Désert médical

Yves Wellens,

À I.F., inévitablement.

Bonot était en cinquième année de médecine, quand il avait lu la déclaration que fit le docteur Michel Garretta, lors d’une audience de son procès à Paris, au début des années 1990 : au président qui lui demandait comment lui, médecin, avait pu laisser sciemment écouler, à destination des malades hémophiles et sous l’égide d’un établissement officiel (donc censé être garant de la santé publique), des stocks de sang contaminé par le virus HIV, il avait rétorqué : « Mais, monsieur le président, je ne suis pas un médecin qui soigne ! » À vrai dire, sur un plan symbolique, il y avait presque trop de significations profondes (d’un mouvement, d’un basculement, d’un reniement) dans cette simple réponse : comme si un crime, pour une fois, pouvait être résolu, non par un détail que seule une longue et minutieuse enquête fait émerger, mais par une surabondance de preuves, diverses, variées et toutes parfaitement indiscutables. 

C’est peu dire que la réplique de Garretta prit Bonot de plein fouet ; il était trop tard pour renoncer : il lui fallut poursuivre sa formation ; en même temps, il avait senti sa vocation s’échapper, presque s’évanouir. Il lui fallut presque une décennie pour reprendre pied. Quand il évoquait cette période, il se comparait au pilote d’un avion, qui ne se décide pas à atterrir, parce que tous les terrains pour le faire lui semblent également impraticables. Il n’était pas assez fortuné pour ouvrir son propre cabinet; et il ne se sentait pas paré pour rejoindre une association de médecins. S’il accepta plusieurs postes pour des missions humanitaires, c’était toujours avec la perspective de rentrer au pays ; mais là, il renonça aux offres de cliniques universitaires, et rejeta en des termes peu amènes les propositions de laboratoires médicaux ou industriels (à moins que ce soit pareil…) ; il refusa de devenir un mandarin, et de signer des articles que d’autres écrivaient. Finalement, il répondit à la demande d’un ami, et s’installa dans un village des Ardennes. En même temps, il correspondait avec des chercheurs ou des journalistes pour dénoncer certaines pratiques et suivre certaines affaires, comme récemment celle du Mediator, en France.

Bonot avait besoin de cette vie presque rustique, sans le tumulte qui accompagne une carrière bien menée. Il aimait son métier, mais n’avait jamais retrouvé la flamme qui l’animait avant que Garretta lâche son énormité. Quelque chose s’était brisé alors, qui ne pouvait plus revenir.

Dans les villages qu’il sillonnait, le docteur connaissait bien chacun de ses patients. Il s’informait de leurs trajectoires, prenait le temps de les écouter, conseillait les plus jeunes, en hébergeait parfois certains chez lui quand ils étaient en rupture de ban ou en perdition, assistait aux fêtes et aux enterrements. On lui demandait parfois de prononcer des oraisons funèbres, et il entamait invariablement cet exercice en disant : « Ce n’est pas le médecin qui parle… » En fait, il jugeait parfaitement normale, voire légitime, son absence de réflexes corporatistes. Il professait que « le médecin qui soigne » doit s’intégrer à la vie de son quartier, de son monde. Et ce monde, comme tous les autres, lui renvoyait quelquefois un miroir déformé. Il s’était fait agresser, par des toxicomanes en manque. Quand ils étaient arrêtés, il les visitait en prison, il suivait leur traitement et leur trouvait de petits travaux, que la plupart, hélas, conservaient rarement.

Et puis Bonot mourut, après un malaise cardiaque. Les causes du décès ne laissaient aucun doute. Pourtant, comme s’il avait pressenti sa fin, il avait laissé des instructions dans une lettre qu’on retrouva bien en évidence sur son bureau.

Il y écrivait ceci : «Quelle que soit son origine, et même si, comme c’est probable, elle est naturelle, je veux que l’on déclare que je suis mort des suites de ses blessures… »

Et l’on respecta ce vœu.

Son enterrement fit accourir des sommités, des professeurs prestigieux qui se répandirent sur ses apports de praticien, des témoins qui attestèrent tous de sa probité et de son intégrité. Mais il ne fut pas remplacé au village.

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