Après six jours et six nuits, quelques millions d’années, des guerres, des catastrophes en tous genres, des tentatives de représentation divine sur terre – toutes plus ou moins boiteuses et vouées à l’échec -, après avoir tout essayé pour que, malgré tout, ça fonctionne vaille que vaille, dix-huit siècles après un ultime essai de contact direct avec cette création et ces créatures foireuses, Dieu soupira et dit :

— Ça n’a qu’à être bon ainsi. J’en ai ras le missel, je prends congé pour une éternité. Lire la suite


C’est trop facile de toujours compter sur le sacrifice des meilleurs d’entre nous pour asseoir le triomphe de notre médiocrité… Trop facile de leur demander – sans le dire, pour n’avoir pas à les remercier – de renoncer à ce qu’ils pourraient être pour faire advenir ce que nous ne pouvons devenir seuls. On dit, dans la littérature, qu’il est plus simple de donner que de recevoir : cette phrase ne peut qu’être formulée par ceux-là mêmes qui ne donnent rien. Pour s’offrir, de surcroît, le manteau du sacrifice volé à leurs généreux donateurs. Et puis voilà, il y a le temps et ses accrocs, la vie qui ne glisse pas comme la Meuse, long fleuve tranquille et sale à la liberté brimée, endiguée. Il y a des accidents, et pour beaucoup la peur de perdre un allié utile, pour quelques autres, la brusque découverte d’être passé si près, trop près, de la perte d’un ami précieux. Un grand Jacques l’a dit, ou presque : « C’est trop facile quand une amitié se meurt / Qu’elle craque en deux parce qu’on l’a trop pliée / D’aller pleurer comme les hommes pleurent / Comme si l’amitié durait l’éternité »… Lire la suite


Marek Mauvoisin vint appuyer sa longue et haute silhouette à la balustrade de pierre rongée par la pluie et la pollution. Le ciel sur Bruxelles était gris ; du haut du Mont des Arts, sur les lieux de son long règne sur les lettres belges en leurs multiples facettes, Mauvoisin se sentait envahi par une immense lassitude. « Tout ça pour ça », murmura-t-il, en appuyant sur le dernier « ça » comme un lacanien désenchanté. Devant lui, la ville était déserte, comme dévastée. Mauvoisin songea qu’elle était à l’image de la culture qu’il avait si longtemps chérie et servie, dévastée par l’incurie de responsables irresponsables, lesquels n’avaient répondu au dévouement d’une vie – au dévouement ? Au sacrifice ! – tout entière dédiée à cette culture que par l’ingratitude et le mépris. Il avait été commissaire à la culture, directeur du musée des lettres ; aux yeux de ses anciens employeurs, il n’était plus rien. Poète et malade, mais malade surtout de ce qu’il voyait autour de lui… « Ô rage, ô désespoir, ô jeunesse ennemie ! » siffla Mauvoisin entre les dents. Lire la suite


12 avril 2020 ; en plein confinement, celui qui présidait au destin de Marginales, cet « autre Grand Jacques » dont plusieurs auteurs avaient célébré, 25 ans auparavant, le demi-siècle, nous quittait. La presse a titré de sa phrase usée : « il a tiré sa révérence ». Pas sûr que Jacques De Decker aurait apprécié la formulation, qui suppose, dans son sens premier, l’accord et la volonté de celui ou celle qui s’en va. Lire la suite


À Bérengère Deprez et René Zayan

Sapienbourg, 3 Nuée de l’an 1968 de l’ère Prodigieuse

Très cher Johann,

Je suis ravi d’apprendre que tu as pu rentrer chez toi sain et sauf après les rixes ignobles auxquelles nous avons été mêlés, à notre corps défendant (dans tous les sens des termes), l’autre soir. Où vont notre belle ville et notre antique institution ? Quand nous sommes arrivés à Sapienbourg, toi et moi, dans le fol espoir de nourrir notre pauvre esprit de tous les savoirs de la terre prodigués par la vénérable Maison Suprême du Savoir et ses honorables Pasteurs de la Science, nous doutions-nous que nous serions pris dans cette tourmente absurde ? Nous étions amis depuis notre plus tendre enfance ; nos différences ne nous étaient jamais apparues comme des obstacles à cette amitié, et même nous n’y pensions jamais. Que tu aies les cheveux et les yeux clairs, que les miens fussent sombres était, au mieux, un détail amusant qui traduisait nos caractères respectifs. Et voilà qu’arrivés ici pour devenir intelligents, on tente de nous apprendre que ces signes anodins révéleraient des divergences profondes nous interdisant de vivre et d’apprendre ensemble… Lire la suite


À tâtons, il se rapprocha de la muraille. Sa main hésitante se posa sur la roche humide. Il se laissa retomber, les fesses sur la terre battue, le dos contre ce mur. Mieux valait ne pas chercher à identifier la nature de ce qui le recouvrait. Il n’y avait que dans la littérature que les murs pleuraient. Ici, entre l’eau d’une source proche et du sang, combien de fluides pouvaient expliquer cette viscosité ?

— Qu’est-ce que tu fous ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il n’avait pas pu encore distinguer le visage de celui qui partageait la cellule. Il ne savait pas pourquoi il était là, même si les options étaient réduites. Mais il avait appris à se méfier. Trop tard, sans doute. Ou bien n’était-il jamais possible de se méfier assez, à moins de s’enfermer, de fuir le monde, de se cacher la tête dans le premier sable venu. Et cela, Thomas en était incapable. D’autant qu’avec ce qui se passait, même les autruches n’étaient pas à l’abri. Lire la suite


George II : ô rage, ô désespoir, ô jeunesse ennemie ! Ai-je donc si peu vécu pour subir une telle avanie ! Mon père avant moi a subi cet affront et je devrais à présent boire au même calice !

Le fou : Vous remettre à boire serait-il sagesse ou folie ? Certains diront qu’il eût fallu ne jamais vous arrêter, et d’autres pleureront que vous sombriez à nouveau.

George II : Faites dire des messes, sortez les missels ! Ah, ce pays mérite mille morts de me traiter ainsi !

Le fou : Pour les morts, le compte est bon, et largement.

George II : Que sont donc ces bruits ? Et que sont ces gens ? Lire la suite


Alors, au premier jour, Dieu retroussa les manches. Assez dormi. Il y aurait deux temps dans l’éternité : avant, et le sommeil divin aussi insondable que celui qui précède la naissance de nos semblables ; après, et sa sieste, bénie soit-elle, qui permit aux hommes d’explorer toutes les variations du bien et du mal. Entre les deux, quelques jours de travail. Le plafond, le plancher, les murs et leur décoration ; la valetaille, la cour (haute et basse), le garde-manger (pour végétariens et carnassiers), les loisirs (Eden-Park, centre de repos pour grabataires repus ; It’s-a-small-small-World et ses attractions « Survival on Planet Earth » et « Success Stories », les livres dont on n’est jamais le héros). Quand on pense que le responsable de ce bâclage a obtenu un tel triomphe, qu’il se fait encore aduler aujourd’hui, on reste perplexe. De deux choses l’une : ou tous les espoirs sont permis et les politiciens y trouvent la justification de toutes leurs dérives ; ou c’est le désespoir assuré pour les artisans et les amoureux de la belle ouvrage. D’ailleurs, je me trompe : ce n’est pas une alternative, les deux constats sont complémentaires. La bouteille à moitié pleine pourvoit à l’ivresse des ambitieux, le flacon à moitié vide noie le chagrin des autres. Amen. Lire la suite


Baptiste Morgan était arrivé à New York en début d’après-midi. Dans quelques jours, il fêterait ses trente-huit ans. Ce n’était pas pour cette raison qu’il avait décidé, sur un coup de tête, de s’embarquer pour cette destination où personne ne l’attendait, où personne non plus ne le rejoindrait. Il n’avait aucune raison d’être là. Mais Baptiste était convaincu qu’il n’avait aucune raison d’être nulle part. C’est pour ça qu’il avait choisi New York. Ville où le monde entier se retrouve et où chacun peut se perdre. Micros et Cosmos dans le même bateau. Qui tombe à l’eau ? Baptiste s’était fait sourire, mais cela n’avait pas duré. Il n’avait pas le cœur à sourire. Après avoir récupéré ses valises et avoir pesté sur une douane tatillonne (en français, il avait marmonné, devant le fonctionnaire qui déchiffrait soigneusement son passeport, « Est-ce que j’ai une tête de terroriste, moi ? »), il s’était engagé dans une interminable file pour un taxi et avait fini par répondre positivement à un jeune Noir souriant qui lui proposait un service limousine sans file d’attente. Lire la suite


Jadis, je fus un enfant. Je le crois du moins, ce qui en soi n’est pas si mal, puisque de toute façon le passé est incontrôlable – quoi qu’en pensent certains. Je portais déjà le même nom, et sur mon visage devaient sans doute sourdre ces traits sans grâce qui composèrent ensuite ma physionomie d’adulte, et qui se décomposent aujourd’hui. Ce nom, je le partageais bon gré mal gré avec les êtres qui formaient l’entité plus ou moins large et diversement appréciée d’une famille. Près de moi, il y avait ma sœur Rachel, de sept ans plus âgée que moi et qui, dès que j’eus l’âge de comprendre et de retenir ce qui se passait et se disait autour de moi, m’a toujours semblé préoccupée par la quête d’un mari – avant de le rencontrer, parce qu’elle craignait de n’en jamais trouver, et ensuite, quand il se perdait dans les bistrots de la ville parfois plusieurs jours durant. Rachel… tu n’étais pas superbe, mais enfin, tu étais ma sœur et j’aurais souhaité avoir un autre beau-frère que ce fainéant de Moïshe – regrets tardifs, tu m’excuseras. J’ai pourtant fait ce que j’ai pu… Lire la suite