Vous, les hommes, avez tendance à voir les réalités de votre seul point de vue et, notamment, que les anges évoluent uniquement dans les cieux, les espaces aériens, des lieux infinis que nous disputerions aux dieux. Assange leur préférait les caves, les souterrains, les bunkers. Il sortait de vos schémas mentaux, raison pour laquelle il échapperait à vos capacités de compréhension. C’était un être de la nuit, obscur, secret, replié sur lui-même. Le sculpteur Joseph Geefs en avait donné, dans un marbre de la salle des statues du xixe siècle, une représentation assez fidèle en lui collant les ailes aux épaules et le long du corps qu’il avait longiligne et diaphane. Des ailes de chauve-souris qui disaient sa nature nocturne. Son corps d’éphèbe, sa chevelure blanche qui captait les rares lumières auxquelles il s’exposait et ses sourcils d’albinos qui augmentaient son étrangéité rappelaient l’essence angélique d’Assange. Il avait un regard perçant, mais furtif, en particulier quand il devait plonger dans celui des femmes, de sorte qu’il n’avait jamais eu la joie de le laisser errer plus de trente secondes dans les yeux d’une belle qui l’aurait regardé avec une même intensité complice. Assange était seul, bien que connecté à des réseaux multiples.

Autre erreur commise par votre regard univoque : se croire les inventeurs des premiers univers virtuels, alors qu’il n’y a pas plus virtuels que nous, les anges. Ouvrir les yeux, les ouvrir vraiment, vous aurait fait découvrir bien des mondes, si proches du vôtre. Il vous manquait un peu d’humilité et les dieux eux-mêmes, vous les aviez créés à vos images, selon vos sens et votre perception des réalités. Je ne reviendrai pas là-dessus. Assange vivait à la fois en retrait, manifestant un goût prononcé pour le secret, aimait se retrouver avec ceux d’entre les siens qui partageaient le même sentiment d’être investis d’une capacité particulière à changer le monde, à l’améliorer, à le transformer dans le sens de ce qui leur apparaissait un progrès. Avec ses frères en mansuétude, il se mit en mission d’améliorer la condition humaine, souvent à l’insu des principaux intéressés. Vous, en l’occurrence. Il leur fallait un véhicule, un outil pour réaliser leur grand œuvre et vous leur en offrîtes un par cette invention qui vous fit basculer dans votre troisième millénaire. Une véritable révolution culturelle secouait la planète et allait en entraîner d’autres, dont Assange et les siens ne voulaient pas rester les spectateurs inertes. À ses yeux, Joseph Geefs l’avait déjà assez rigidifié, statufié dans la pierre, confiné à un immobilisme qui ne lui convenait guère. Mais peut-on contrôler véritablement l’image que les autres se figurent de vous ?

Assange s’ingénia à coloniser avec une rare énergie les systèmes informatiques, les ordinateurs, les messageries multiples et diverses, les plateformes d’échanges et les réseaux sociaux. Deux entités virtuelles allaient se fondre l’une dans l’autre par son intermédiaire et à l’insu de tous, sauf de quelques initiés triés sur le volet. Il se prit au jeu et se trouva pour l’occasion une âme d’enfant dont il fut singulièrement privé jusqu’à présent. Il vibrionnait de joie et d’enthousiasme. Lui qui vivait retranché, au-dessus de la mêlée commune, se sentait appelé par un souffle nouveau. L’excitation atteignit son comble quand il découvrit l’univers des hackers, comme nous invisibles, jouettes, diablement (si je puis dire…) doués, infiltrés, omniprésents, discrets, voire anonymes. Retranché dans un des plus petits de vos pays, à la jonction de plusieurs mondes, il choisit de vous infiltrer en créant le Chaos Computer Club, dont les adeptes prirent le nom de C.C.C. Nom de code, bien sûr. Qui s’ajouta à leurs mots de passe (non facturés) et autres logins. Assange tombait dans une enfance qu’il n’avait jamais connue et s’impatientait de traverser une adolescence de pied nickelé.

De hacker, Assange vira programmeur. Pendant longtemps, il n’y eut qu’un seul serveur pour héberger le fruit de son imagination fertile, un site révolutionnaire qui allait lui permettre de secouer l’humanité prise d’engourdissement. Assange voyait se déployer un monde fatigué de lui-même, une civilisation s’étioler comme tant d’autres auparavant, un siècle des Lumières s’éteindre. Ce petit pays auquel il s’était attaché et dont le destin était de s’intégrer à un ensemble plus vaste que lui-même se morcelait de l’intérieur, se fragmentait en petites baronnies régionales, bouffies de prétention au point de se vouloir à leur tour nations. Naissaient ici et là des ministres-présidents, excusez du peu, de territoires lilliputiens, entourés de cours pléthoriques de ministres, sous-ministres, gouverneurs et secrétaires d’État. Au point qu’on pouvait y devenir ministre de la simplification administrative… Assange voyait les efforts de nos prédécesseurs se réduire à néant, eux qui avaient rêvé d’une humanité enfin libérée de ses despotismes et obscurantismes, enfin animée par la seule recherche du bien commun et la volonté d’offrir aux démunis les moyens d’accéder à la dignité élémentaire. C’était à désespérer. Son invention lui ouvrait tout à coup de nouvelles perspectives et il en vint à espérer non seulement de pouvoir relancer le vieux monde, mais aussi de pouvoir transformer ceux qui vivaient toujours sous la coupe de despotes sanguinaires dans une misère sans nom. Quoiqu’appelée tiers-monde. Animé de cet idéalisme pétri d’un brin de naïveté et surtout d’inconscience, il ouvrit les vannes de son système. WiKiLiKi répondit plus qu’il ne l’espérait à ses attentes. Il se mit à aspirer toutes les informations possibles et imaginables, des plus secrètes aux plus anodines. Une somme croissante de documents tomba dans son escarcelle au point de devenir astronomique. Ce que même nous les anges n’avions pas collecté comme discussions et autres rencontres se retrouva entre les filets de WiKiLiKi. Assange avait sous les yeux un monde complètement déchiffrable, lisible, cartographié. Le globe était devenu de verre, d’une absolue transparence. Googleisé, wikipédié, facebooké. Assange imagina alors d’accorder à chacun le pouvoir d’accéder à l’information absolue. Totale et globale. Totalisante et globalisante. Il créa une liste de diffusion accessible à tous. Tous s’y précipitèrent.

Assange tenait le monde à bout de clic, plus que pouvait nous offrir notre nature d’ange. Et l’offrit à la curiosité des hommes. Banques, bourses, États, armées, églises, sectes, dictatures, multinationales virent leurs documentations et dossiers les plus secrets répandus sur les écrans de la planète. Chacun saurait entre quelles mains il avait confié son destin et comment redevenir maître de son sort. Assange et ses acolytes restaient tapis dans l’ombre. Une sorte de vertige, un comble pour un ange, s’était emparé de lui, d’autant que son opération commençait à susciter méfiances, suspicions et menaces diverses, dont il n’eut que faire. La crainte de le voir sombrer dans la mégalomanie ou la paranoïa s’empara de nous, d’autant qu’il restait sourd à toute mise en garde. Il était dans sa croisade.

Celle-ci s’orienta pour commencer dans deux directions, plus improbables l’une que l’autre : la Belgique et l’Égypte. Sa terre d’adoption et celle de ses fantasmes. L’Égypte et la Belgique. La patrie de pyramides séculaires qui virent mourir d’illustres dynasties et celle d’une butte léonine où se scella le futur d’un empire. La Belgique et l’Égypte. Une monarchie parlementaire à bout de souffle, écartelée, en panne de gouvernance, où toute contestation s’assoupissait sous le poids de l’indifférence et du désenchantement. L’Égypte, une civilisation phagocytée par un roitelet absolu, ses proches et sa garde rapprochée où toute contestation était muselée par la force et des pratiques sanguinaires, moyenâgeuses. L’Égypte et la Belgique, les bottes et les pantoufles.

Après avoir été l’apôtre de la transparence à travers sa machine à scoops, Assange se rêva hacktiviste. Il lança des appels au réveil des peuples, le belge endormi par l’ennui et l’égyptien assommé par la faim. Il secoua les uns et réveilla les autres. Nul ne sut clairement d’où venaient les appels. Personne n’incarna les mobilisations qui s’ensuivirent. En Belgique, les jeunes se rassemblèrent en révolution des frites, refusèrent les anathèmes proférés en leur nom, campèrent virtuellement devant un parlement orphelin. En Égypte, le peuple se souleva, le monarque s’effaça, l’armée s’organisa, l’espoir resplendit. Plus il y avait de monde dans les rues, moins il y avait de leaders pour organiser le renouveau. Ni groupuscules, ni partis, ni maîtres à penser. Refroidis par les expériences précédentes, personne n’osait imposer aux autres sa vision du futur.

Assange continua à alimenter la protestation, lança de nouveaux appels, multiplia les buzz. La jeunesse européenne se joignit à la protestation belge. Les peuples arabes n’en formèrent plus qu’un. Tout le monde se sentait porté par un enthousiasme commun mais personne ne pouvait imaginer comment cela se terminerait. Assange moins que quiconque. Le mouvement appelait le mouvement et celui-ci semblait sans fin. De plus en plus de manifestants se regardèrent interloqués. Plus ils descendaient dans les rues, plus les palais et les gouvernements se vidaient. Les choses s’emballèrent. Les manifestations tournèrent en rond. Les slogans s’épuisèrent. Personne ne voulut saisir le flambeau. Assange ne put se découvrir. Il ne le souhaitait pas non plus. La Belgique fut absorbée dans les nations alentour. Le roi s’exila dans ses villas méridionales. Le peuple égyptien se mêla à ceux des pays voisins en une grande nation panarabe qui se mit à vivre en autarcie et se coupa du reste du monde qui ne l’entendit pas de cette oreille. Par-delà la Méditerranée, deux blocs se toisaient. Une nouvelle guerre froide se mit en place.

Dépité, Assange bugua ses sites et se fit plus anonyme que jamais. Le roi était nu. Il réintégra son socle, replia ses ailes sur ses espoirs déçus et se mura dans un repli plus prononcé encore qu’avant, les pieds posés sur le serpent qu’il avait cru maîtriser. On ne lui connut plus d’autre expression que ces yeux froncés fixés au sol. Assange n’avait pas compris que vous, les hommes, n’aimez pas que l’on fasse votre bonheur malgré vous et qu’à tout prendre, vous lui préférez votre humaine condition. Vous repartiez pour un tour de carrousel. Pour le meilleur et pour le pire. Il en eut les ailes brisées.

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