Au bar de l’Enfer

Jean-Louis Lippert,

« Bienvenue, cher hooligan ! »

Ce furent les mots d’accueil au bar de l’Enfer. Je répondis en passant une commande qu’on jugera singulière. En vérité, je n’avais guère le choix. Mais comment en arrive-t-on là ?

Mon nom est banal dans la région de Mons et j’aurais sans doute survécu à la finale si l’ironie du sort ne m’avait affublé du prénom d’Isidore.

Isidore Ducasse : d’un siècle à l’autre, une sourde malédiction frappe ce prénom lié à ce patronyme, quand ils rencontrent à Paris leur Jules-François Dupuy. Ainsi s’était présenté le mec aux tickets. Enveloppé dans son drapeau, visage tricolore, il ressemblait à un oiseau irradié de Mururoa dont le plumage aurait chanté la devise modernisée de sa république : efficacité, rentabilité, compétitivité. Ces mots traduisaient en langue d’aujourd’hui les trois anciens slogans de la Révolution. Comme ils étaient devenus les garants du progrès dans un monde mondialisé, je comprenais l’enthousiasme de cet homme et de la foule ce dernier 12 juillet : femme juchée sur des épaules brandissant sa bannière des droits de l’Homme telle une Liberté guidant le peuple, peuple rassemblé sans distinction de races ni de classes dans la plus égalitaire des communions, communion fraternelle rappelant celles de la Commune, de 1936 et de Mai 68. La coupe du Mondial serait ce soir le Saint-Graal d’une grandiose bacchanale de vérité, de justice et de morale où, du plus fier Kanak à l’humble patron d’une compagnie pétrolière, nul ne pourrait demeurer sobre.

Le célèbre mécène Pierre Bergé lui-même n’allait-il pas enivrer l’humanité réconciliée d’une chorégraphie magique, sur mise en scène planétaire, de trois cents robes de la Paix portées par des divinités venues du monde entier ? On prétendait ces robes, davantage que de paillettes, faufilées des grands noms de l’histoire de l’art. Outre celui de Delacroix, elles allaient ressusciter le génie de Van Gogh, de Picasso et du pop art. Affirmant sur tous les écrans qu’il offrait plus qu’il ne gagnait dans cette opération, le philanthrope de gauche proclamait donc déjà vainqueur de la finale son fameux sigle YSL, anagramme du lys des rois de France qui, dans cette banlieue rouge, dormaient à quelques pas du stade.

Quel adversaire sur le terrain (les Brésiliens fussent-ils drogués à mort) était-il en mesure de s’opposer à de telles images mythiques ?

Tout cela m’était revenu du fait que le vendeur de billets dans son drapeau se trouvait posté à l’angle de la rue, devant une boutique de fringues où s’arborait la marque du bienfaiteur un peu dingue.

Pardonnez-moi si j’avoue donc ici des choses personnelles.

Même si la revue Digraphe, à laquelle je collaborais naguère, avait été subsidiée par ledit démiurge, jusqu’à certain numéro critique sur la guerre du Golfe, suite à quoi je m’étais retrouvé sans emploi, il n’était nulle question d’en vouloir au destin. Cette guerre à Babel devait être juste et nécessaire, comme plus tard le génocide humanitaire organisé par les champions de la démocratie dans la région des Grands Lacs africains, non loin de mon fleuve natal, sous les couleurs de l’opération Turquoise.

Je croyais me souvenir en outre que la maison d’édition Messidor où j’avais pu placer un livre, après sa faillite signée par la débâcle de Moscou, s’était trouvée rachetée par un industriel proche du Parti, lequel avait aussitôt mis clé sous porte afin de financer la construction du Grand Stade de Saint-Denis. Ainsi s’égrène le chapelet des illusions perdues…

Coûte que coûte, il fallait accéder à d’autres paradis promis. Le hic étant qu’j’étais sans un. L’enceinte sacrée du stade se trouvait déjà traversée d’un voile de lumière qui, tout à l’heure, diviserait mortels et immortels ; ceux-là dans l’ombre floue, ceux-ci dans une visibilité surnaturelle, comme pour illustrer l’éclat des idoles platoniciennes.

Arrivé près du type aux tickets, je lui dis que j’étais scribouillard, que je travaillais sans trêve pour pas un liard, produisant une prose populaire dont le peuple belge ne voulait guère, et que je priais donc la société française, à savoir sa gauche plurielle au pouvoir, de me laisser déguster une marchandise qui m’eût coûté le salaire de trois années de labeur. N’étions-nous pas sur l’une des rares terres au monde encore placées sous l’emblème de la faucille et du marteau ?

A son éclat de rire s’en mêlèrent d’autres, ceux d’une vitrine, et les billets volèrent dans les robes YSL ainsi que le drapeau, dans un bris de ma vie dont les fragments s’éparpillèrent au sol, agonis d’injures pour avoir souillé l’honneur de la France, piétinés par képis de gendarmes et toges de magistrats, quand j’eus prononcé mon nom et qu’il eut dit le sien. C’est du moins ce dont je me souvins l’instant d’après, dans ce lieu pour lequel je venais de gagner mon ticket, qui me parut un bar sordide aux murs obscurs et humides, sur le zinc duquel trônait une coupe, lorsque je fus envahi d’une soif inextinguible et que mes lèvres en sang prononcèrent à l’adresse du personnage dissimulé dans l’ombre derrière le comptoir :

« Passez-moi la coupe. »

L’autre, dont je devinais à peine le visage, me tint un discours étrange tandis que du lointain nous parvenaient encore les clameurs assourdies du Grand Stade.

« Bienvenue, cher hooligan ! »

Je ne parvenais pas à discerner les traits de l’hôte de ce lieu. Sa formule d’accueil m’avait pourtant paru assez cordiale pour que j’ose à mon tour lui parler de manière un peu familière. Nul autre récipient ne se trouvait à portée de vue, ce pour quoi je m’étais permis d’emblée de désigner la coupe. Après un bref silence, au cours duquel il parut faire l’inventaire complet de mes pensées, tâche pour lui plus rapide que de recenser le stock de sa boutique vide, il s’appuya contre le comptoir pour entamer une sorte de confession d’une voix lente et débonnaire.

« Un certain Bertolt Brecht écrivait quelque part que, si les stades étaient pleins et les théâtres vides, il n’y avait qu’à montrer dans ceux-ci davantage de bon sport… À supposer que cela soit, ne pourrait-on, dans la foulée, exiger un meilleur théâtre sur la pelouse des stades ? Avouez que celui qui prévaut ces jours-ci nous a déçus… Puisque chacun sait que les joueurs sur le terrain n’interprètent plus qu’un rôle écrit par leurs sponsors, où il leur revient de s’identifier au rêve dont s’enrobe la marchandise qu’il s’agit de faire vendre, tout comme les acteurs donnent figure à l’image de personnages inventés…

— La coupe s’il vous plaît. »

L’impatience, non tant de me désaltérer que d’apaiser la brûlure inconnue qui me parcourait les veines, avait fait interrompre cette voix traînante. En outre, moins que jamais je me sentais en état de subir les vaticinations d’un phraseur. Après la mésaventure qui m’était survenue, seule une franche rasade à haut degré d’alcool pouvait alléger la douleur qui me broyait le crâne. Mais le type toujours dans l’ombre, pas gêné pour un sou, continua sa litanie.

« Dans une société que les riches ont établie pour écraser les pauvres, crois-tu que mon pouvoir soit tel qu’on l’imagine ? Cette guerre universelle où des millions de gens périssent pour une cause que nul n’ose nommer, penses-tu que j’y exerce encore un rôle comparable à ce que laisse deviner ma réputation ?… Crois-moi, la division réelle entre les hommes est devenue telle, si abjects les artifices de fausse réconciliation, que je ne sais plus moi-même où j’en suis… Tant de mensonges rassurants sur des vérités terrifiantes… N’as-tu pas remarqué toi-même comme tout est cul par-dessus tête ?…

— S’il vous plaît, passez-moi la coupe. »

Elle n’avait rien d’humain, la soif qui me torturait chaque fibre de l’âme. J’aurais voulu lécher les gouttes d’une sueur glacée pleurant aux murs de ce bar qui paraissait creusé dans une cave sous le terrain même où se jouait le match. À travers combien d’épaisseurs de terre les voûtes résonnaient-elles de l’écho lugubre des supporters ? Et pourquoi diable avais-je eu l’idée saugrenue d’assister à la finale, au lieu de me contenter des exploits de nos couleurs ? Même si les Belges n’avaient pas eu de flamme, pas de feu, pas de jeu. Même si le seul vif-argent de l’équipe était celui des Nègres, ce pour quoi ils devaient rester sur la touche. Même si nous ne sommes plus capables, en football comme en littérature, et dans d’autres domaines, que de gérer un éternel match nul, car zéro c’est déjà quelque chose, un petit capital qui peut rapporter gros. Et même si nos goals marqués ne peuvent l’être que de l’estomac ou par force de l’inertie, tant ces joueurs sans jambes auxquels il manque la tête sont l’image même de notre pays. Peut-on parler, en outre, de l’infinie médiocrité des journalistes, qui ne fait que répondre à l’attente de l’aimable clientèle ? Et toujours cette soif démoniaque, au moment où les sous-sols du stade vibrent de l’explosion d’un but.

« Par pitié, laissez-moi boire jusqu’à plus soif !

— Mais tu as eu ta chance pour boire… Comme disait l’autre, il y a un temps pour construire et un autre pour détruire… Il y en avait un pour se soûler, vient le moment de dégueuler.

— Rien qu’un coup, un petit coup d’la coupe.

— Du calice tu veux dire.

— Une seule goutte pour l’éternité.

— Au point où t’en es. Tiens, vas-y.

— Mais ça pue !

— Qu’est-ce tu crois ?

— Ça pue le pétrole…

— Tu croyais p’têt’boire du ceci est mon sang ? C’est quelques étages plus haut mon gars. Moi j’ai pas la patente pour ce genre d’alcool. »

À mesure que mes yeux s’acclimataient à la pénombre, je pouvais discerner le visage du patron derrière son comptoir. L’exact sosie de Jules-François Dupuy, brave logeur d’Isidore Ducasse qui avait retrouvé mort dans son lit l’auteur des Chants de Maldoror, brave revendeur de billets dans son drapeau tricolore. Lui-même n’avait cessé de me scruter. Dans son regard dansait une lueur moins de malice que d’honnête satisfaction pour une transaction menée à bien.

« Tu me reconnais enfin ?… Bravo ! Je ne suis autre que le Belge ou le Français moyen… Oh ! je sais ce que tu penses… Encore vous, on vous voit partout ! C’est ce que tes yeux semblent dire… Mais crois-moi mon gars, même pour moi la vie est dure…

— Excusez-moi, sans vous vexer…

— Non, je ne corresponds plus fort à l’image qu’on peut se faire de moi. Que veux-tu, c’est ma force, même si je me sens très faible ces temps-ci… Autrefois j’avais une vraie gueule d’enfer, je portais beau, tu peux pas savoir comme c’était la belle vie… Aujourd’hui, face à la concurrence des multinationales, je ne suis plus rien d’autre qu’un petit boutiquier.

— Si vous permettez, j’aimerais quand même boire un coup…

— Mais je n’ai rien d’autre à t’offrir ! À la belle époque, tu aurais pu trouver ici tous les alcools du monde… Encore heureux qu’il passe un gars comme toi de temps à autre… Un qui s’obstine à diviser plutôt qu’à rassembler le monde… Grâce au ciel, si je peux dire…

— Tant pis, je veux boire, même si ça pue le pétrole.

— Je te le déconseille… Même si les affaires vont mal, on n’offre pas n’importe quel produit frelaté. C’est une question de dignité.

— Ma soif est atroce… À cause de vous qui m’avez fait venir !

— Tu rigoles ?… Ah oui je vois… Le type qui t’a envoyé… Parce qu’il me ressemble, tu crois sans doute qu’il fait partie de ma bande ? Penses-tu !… Sa place est depuis longtemps réservée aux étages du haut… Comme celles du fabricant de robes et du mécène qui régalent au rez-de-chaussée… Comme celles du Président et de tous ses ministres qui dansent aux tribunes d’honneur… Écoute-les… La France vient de marquer un second but…

— Mais alors la coupe ?

— Crois-moi mon gars, je n’ai vraiment plus qu’un commerce ridicule… Si c’est pas la faillite, c’est grâce à la débrouille…

— Je ne comprends pas. Cette coupe…

— Mais oui, c’est moi qui l’ai. Comme toutes les cartes sont brouillées au rez-de-chaussée, il y a moyen de s’arranger… J’ai profité de la mêlée qui aura lieu bientôt… Écoute, le troisième but… Pour me faufiler et piquer l’objet symbolique… Personne ne l’a remarqué. Tout à l’heure, ils seront occupés à brandir l’illusion d’un trophée…

— Mais d’où vient cette odeur de pétrole ?

— Tu me fais rire ! Tout le monde se bat pour le pétrole. C’est l’un des enjeux du football. Ces clameurs signifient que le vainqueur est la compagnie française… N’as-tu pas remarqué comme les djinns marocains, les félins africains, les cangaceiros brésiliens, mais aussi tout le sang nègre des équipes blanches, avaient nourri ce Mondial ? Il fallait donc s’attendre à la couleur sombre du breuvage contenu dans la coupe. Quant à son odeur, crois-tu que la société pétrolière française qui gouverne le Nigeria pouvait faire pression sur ce pays à moindres frais ? Toi qui prétends écrire, avais-tu entendu parler de Ken Saro-Wiwa, exécuté par pendaison en novembre 1995 pour crime d’écriture par le régime du général Sani Abacha, lui-même aux ordres de ceux qui chantent et dansent en haut dans les tribunes ? Qui dira que le sang de cet homme étoilait les robes de la Paix des mannequins de toutes races qui ont défilé sur la pelouse du stade ? Bientôt viendra l’heure des cérémonies… Toutes ces embrassades… L’imagination, le style des tricolores… Plaisir immense de toutes ces différences enfin réconciliées… L’illusion de la coupe qui passe de mains en mains… Puis le feu d’artifice final… Magie de la pyrotechnie… Jadis, une spécialité de ma boutique !… Extraordinaire jaillissement des fusées, débauche de lumières offertes à chacun des mortels… Rien d’autre qu’imagés… Gigantesque leurre se présentant comme seule réalité possible… Rédemption pour tous dans la communion de l’instant… Dans un monde pareil, où ne règne plus qu’une voix unique, moi que mon nom désigne comme celui qui divise, quel est encore mon rôle ? »

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