C’est trop facile de toujours compter sur le sacrifice des meilleurs d’entre nous pour asseoir le triomphe de notre médiocrité… Trop facile de leur demander – sans le dire, pour n’avoir pas à les remercier – de renoncer à ce qu’ils pourraient être pour faire advenir ce que nous ne pouvons devenir seuls. On dit, dans la littérature, qu’il est plus simple de donner que de recevoir : cette phrase ne peut qu’être formulée par ceux-là mêmes qui ne donnent rien. Pour s’offrir, de surcroît, le manteau du sacrifice volé à leurs généreux donateurs. Et puis voilà, il y a le temps et ses accrocs, la vie qui ne glisse pas comme la Meuse, long fleuve tranquille et sale à la liberté brimée, endiguée. Il y a des accidents, et pour beaucoup la peur de perdre un allié utile, pour quelques autres, la brusque découverte d’être passé si près, trop près, de la perte d’un ami précieux. Un grand Jacques l’a dit, ou presque : « C’est trop facile quand une amitié se meurt / Qu’elle craque en deux parce qu’on l’a trop pliée / D’aller pleurer comme les hommes pleurent / Comme si l’amitié durait l’éternité »…

Alors, à toi qui n’as jamais fait semblant, sinon de n’être pas fatigué lorsqu’il eût fallu te reposer, à toi qui trop sévèrement comprimas ta voix propre pour parler de celle des autres, la vie t’a peut-être fait un cadeau, après nous avoir fait si peur, cadeau dont nous ne fournissons que l’emballage, de papier comme il se doit, et d’encre pour ruban : parle donc, notre grand Jacques, prends maintenant le temps de nous parler de toi, de nous faire pleinement entendre ta voix…

Avant-propos de la première édition, 1995

 

Une forme de légèreté et de grâce jaillissait dans L’Autre Grand Jacques, publié en 1995 à l’occasion des 50 ans de Jacques De Decker.

Ces textes, prose et poésie rassemblés par ses amis du monde littéraire et sa famille, mêlaient progressivement images et émotions, moments empreints de souvenirs et de partage qui font le goût de notre existence, et la rendent tellement riche. Jacques avait vu dans ce bouquet d’anniversaire bien plus qu’un hommage : une célébration de la vie et de l’art de la joie.

En rééditant L’Autre Grand Jacques comme premier volume d’hommage, nous voulons retrouver ce moment joyeux avec ceux qui ont pu, il y a 25 ans, apporter leur fleur au bouquet ou en savourer la lecture. Nous voulons aussi élargir le cercle, donner l’opportunité à ceux qui n’ont pas connu Jacques à l’époque de le retrouver avec le même enchantement – et la pointe de nostalgie qui accompagne le regret de n’avoir pas participé à une fête réussie. Ils découvriront combien il était resté fidèle à lui-même, poursuivant une trajectoire cohérente, harmonieuse, à la fois rêveuse et en prise avec le réel – la trajectoire d’un flâneur faussement dilettante, ou plutôt absolument dilettante et amateur, au sens étymologique de ces deux mots : qui prend du plaisir et qui aime. Et toujours les rencontres, le goût et ce don de l’amitié, l’insolite, les questionnements qui offrent à l’existence un relief et au quotidien une touche de volupté, le regard attentif porté à la culture, à la nature… et surtout aux autres.

Jacques aimait les étapes des quarts de siècle ; il avait organisé de main de maître l’anniversaire de l’Académie la même année que son double quart de siècle, et cette année, nous aurions pu célébrer conjointement les trois quarts de Jacques et le quatre-quarts de l’Académie…

 

Jacques nous a quittés ce printemps, par un dimanche de Pâques flamboyant. D’autres amis l’ont précédé. Ils nous attendent dans leurs textes, bien au chaud dans les châles de mots tissés de papier et d’encre, d’humanité et de curiosité. Tous, ils continuent de nous guider, de nous éclairer de l’autre côté du miroir. À les relire aujourd’hui, dans le chaos du monde, renaît l’envie – et la nécessité – de renouer avec l’essentiel : la poésie, -l’amitié, l’exigence créatrice… tout ce que Jacques et ses amis ont porté.

Une part majeure de ce que Jacques nous laisse est une joyeuse gourmandise ; alors, pour lui être fidèle, savourons !

décembre 2020

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