Chaque été, depuis des années, c’est pareil : il n’y a rien à la télé. Pas la moindre brise de culture. Rien qu’une canicule de séries stupides ou de divertissements transparents. Chaque été, on attend l’automne et le retour d’une vraie télé. Et chaque automne, c’est pareil : on subit la nouvelle grille et l’on se désespère devant des émissions encore plus stupides et encore plus transparentes que la saison précédente.

Cette année… enfin ! La RTPF (Radio Télévision Populaire Fanfreluche) vient de mettre au monde une émission culturelle révolutionnaire sur la littérature.

« Qui a dit que les livres ne faisaient pas audience ? déclare l’administrateur général de la RTPF au journal Le Soir. Notre nouvelle émission, intitulée Attila, va déverser vers l’écran des hordes de téléspectateurs à vous écraser l’audimat. »

« Pour atteindre cette sublime ambition que constitue la littérature pour tous, poursuit l’administrateur général à La Libre Belgique, il fallait oser une formule osée (citation). Si les émissions littéraires étaient jusqu’à présent peu suivies par le grand public, c’est parce qu’une programmation passéiste les reléguait, comme de vulgaires SDF, au-delà de 23 heures. Aujourd’hui, la RTPF ose un virage à 360 degrés : Attila sera diffusée pendant tout l’été, le mercredi, à 15 heures. »

Et il précise dans Femmes Actuelles : « Non seulement les adultes en vacances vont se ruer sur cette aubaine, mais aussi tous les enfants, tous les adolescents, tous les étudiants qui ne sont ni à la plage, ni à la montagne, ni au camp de la mutuelle, ni au terrain de foot, ni devant leur console de jeux. Sans oublier les retraités qui ne sont ni au concours de couyon, ni en promenade au parc, ni chez Delhaize, ni à l’hôpital, ni devant le Tour de France. Attila : c’est l’invasion de la littérature dans les chaumières. »

J’allume mon poste. Ça commence.

Le décor est beau : deux piles de livres, sur lesquelles sont assis les présentateurs-vedettes, Ludivine (20 ans) et Ludovic (20 ans et demi) – c’est l’administrateur général de la RTPF qui dévoile leur âge à Télémoustique, n’hésitant pas à qualifier le duo de « pivots du XXIe siècle ».

LudivineBoooon-jour ! Pour inaugurer notre première émission, nous allons vous parler d’un bouquin exxxxxxxtraordinaire, phéééééénoménal. Qui s’appelle… qui s’appelle… oui, c’est ça… Le Palindrôle. Vous l’avez lu, Ludo ?

Ludovic – Je l’ai lu, Ludi. En une seule fois, sans m’arrêter.

Ludivine – Alors vous pourrez répondre à ma première question. Pourquoi l’auteur a-t-il a…

« Ça, c’est le cœur vital de l’émission, explique l’administrateur général de la RTPF au journal Le Soir, à La Libre Belgique et à Télé Z. Dans notre vécu quotidien, ne sommes-nous pas tous des Attila ? Combien de fois ne disons-nous pas : “Pourquoi ce con attila-rrêté sa bagnole sur mon trottoir ? Pourquoi ce foutu mister-cash attila-valé ma carte de banque ?” Etc., etc. Attila, c’est l’expression intrinsèque de notre langue, l’essence même de notre culture. »

Donc :

Ludivine – Pourquoi l’auteur a-t-il appelé son livre Le Palindrôle ?

LudovicMais tout simplement, Ludi, parce qu’il est drôôôôôle.

LudivineÇa, c’est vrai. Je n’ai jamais rien lu d’aussi drôôôôôle : le roman n’est constitué que d’une seule page.

LudovicUne seule page… et une seule phrase ! L’histoire est simple, l’action rapide et les personnages peu nombreux. Le Palindrôle, c’est de la vraie littérature pour tous. Gé-nial !

Ludivine – Deuxième question, Ludo : pourquoi l’auteur attila-ccumulé les inversions de mots, les renversements de sujets, de verbes et de compléments ?

Ludovic – Mais tout simplement, Ludi, parce que la phrase se lit de la fin vers le début.

LudivineNooooon ?

Ludovic – La phrase commence à la Ligne 15 et se termine à la ligne 1. Vous ne l’aviez pas remarqué ?

Ludivine Maintenant que je reprends le livre… Vous avez raison, Ludo. Oh ! c’est d’un ludîîîîîîîque !

Ludovic – Un lecteur attentif est toujours impatient de connaître la fin d’une histoire. Commencer par la fin et satisfaire d’emblée le désir de son lecteur, c’est tout le génie de cet auteur.

LudivineDe cet auteur qui s \appellerappelons-le si nous ne l’avons pas encore ditqui s appelle… John… euh…

LudovicC’est marqué sur la couverture, Ludi.

LudivineOui, c’est ça… qui s’appelle John Bée.

Ludovic – Bî, Ludivine. Pas John Bée ; John Bî. C’est un Anglais.

LudivineAh bon ?

LudovicAh ! ah ! ah ! Ludi, vous êtes irrésistible !

Déclaration de l’administrateur général de la RTPF aux suppléments Victor et La Libre Essentielle : « L’émission sera jeune. Très jeune. Et drôle. Riante. Pétillante. Décapante. Décoiffante. Déshabillante. Déshydradante. Débouriffante. »

Ludovic (reprenant son souffle) – Ludivine, vous n’aviez pas remarqué que le livre était écrit en anglais ?

Ludivine – Je n’ai fait que le survoler. Maintenant que j’y regarde de plus près… Ma parole, vous avez encore raison, mon cher Ludovic. Mais alors, pourquoi John Bnîîîî attila-ttribué à son livre un titre français ?

Ludovic – Ludîîîîîîque, ma chère Ludivine, ludîîîîîîque ! Le lecteur francophone entre dans la lecture de ce roman encore tout amarré aux racines de sa langue maternelle ; et il en sort transfiguré, j’oserais dire o-gé-em-méisé, dans la langue universelle !… Car, à l’heure où je vous parle, qui oserait, en effet, encore écrire en français ? Je vous le demande, Ludivine. Et je vous le demande à vous, amis téléspectateurs. À l’heure de l’universalité transfrontalière, quel esprit éclairé se permettrait encore la barbarie d’écrire la moindre virgule en français ? Dites-le-nous, amis téléspectateurs : l’écran est à vous.

Pause.

Ludovic et Ludivine disparaissent. L’écran est blanc.

« Oui, annonce l’administrateur général au JT de 13 heures, Attila se veut une émission autoactive et interférentielle avec la culture du téléspectateur. C’est notre concept de participactivité. Au moment où l’écran devient blanc – d’un blanc rêveur comme la page de l’écrivain – le téléspectateur peut, s’il le désire, se jeter sur son scriptch (sorte de marqueur électronique que l’on peut se procurer moyennant trois timbres prior aux guichets de La Poste, qui sponsorise l’émission) et, à l’aide de cet engin communicationnel révolutionnaire, écrire son avis, son opinion, sa réponse… DIRECTEMENT SUR SON ÉCRAN ! Son message sera à la seconde même transmis aux écrans de nos studios dans une interscripturalité tellement plus conviviale que par les antiques SMS. »

Je saisis mon scriptch… Trop tard : c’est la pub. Deux pubs. Trois pubs. Quat…

Je zappe sur d’autres chaînes. Un désastre. Rien que des séries d’été et des divertissements primitifs.

Retour RTPF. Revoici nos deux sympathiques animateurs.

Ludivine – Bravo, Ludovic ! Les téléspectateurs vous ont donné raison.

Ludovic – Eh ! oui, Ludivine… Comme il fallait s’y attendre : plus personne, aujourd’hui, ne s’humilie à écrire en français. Nos téléspectateurs nous l’ont prouvé : plutôt que de s’exprimer dans une langue morte, ils ont préféré le silence. Nos écrans scriptcheurs sont demeurés intégralement vierges.

Ludivine – Ce qui signifie que nous sommes arrivés au terme de notre émission qui, nous l’espérons, vous aura aidés à entrer de plein fouet dans une littérature certes dijfjfrfrcile mais ô combien passssssssionnante.

Ludovic – Grâce à nous, le lecteur aurattila-bsorbé toute la saveur et la profondeur de ce livre dense ?

Ludivine – Ou, au contraire, aurattila-choppé sur quelque difficulté stylistique ou grammaticale ? Peu importe : qu’il n’hésite pas à nous scriptcher.

Ludovic – Nous répondrons à tout scriptching.

LudivineAu service de la littérature.

LudovicC’était Attila, qui vous présentait aujourd’hui Le Palindrôle…

Ludivine – … de John Bîîîîîî…

Ludovic – … paru aux éditions…

Ludivine – … aux éditions… aux éditions…

LudovicSur la couverture, Ludivine.

LudivineAh ! oui. Aux éditions Roman.

Ludovic – Non, Ludivine, ça, c’est le genre de l’ouvrage. L’édition, c’est plus bas.

Ludivine – En effet, Ludo, vous avez encore raison. Aux éditions Glapimarre.

Ludovic – À la semaine prochaine.

Ludivine – Bîî bîî.

Ludovic – Pas bîî bîî, Ludi ; baï baï. C’est de l’anglais, ça veut dire « au revoir ».

Ludivine – Oh ! Ludo, suis-je distraite ! Bâille, bâille.

Pub. Je ferme mon poste. Il est 15 heures 05.

Quand je pense que des intellectuels bilieux prétendent que la littérature est en danger et que la culture fout le camp…

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