elle est à l’œuvre dans les esprits, en ce sens que les entités sous-nationales (Écosse, Catalogne, Flandre) s’autoproclament remèdes à la dérive, lorsque ce ne sont pas des pays entiers qui prétendent qu’ils se porteraient mieux s’ils n’avaient pas de comptes à rendre à une superstructure qui demeure aux yeux des « simples » citoyens aussi impénétrable qu’inefficace. Aveuglés que nous sommes par les approximations d’une information à la solde des puissances politiques et financières, incapables dès lors de voir clair dans un capharnaüm opaque d’impuissance bureaucratique, d’incompétence parlementaire et d’anarchie médiatique, est-il si étonnant qu’une révolte couve, qui s’est d’abord appelée indignation avant de verser peut-être un jour dans l’insurrection ?

Lorsque des signes s’esquissent de clarification de ces frustrations et de leur traduction dans des procédures démocratiques, comme on le constate en Grèce et en Espagne, il faut voir comme l’appareil traditionnel se raidit, refuse d’entendre, s’arc-boute sur le maintien des privilèges acquis. Pour ce qui est du berceau de la démocratie, il n’est pas question de passer l’éponge sur les turpitudes du passé (ce qui se passa cependant vis-à-vis du pays le plus hostile à cette attitude aujourd’hui, à savoir l’Allemagne) ; quant à l’Espagne, qui a elle aussi un passé pas précisément édifiant, il faut voir comme elle se cabre vis-à-vis des réformes promues par Podemos ! Ce sont deux situations limites, mais illustratives d’un état de fait qui se décline à des intensités diverses du Sud au Nord de l’Europe.

Tout cela se passe dans une partie du monde qui n’est, quoi que l’on dise, toujours pas détrônée de son leadership. Aurait-elle, sans cela, délégué la majorité écrasante des représentants réunis dans les Alpes bavaroises en juin 2015 ? France, Allemagne, Italie, Grande Bretagne (toujours membre de l’Union), flanqués des présidents des conseils et commission européens, avec pour nuls autres partenaires que les présidents américain et nippon figuraient dans la distribution de ce G7 dont le convive non invité brillait, au sens propre de l’expression, par son absence. Il est vrai que ce dernier est membre d’un autre club, le Bric, qui ne s’est constitué qu’au passage du millénaire et en est déjà, par la population, la puissance industrielle et financière et surtout le dynamisme, le principal protagoniste de fait.

La photo emblématique de la rencontre, diffusée partout, montrait un Obama tranquillement assis sur un banc public conforme à ceux de Central Park, devant qui gesticulait une Merkel visiblement soucieuse de convaincre son interlocuteur. Mais de quoi ? Il n’est pas important que nous le sachions. Nous vivons dans une civilisation de l’image, n’est-ce pas ? On nous en gave, nous en sommes cernés, et elles ne nous disent par définition rien d’autre que ce qu’elles représentent, tautologies, figures plates, dérivatifs à la réflexion, à l’approfondissement, dissuadeurs de l’esprit critique.

Que fait dès lors l’être vivant pris au piège ? Il hurle, gronde, vitupère sans trop savoir le motif de son mal-être. Il est tangible cependant, et consiste dans la forme où on s’obstine à le couler, tel une pâte molle qui ne prend consistance que dûment quadrillée, et sucrée au surplus. C’est de ce conditionnement – au sens où les produits proposés dans les supermarchés sont « conditionnés » – que les populations ont assez, d’autant qu’ils n’y trouvent aucune échappée à leur détresse. Travailleurs, ils en sont quittes à devoir accepter des emplois très éloignés de leurs compétences, s’ils en décrochent un ; étudiants, ils sont confrontés à une hausse de leurs coûts d’apprentissage que les bourses ne suffisent pas à soulager ; jeunes parents, ils hésitent à mettre au monde des enfants appelés à un avenir des plus précaires. Et cela au moment où les grandes institutions bancaires, responsables de ce gâchis, affichent des résultats quelquefois inespérés.

Et l’on voudrait que les clameurs de colère se taisent…

Jacques De Decker

10 juin 2015

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