Combien de fois ne l’avais-je pas vu ?

À la télévision, à la une des quotidiens, en couverture de la biographie en tête de gondole chez les libraires, au premier rang des personnalités le jour du défilé national ou encore présidant l’inauguration de ce prestigieux bâtiment public érigé au cœur de Bruxelles. Toujours, il m’était apparu semblable : costume bien coupé, cravate d’une élégante neutralité, démarche calculée.

Ce mercredi-là, je le retrouve assis dans le couloir de l’hôpital, face à la porte fermée du Prof. Leloup — Oncologie. Il occupe le dernier siège de la rangée. Il a maigri. Il prend peu de place. Le Monde diplomatique en main, il fixe du regard la ligne noire, horizontale, qui court le long du mur. Je m’assieds à quelques places de lui et tente de me plonger dans un Mots croisés, niveau un.

— Le docteur aura du retard.

La voix laconique de la secrétaire médicale nous fait lever les visages et croiser les yeux. Nous aurions préféré ne pas nous rencontrer.

— Bonjour ?

— Bonjour !

Poliment, nous nous tournons légèrement l’un vers l’autre parce que se détourner l’un de l’autre n’était plus possible. Lui, qui subissait toujours les batteries de questions des journalistes, m’interpelle :

— Vous allez bien ?

Je me tortille. Si je suis ici, c’est précisément parce que je ne vais pas trop bien. Il le sait et sa pseudo-aisance m’interdit de lui poser la même question. Le malaise s’installe. Finalement, la distance qu’impose le statut professionnel a du bon.

— Oui, merci.

Bien sûr, nous avons participé aux mêmes déjeuners de presse et aux mêmes visites. Bien entendu, il s’est amusé de mes interviews stéréotypées et de mes prises de notes à la volée. Aujourd’hui, le silence radio qui s’impose à nous est bien plus pesant qu’un scoop. Un doute pourtant : craint-il de me voir utiliser cette entrevue forcée, dès demain, dans les colonnes de mon quotidien ? Il sait qu’il n’en sera rien. Lui et moi sommes dans la même galère et les pinces du crabe se resserrent. À défaut d’être complices, il nous faut être solidaires.

Soudain, deux gamins, suivis d’une femme à l’air éreinté, déboulent dans le couloir. Ils ne s’assoient pas à nos côtés et nous nous sourions.

À la une du Monde diplomatique, l’« affaire » de ces enfants africains adoptés (contre le gré de leurs parents ?) par des familles européennes en mal de petits à aimer, à éduquer, pour remplir une case affective vide. Comme ma grille de mots croisés qui n’avance pas.

— Monsieur Roger Parvis, c’est vous ?

Il acquiesce, se lève, entre dans le cabinet médical sans se retourner. Je suis terriblement seule.

Pourtant, en arrivant à l’hôpital, c’est une fourmilière que j’ai traversée. Dès l’entrée, autant de contrastes que de pathologies connues ou non. Regard vide, visage émacié, le profil de ce jeune malade (la chemise qu’il porte, frappée aux initiales de l’institution, m’indique cet état) m’interpelle, assis sur le muret d’accès. De la main gauche, il serre la tringle qui supporte les perfusions de la main gauche et porte une cigarette à ses lèvres de la main droite; il a la vie et la mort entre les doigts, à moins que les uns l’aient déjà serré à la gorge avant les autres.

Bousculée par un visiteur pressé, je m’écarte et m’engouffre dans le sas d’entrée. Ici les files d’attente, là la cafeteria; à droite, le kiosque à journaux, à gauche, les guichets d’information. À mes côtés, une quinzaine de visages inquiets scrutent le tableau des étages : de – 3 à + 6. En quelques lignes et autant de chiffres, les destins humains s’ébauchent, de la maternité à la radiothérapie, des inscriptions aux urgences. Bonheur et horreur se côtoient, révélant tous les vertiges que suscite l’univers (in)hospitalier.

— Madame Hélène Valence, c’est vous ?

Décidément, l’assistante ne varie ni le ton ni le vocabulaire. Je la voudrais plus accueillante, elle est professionnelle. Pas de question inutile, la routine, l’objectif à atteindre : écouter (écouter ?) un maximum de patients en un minimum de temps.

— Bonjour, professeur.

— Bonjour, madame. Asseyez-vous et rappelez-moi votre nom ?

— Valence, Hélène Valence.

— Ah, oui ! Madame Valence. Comment vous sentez-vous ?

Que lui répondre ? Stressée ? Le mot est insignifiant. Fatiguée ? Il le sait. Inquiète ? Peut-il s’en rendre compte ?

— Je suis satisfait. Très satisfait. Le bilan est excellent et votre dernière prise de sang est d’une stabilité exemplaire. Décidément, vous me surprendrez toujours.

Je n’ai jamais su si être une énigme aux yeux des autres était réconfortant. À l’instant même, le bonheur suprême auquel j’aspire est de me fondre littéralement dans la masse, dans ce tsunami d’inconnus qui quittent l’hôpital en cherchant à emplir leurs poumons d’un air neuf.

J’emprunte les mêmes couloirs. De service en service, les lignes murales changent de couleur et, sans la ligne noire, je suis prête à y voir un arc-en-ciel. À l’angle de l’un de ces boyaux, je croise la jeune femme voilée et flanquée d’un homme aux aguets qui me précédait au guichet de la polyclinique. Accompagnée d’une infirmière, elle porte le pyjama bleu imposé pour certains examens cliniques. Un bonnet de même texture et de couleur identique lui enserre la tête entièrement. Ses longs cils noirs filtrent toute émotion.

Bruits de roulements à billes : chariots de soins, service du laboratoire, plateaux repas, va-et-vient des lits, distribution des cafés, des livres de bibliothèque… Les résonances métalliques dominent.

La rame du métro grince. Mon corps est balloté, j’étouffe à cette heure de pointe et des odeurs indéfinissables — je préfère d’ailleurs ne pas les identifier — se répandent. J’ai repris mon travail et je me dirige vers le journal. Chaque matin, la rédaction établit le « chemin de fer », le déroulé des événements de la journée que le cours du temps viendra immuablement modifier.

— Aujourd’hui, la mort de Roger Parvis. En une, bien sûr ! Qui s’en occupe ?

Je ne souhaite pas couvrir le sujet. Heureusement, des confrères ont anticipé la nouvelle et sont déjà sur le coup.

Une idée me traverse l’esprit : le professeur Leloup assistera-t-il à l’incinération de Parvis ? Pas un instant je ne peux imaginer que, compte tenu de ses convictions, l’animal politique ait souhaité pour lui-même un office religieux. Ce qui l’aura certainement rapproché de son soigneur.

— Hélène, si tu as une info pour le dossier, préviens-moi !

— Je n’ai rien. Je couvre l’« Affaire » des enfants africains. Il paraît qu’il y a du nouveau.

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