Vivre m’est difficile, mais vieillir, plus grave encore.
La distance est mince entre ce qui semblerait en santé et ce qu’on dissimule, jusqu’à plus ample informé.
Être malade se présente comme une forme d’archives.
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J’ai pour les enfants des autres — puisque je n’en ai pas — une compassion que je m’étonne ne pas m’accorder à moi-même.
Peut-être parce qu’à mon âge, je n’ai plus à me soucier de la qualité de l’eau que j’aurai à boire dans trente ans.
Et que je sais les livres que j’ai lus.
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Il me semble être devenu définitivement malade le jour où j’ai compris que mon médecin était plus âgé que moi.
Nous pourrions avoir à connaître l’amitié de deux agonies.
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Les escaliers sont un endroit dans lequel on chute assez fréquemment, pour l’embrouille, et les lits sont des fauteurs de troubles qui ne laissent aucune trace dans les statistiques. A-t-on trouvé meilleure place pour le mal au dos, la fièvre, les justifications d’absence, un dernier soupir ?
Quand vous viendrez, je ne serai peut-être pas à mon bureau.
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Ce qui s’agite dans la douleur n’a pas de réponse dans l’apaisement.
Au plaisir, il faut donner des horizons sereins.
Et non pas mettre au repos, mais reformuler les angoisses.
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D’un bout à l’autre, ne jamais rien savoir de son propre squelette.
N’apprendre que l’extérieur et se vouloir en forme.
Politique des apparences.
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Quelque chose dans le surveil viole l’intime.
Se savoir ausculté jette un trouble dans la métaphysique de nos jours.
Pour l’homme comme pour l’État, il y a des confidences inavouables.
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Suggérer que l’innocence soit remboursée par la sécurité sociale.
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Dans ce qui est devenu notre vocabulaire usuel, encommissionner ressemble étrangement à ce qui, dans le cabinet médical, se nomme palper.
Sous couvert de remède, une manière de voir comment la guérison se suffira d’une analyse superficielle.
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Être en bonne santé n’offre aucune garantie.
Sinon celle que, nonobstant, la Terre risque de rester encore à peu près ronde.
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Nous n’avons pas de forme déterminée.
Ni de fin promise.
Ou l’inverse.
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N’importe où, devant les tabliers blancs ou sous la froideur du stéthoscope, nous aurons la rage longue de vouloir survivre.
N’importe comment, y compris sous forme d’agonie et de manière tremblante.
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Ne pas bouder si cela sonne plus de trois fois avant que quelqu’un décroche.
En certains pays, il n’y a même plus d’ambulance.
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Un serment, sans doute, pose les fondations.
Une loyauté cimente le reste du bâti.
Sinon, d’où tiendrais-je cette certitude de pouvoir continuer ?
Mais le risque se fait grand d’être trop vieux au moment de terminer le toit.
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Notre premier tourment ne se trouvera jamais causé par l’insouciance. Ni le deuxième par la désinvolture. Ensuite viendront le scalpel mou des politiques extérieures, le bloc opératoire de campagne, une désolation ou un week-end à Deauville pour se remettre.
L’engagement n’est pas coûteux, mais l’engagé s’avère ruineux.
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En termes de santé, il semblerait qu’il n’y ait pas de valeur égale, pas d’équité devant l’éternel.
Au mieux, une négociation avec le risque ou une habitude de légumes frais. Quoique dissimulés derrière une forme d’injustice flagrante.
Évidemment, je ne m’aventure pas à parler de la situation en Somalie.
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Le pire, avec l’échéance, c’est qu’elle est annoncée comme toujours reportée jusqu’au moment où elle s’invite en secret pour abréger.
Y compris dans les palais.
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En somme, nous connaîtrons des maux grandissants, une monnaie soumise à inflation et une mémoire poreuse pour l’horaire des consultations.
Insensiblement, nous aurons des lenteurs dans la marche et une certaine surdité au bruit ambiant. Et puis des insomnies qui se confondront avec les pertes de conscience.
Dehors, la foule pourvoira aux nécessités du monde.
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Écœuré.
Je peux trop bien dire ce qui viendra de ma douleur, et jamais assez de la souffrance que je vois.
S’éloigner solitaire après la promiscuité d’une salle d’attente avant consultations. Subir un journal télévisé.
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Il y a sur nos fractures le plâtre de quelques sourires.
Nous avons de la tendresse pour nos plaies, nous sommes habitués à nos anciennes cicatrices.
Il semble que ce soit toujours aujourd’hui que l’on divorce.
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541 jours.
Une erreur de diagnostic ? Un mal sournois ?
Ou, peut-être, une convalescence.
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Il semblerait que nous n’ayons d’autres grâces que de nous en remettre, au moindre péril, à une caste de doctes.
Mais, au fond, pour quelle rédemption, pour quelle résorption ?
Dans la plupart des cas, admettre l’autorité revient à s’assujettir aux plaies.
Habitué à soi, le plus atroce vient certainement d’être amené à penser que, pour les autres, ce sera terrible.
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Grâces, disais-je.
Mais si peu entretenues autrement que dans l’attente. Ou dans la marge d’erreur.
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Ce n’est pas grave, mourir. Cela n’enclenche aucun reproche, aucun regret.
Cela reste toutefois l’instant même où le monde, tout le monde disparaît, a déjà disparu, est occupé ailleurs… Ou chacun cherche à ne s’apercevoir de rien. À expérimenter une forme de distraction.
« Vous disiez ? »
Note sur le rapport : a fait ce qu’il a pu.
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Devant la télévision — documentaires ou feuilletons —, savoir le monde couvert de scientifiques qui veillent sur nous, notre passé et notre avenir. Pour un bien serein et généralisé, avec laboratoires et compétences.
Derrière l’image, toujours, pourtant, les troubles ou la boucherie, les cravates et les mallettes aux dossiers sans âme.
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Se sentir mal mène souvent à entretenir une forme de désarroi, un insensible dommage qui ne s’associe plus aux propositions de la publicité souriante.
Dans le cadre d’un État, on parlera de crise — dont le virus demeure inconnu et pour lequel un quelconque vaccin reste très improbable.
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La gravité de l’heure n’apparaît pas effrayante.
Mais les discours — ou les silences — qui en rendent compte témoignent du besoin d’effarer.
En phase terminale, certains envoient l’armée avec le sourire. D’autres mangent devant la télévision.
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De nos gouffres, nous puisons notre importance.
Encore faut-il en baliser les parois pour rester vertical.
Le fossé se veut moins profond, mais son temps se fera plus long.
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Vivre.
À dates fixes, à horaire régulier.
Comme les fêtes carillonnées et les armistices.