Bien envoyé, bébé !

Alan Ward,

Titre original : Way to go, baby!

traduit par Stéphanie Follebouckt

Dans l’Antichambre de la Mort, des chaises en plastique reliées par des chaînes (sans doute pour éviter le vol) tapissent les murs. En fait pas vraiment des murs mais des parois de toile et de tubes car l’Antichambre n’est pas une pièce mais une tente kaki étroite qui s’étend sur des kilomètres le long de la route, bien au-delà du supermarché « Faire les rayons jusqu’à l’extinction » et de la pharmacie « Acheter jusqu’à en crever ». Les deux ferment à l’instant, leurs lumières s’éteignent. L’obscurité règne sauf dans la tente emplie d’une faible lueur couleur de fromage crémeux comme si, au cours d’une nuit d’été, des milliers de lucioles et de vers à soie se baladaient amoureusement à travers un nuage de barbe à papa.

Près de l’entrée de la tente dont les rabats ne battent pas (le temps est brumeux et humide mais il n’y a pas de vent), le portier-vigile (sa mission est double : mener les gens à l’intérieur et s’assurer que personne ne décampe) se tient immobile et silencieux sur le trottoir devant la boîte de nuit « Bien envoyé, bébé ! ». Ses grosses mains sont jointes, son épaisse tête de militaire, rasée et sans cou, est perchée sur le col d’une chemise d’un blanc immaculé, agrémenté d’un élégant nœud papillon rouge, sa veste de smoking noire et soyeuse est étirée sur des épaules bien plus larges que la moyenne, ses pattes caprines sont tordues à hauteur des genoux (qu’il a cagneux) et des sabots.

« Bien envoyé, bébé ! » s’étale au-dessus des portes en lettres LED qui, individuellement, collectivement, constamment, aléatoirement, changent de rythme et de couleur : bleu rouge blanc vert noir rose fuchsia tournesol bougainvillée vermillon crépuscule lune… un arc-en-ciel quantique réverbéré par le crâne rasé et luisant de l’homme, grosse boule de billard blanche dans une discothèque.

Mais l’enseigne éclaire aussi devant la tente la rue mouillée et scintillante.

Les tubes métalliques qui maintiennent les parois de la tente sont placés tous les trois mètres et font deux mètres de haut. À leur extrémité, ils s’attachent aux tubes horizontaux qui forment la base de la structure pointue du toit. On a peint sur chaque tube vertical cinq lignes courtes, horizontales, surmontées chacune d’une ou deux lettres : XL, L, M, S et XS, de haut en bas. XS arrive à mi-hauteur du dossier des chaises.

Sur chaque chaise est assise une forme ectoplasmique qui se tortille, gigote, frissonne ou s’agite dans sa propre lueur pâle et crémeuse. Elles sont pratiquement toutes des M, des S ou des XS mais ce soir une majorité écrasante appartient aux S ou aux XS. De temps en temps, une forme plus grande émerge. L’une d’elles, environ cinq cents mètres plus loin dans le rang, est un L bien qu’on puisse aussi le considérer comme un S puisqu’une pince à linge a été fixée à cette hauteur sur le tube le plus proche. Il hoche la tête, gesticule et ses beuglements, dans le chaos ambiant de fréquences sourdes, enchevêtrées, pseudo-sonores, laissent ressentir un humour triste et profond : « Good Morning, Vietnam ! Gaza ! Syrie ! Égypte ! Libye ! Ukraine ! Irak ! Allez-vous faire foutre, bande de tueurs d’enfants, mutilateurs, massacreurs, saccageurs d’âmes et destructeurs d’avenir. Indignation, ton nom est le vôtre, enfoirés, et celui de tous les salopards qui vous aident, vous défendent et vous encouragent de leurs armes, argent, baratin et mensonges. »

Lorsqu’il cesse de hurler, les fréquences sourdes, chaotiques, pseudo-sonores reviennent à leur niveau standard, plutôt dans le registre moyen à aigu. Ici, là, en haut, en bas, des mots fusent, crêtes d’une onde acoustique. Tente de Babil est un mauvais jeu de mot et une blague plus nulle encore, mais ici il s’agit vraiment de ça. « Maman », « Aïe », « Où ? », « Papa », « À l’aide », « Non ! », « S’il vous plaît », « Mamie », « Froid », « Pourquoi ? », « Papy », et tant d’autres mots trop brouillés pour être audibles, mélangés dans plus de langues que l’on ne pourrait en connaître ou en identifier.

Sur le trottoir, le portier tient à présent un mégaphone au moins six fois plus grand que son crâne et hurle dedans jusqu’à traverser l’interminable couloir de la tente. « Allez les gars, il est temps de se bouger ! DJ Superpuissant affûte ses platines, ajuste ses rythmes et accorde ses bruitages pour vous, rien que pour vous. La nuit commence à peine et vous appartient à jamais. Alors venez-vous ecto-trémousser jusqu’à l’oubli ! »

Les rabats de la tente s’ouvrent et, deux par deux, les formes défilentent-flottent sous l’arc-en-ciel quantique qui se reflète dans leur crémitude terne et fantomatique. Leurs traits les plus infimes sont soulignés par le spectre des couleurs, de l’aube au couchant, qui les dévoilent pour ce qu’ils ont été : leurs petits visages, yeux et bouches, leurs mains, jambes, pieds et sourires, avant qu’ils ne deviennent poussière et sang, ou moignons manquants, arrachés. Une dernière fois la beauté, la lumière du monde les éclaire et émane d’eux, puis disparaît lorsqu’ils quittent l’arc-en-ciel pour gravir les deux marches de pierre qui séparent la rue du trottoir, dépasser le portier en défilentant-flottant et pénétrer, par les portes ouvertes, dans la boîte de nuit.

Ce défilenté flottant dure des heures puis, brusquement, le cortège s’interrompt. À l’avant, l’homme agité fait face au portier, à portée de souffle. Et c’est une étrange vision, cet arc-en-ciel quantique que le crâne brillant du portier ne fait que réverbérer mais qui irradie l’homme agité, de l’extérieur et de l’intérieur, au point que ceux qui se trouvent derrière lui peuvent discerner chaque détail de son visage, de sa tête, de son corps, de ses mains, de son âme à vif, de sa douleur, de son amour. Il y a tant et tant de couleurs, si près des lumières.

L’homme est calme à présent, sans agitation, et il dit doucement : « C’est moi qui l’ai choisi… C’est moi qui l’ai choisi ! Ni avec joie ni volontiers mais tristement, inévitablement. Eux n’ont pas choisi. Vous avez choisi pour eux, bande de malades ! Il y a un siècle, les millions d’ados qui sont passés par ici, eux au moins ils l’avaient choisi, d’une certaine façon. Ils portaient l’uniforme, le prétexte universel pour tuer et se faire tuer, et ils avaient quand même une vague notion de ce qu’ils faisaient. Mais maintenant vous sélectionnez des gosses qui ont pour seule idée de l’uniforme un t-shirt Manchester United et un short Reebok, qui jouent au foot sur une plage, dans une allée ou une cour de récré et, pfffiooouuu, ils atterrissent ici, en se demandant ce qui est putain en train de se passer, totalement désorientés, perdus, blessés, terrifiés. Alors quoi encore, substitut minable de notre destin ? Des nouveau-nés braillards ? Des fœtus attachés à leur cordon ? Tu es le pire des connards, tu sais ça ? »

Le portier se tient immobile, imperturbable, sans aucune réaction, pas le moindre tic.

« Tu as lu Les Enfants d’Icare ? Ça m’étonnerait, tu ne dois pas être un fan d’Arthur C. Clarke. Eh bien, à la fin, les extraterrestres emmènent les derniers enfants et quittent la Terre, et il ne reste plus que des adultes stériles (les extraterrestres s’en sont assurés) de sorte que ces gens sachent ce que l’avenir est et n’est pas. Sans enfants, pas d’avenir, pas de présent, pas de passé à raconter. »

Il franchit les portes défilentement, suivi tout au long de la nuit par des colonnes de S et de XS.

Ils sont les Enfants Perdus, ils sont Peter Pan, condamnés pour l’éternité à rester des enfants, à ne jamais grandir.

*

Vous vous demandez peut-être qui je suis.

Je suis l’Observateur.

Chaque soir je m’assieds sur une chaise pliante, en bois et toile (de camp militaire ou de metteur en scène, vous voyez le genre), face à l’entrée de la tente mais à distance suffisante pour ne pas inquiéter les défilenteurs flottants parce qu’à leurs yeux je suis ce qu’ils appellent un gorille (des montagnes, mâle à dos argenté, rien de moins). J’ai choisi pour avatar cette créature magnifique car, après toutes ces années, elle représente pour moi l’étape parfaite dans l’évolution de l’humanité avant qu’elle ne devienne ce qu’elle est. Je me suis évidemment incarné sous de nombreuses autres formes auparavant, mais cela fait plusieurs siècles que j’ai adopté celle-ci et je ne me vois pas en changer dans un futur proche.

Toujours est-il que je compile faits et chiffres, nombres et tailles, l’évolution de ces données, des plus anciennes aux plus récentes, et je fais un rapport quotidien à mon patron, DJ Superpuissant. Je n’ai pas d’émotions. Je me contente d’observer et de rendre compte. J’effectue cette tâche depuis les débuts de l’humanité.

À mesure que les millénaires sont devenus des siècles et les siècles des décennies, l’humanité aussi s’est mise à faire des observations et ces faits, ces chiffres, ces données se sont accumulés avec le temps.

Mais j’ai noté une autre accumulation : la transformation de l’observation par le biais d’un mécanisme du cerveau humain. Et j’ai découvert que ces transformations sont souvent plus réelles (je sais bien que ce mot n’a pas de sens) et plus vraies (idem) que les observations factuelles que ces milliards d’humains et moi-même pouvons faire. L’humanité a donné plein de noms à ce processus transformationnel et a créé des tas de sections et de sous-sections pour l’englober.

Je me suis intéressé à ce processus il y a plusieurs millénaires lorsque certains proto-humains se sont mis à transformer les animaux qu’ils avaient vus pendant la journée en dessins, ou plutôt en barbouillages, sur les parois des cavernes. Waouh ! Ça m’a fait quelque chose, la première fois que j’ai vu ça. Et depuis j’ai suivi et étudié le processus, à mesure qu’il s’intensifiait et se complexifiait (j’ai très peu à faire pendant la journée même si, devenu friand des feuilles et des fruits de la jungle derrière le « Faire les rayons jusqu’à l’extinction », je m’y rends de temps à autre pour grignoter), jusqu’à parvenir à un stade, il y a environ un millier d’années, où j’ai décidé d’approfondir le contenu de mes observations par des transformations de mon cru. Et tant qu’à faire, j’ai commencé à y inclure des références aux propres œuvres de l’humanité.

Je ne fais pas ceci pour chaque compte rendu mais uniquement quand les événements me font un effet bizarre et déclenchent en moi des vibrations que j’ai du mal à contrôler ou à comprendre. J’en suis venu à réaliser que cette époque est décisive pour l’existence de l’humanité. Et je m’assure que ces rapports spéciaux ne parviennent pas seulement à DJ Superpuissant mais aussi (par voie officielle ou non) à des lecteurs humains. Vous en avez probablement lu certains, même si vous ne saviez pas que j’en étais l’auteur…

Le rapport que vous venez de lire est de ceux-là (vous aurez remarqué mes tentatives de descriptions percutantes, les mots mélangés qui ne devraient pas l’être et les références à des comédiens, des livres et des pièces de théâtre). Or il est particulièrement crucial, ce rapport. Car en ce moment, l’humanité semble jeter aux ordures les règles et les conventions qu’elle a mis des millénaires à élaborer afin de gérer les conflits interhumains et, ce faisant, elle détruit sa propre jeunesse. Et sans jeunes, il n’y aura plus ni avenir ni présent ni passé à raconter. Il ne restera que moi pour témoigner, mais qu’y aura-t-il à raconter et qui me lira excepté mon patron, DJ Superpuissant ?

Donc je vous en prie, lisez ceci et faites-le circuler. Qui sait ?

L’Observateur, Année 2014, Mois Août, Jour 11.

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