Barbarismes et borborygmes

Françoise Nice,

L’enfant : Maman, maman, regarde !

La mère repasse :

Tais-toi et mange !

L’enfant : Maman, maman, regarde !

Elle lâche la pile de linge

Twin towers,

le loft story de la guerre

 

On nous casse tout,

on n’y peut rien

plus on en voit,

plus on ne sait rien

 

Twin towers

apocalypse de la modernité, qui révèle en même temps son omnipotence technologique et son impuissance concrète.

 

Sur la planche, la vapeur fuse

 

Un peu plus tard, sous la couette

un demi-sommeil brisé,

l’ouïe abusée,

instants de panique

pour un feu d’artifice

27 fusées

 

L’entre-deux c’est

le grondement des avions comme en 40,

même si on n’a pas connu 40

une mémoire insoupçonnée se lève de la chair de l’histoire

 

Et la mère dit à l’enfant : ce n’est rien, mon chéri, rendors-toi

 

L’entre-deux c’est

dans la cuisine, éplucher les derniers jours de la vie de tous les jours

au-dessus de la poêle

pelure après pelure

suer d’angoisse

 

Ma petite entreprise ne connaît que la crise

lundi gris,

mardi noir,

mercredi le jour d’après

le jeudi cherchez l’ennemi

le vendredi,

grande prière, raie au beurre et lumières du shabbat

 

Non

Le vendredi on fait

son vendredi

et ses trois minutes de silence

 

Les tours fument encore

la mère lâche le fer

et se recueille

 

Assomption de la démocratie : se taire est une parole politique

une marque noire s’imprime sur la toile d’amiante

 

L’entre-deux

c’est la peur des gens

et un nouveau devoir civique :

Soyez patriotes, consommez !

 

Le samedi, pour toute la semaine

les courses dans une grande surface

au rayon librairie

Entre le noir et le rose

les mains bredouilles

entre l’album souvenir du 11 septembre et les photos d’un

bonheur royal

 

Icônes d’une apocalypse et d’une nativité.

Une femme dit : Aucune guerre n’est juste

et reprend sa lecture, à l’unisson de la joie princière

 

L’entre-deux,

c’est l’attentat en direct,

mais deux jours d’attente

avant de voir le visage du bébé

la vie invisible et la mort en pavane.

 

L’entre-deux c’est

Ground zero

les tours fument encore

 

L’entre-deux c’est

101 coups de canon

mille et une nuits

mille et une bombes

la mère dit : Non, pas ce soir

 

Occident crétin

Saladin de mauvaise copie vidéo,

Fantasme de petit Saoudien pourri gâté,

british school

et mauvais trip

au pavot afghan

 

Kung-Fu de bazar

sur les ruines de la politique néocolonialiste

et de la non-pensée unique

 

L’entre-deux c’est

l’hébétude de la raison

l’habitude du feuilleton

le besoin de sensations

 

L’entre-deux c’est la madone et l’enfant princier

avec en prime un père moderne

qui crève l’écran

son sourire blond sous sa blouse verte

 

verte aussi

la pluie des bombes

étoiles assassines qui filent, muettes,

vers le sol

 

Il faut inventer le son

et découvrir

la queue infernale des malentendus

bombes à fragmentation sociale

 

Dégâts collatéraux

dans nos quartiers aussi

 

Entends-tu le canon ?

madone à l’enfant

crème de bonheur

dragées

qui pleuvent

sur femmes et enfants d’Afghanistan

le souffle va-t-il soulever les burkas ?

elles prennent la fuite,

prendront-elles la parole

et pour dire quoi ?

qu’elles rêvent elles aussi de tous les petits princes et petites princesses du monde

et d’un peu de pain

 

L’entre-deux c’est

la pensée qui trébuche

médusée sous le choc des images

 

L’entre-deux c’est

l’innocence épouvantable

de celui qui arme la haine de son voisin

en toute ingénuité

et la pensée qui jacasse les ritournelles d’autrefois

 

L’entre-deux c’est

le feu sous la cendre qui

soudain s’embrase

le mal innommable

tant il est invasif

 

L’entre-deux c’est

la physique des matériaux

et la chimie de l’épouvante

le sale nid de l’idéologie aveuglée

et ses enfants malades qui s’entredévorent,

politique et religion

 

L’entre-deux c’est

le B.A.BA de la politique, un langage à réinventer, grammaire et vocabulaire

 

L’entre-deux c’est relire

Brecht,

pour sauver l’humanité

apprendre la ruse

 

L’entre-deux c’est

j’aurais voulu écrire une fiction et je n’y parviens pas

l’avion continue de s’écraser et ma pensée ne décolle pas

 

À la mer les enfants font des châteaux de sable

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