Beau comme la rencontre de Mozart et de Rembrandt sur une table de dissection, le regard de Joachim Pressler semble avoir jusqu’à présent échappé au commentaire. Le génial inventeur de l’orthographe pincée (imité par les zélateurs de l’écriture poinçonnée) a sans doute dû son anonymat quasi-total à l’obscurité de sa naissance, à celle de sa vie tout entière et à une mort parfaitement conforme à celle-ci puisque, semblable à de nombreux contemporains, il passa de vie à trépas sans insister.
Né le jour même du décès de Rembrandt et mort au moment exact où naissait Mozart, il ne doit cependant pas à cette double coïncidence le fulgurant passage de l’âme que quelques auteurs de récits fantastiques se sont plu à imaginer. Bien plus, ignorant la peinture comme la musique, il s’est simplement contenté, aux heures creuses, d’imaginer cette orthographe pincée qui consiste à concentrer à ce point l’écriture que toutes les lettres paraissent se confondre en un seul signe, comme cela peut arriver pour la signature de certains sultans. Tous ses écrits sont indéchiffrables à l’exception du dernier, resté inachevé, où l’on peut distinguer les mots Ich weiss das, sous l’amorce d’une série de ratures. Joachim Pressler, de son vrai nom Joachim Pressler, tenta vainement de faire reconnaître son génie. Aucun imprimeur ne consentit à le recevoir ne fût-ce que quelques minutes. Il vécut d’expédients, ne se maria pas et mourut sans descendance appréciable ou identifiable. Dans les quartiers chauds de la ville qu’il ne quitta jamais, le nombre de naissances clandestines diminua de façon significative après sa mort.
Le comte Baldur von der Straf, son imitateur et son cadet, était un graveur particulièrement doué. Inventeur des principaux filigranes bancaires, il proposa lui-même à Mozart de réduire la totalité de son œuvre à une seule note comprimée. Le musicien se contenta d’éclater du rire qui avait fait une partie de sa notoriété. Le graveur songea mélancoliquement qu’il n’avait pas plus de chance que Pressler et s’adonna alors à la boisson et aux stupéfiants. Ses nombreux enfants (bien légitimes, ceux-là) refusèrent son héritage aux cris de « Mozart et Rembrandt, tiens, tiens ! »
On a longtemps ignoré comment le comte von der Straf a eu connaissance du travail de Pressler. Le cadastre de la ville de *** révéla cependant qu’ils avaient été voisins ; le petit Baldur récupérait les déchets non périssables qu’il trouvait à proximité, pour en faire, à toute vitesse, d’ingénieux assemblages qu’il signait du nom de Kurt Schwitters ; on peut donc supposer que ceci explique cela.
Pourtant un doute subsiste, car on connaît les imprécisions maniaques du cadastre qui empêchent d’entrer dans les détails alors que Dieu et le Diable s’y trouvent comme chacun le sait. Ainsi restera-t-on coincé, et même poinçonné, dans la futilité des incertitudes ; et on ne peut désormais qu’espérer que le nombre de signes ne dépassera pas la moyenne requise.
Un peu d’idéologie
Après avoir achevé la Vue de Delft et les Demoiselles d’Avignon, Rembrandt se dit qu’il était temps de s’attaquer au Requiem. Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, il n’y avait donc pas de temps à perdre. Le Requiem, comme on s’en souvient, fut achevé en trois jours ; mais l’écriture à la hussarde en faisait un supplice pour les copistes, et on dut finalement faire appel à l’armée. Or celle-ci, habituée aux fanfares, ne comprit rien au manuscrit, qui resta longtemps en quenouille. Il fallut toute la patience de Maspero pour en venir à bout et découvrir, dans la pénombre, quelques personnages que les couches successives de vernis avaient longtemps dissimulés.
— C’est bien trop moderne, tout ça, soupira-t-on. Et il n’en fut plus question.