Brasilia-Brussel, aller simple

Michel Torrekens,

Le regard sauvage de Kristien s’appuyait contre le hublot. Elle laissait derrière elle un pays immense et vert, où dominait la végétation, dense et impénétrable. Sous ses yeux se déployait désormais un grand vide, celui d’un ciel que seuls rythmaient des vallonnements de nuages. Pareille vue éveillait en elle toute sorte de pensées, comme si elle ne s’appartenait plus. Des montagnes, la mer, un ciel étoilé lui faisaient oublier de la même manière hypnotique ce qu’elle était censée être et faire. Elle songeait éveillée. Dans une autre dimension. Elle aurait pris l’avion dans le seul espoir de passer par-dessus la crête des nuages, d’accomplir ce saut de l’ange pour n’avoir plus que ces murailles neigeuses comme horizon. Elle aurait pu observer sans fin ces architectures audacieuses, ces colonnes translucides, ces canyons de lumières nacrées, ces trouées sur des lacs de ciel bleu pur. S’il n’y avait eu cette carlingue à laquelle elle avait confié sa vie et qui lui rappelait la grandeur ingénieuse et la fragilité de l’aventure humaine, elle se serait bien jetée avec une insouciance enfantine sur ces matelas de douces vapeurs laiteuses, secouée de cris et de rires ingénus. Pourtant elle savait qu’elle ne ferait que passer à travers ces moutonnements dans une chute infinie. Une chute où elle se serait laissée entraîner. Fascinée. Hypnotisée. Désespérée.

Le bruit incessant de l’avion la ramena à des considérations plus raisonnables même si, derrière son hublot, elle avait la sensation d’être confinée dans un petit espace qui n’appartenait qu’à elle seule. Isolée du reste du monde, bercée par ses pensées et accablée par les quatorze heures de vol, elle s’assoupissait et s’abandonnait à une douce quiétude. La musique de Miguel l’accompagnait encore mais, les larmes aux yeux, elle pressentait que, peu à peu, avec les semaines, le souvenir s’en estomperait et ses notes disparaîtraient parmi les bruits du monde. Malgré son talent, Miguel ne jouait que pour lui-même. Public ou pas. Même Kristien devenait inexistante quand il déroulait ses arpèges. La guitare était sa seule amante. La seule rivale de Kristien. Les autres n’étaient que de passage. À nouveau, des larmes perlèrent. Désormais, c’est elle qui serait de passage.

Kristien ne croyait pas aux coups de foudre. C’était pourtant la meilleure façon d’y succomber. Miguel avait été engagé à Manaus pour s’occuper de l’intendance de leur expédition sur le fleuve Amazone. Bien que tout à fait étranger à ce petit monde de scientifiques, il s’imposait à tous. Cet homme ne devait rien à personne, ses démarches ne répondaient à aucun enjeu. Il accomplissait simplement ce que le groupe attendait de lui : les amener à destination à bord de ses lanchas. Il ne cherchait pas à séduire, il fascinait. Il avait une assurance qui avait conquis Kristien. Son visage avait perdu toute trace d’enfance. La virilité de ses traits la captivait. Quand il ne la regardait pas, elle pouvait observer durant des heures son visage caboclo, cuivré, buriné, comme un masque. Elle voulait partager l’intimité de cet homme, elle voulait lui appartenir. Et pour lui, cela lui parut aussi évident que tout le reste. Alors qu’elle avançait dans la vie à coups d’hypothèses à vérifier, Kristien découvrait le confort d’un homme qui ne se posait pas de questions. Il vivait, simplement. Pourtant, la vie n’avait pas dû être simple pour lui. La cicatrice qui lui traversait une joue était la signature visible des coups qu’il avait dû donner et recevoir. Tout comme ses aïeules guerrières qui donnèrent leur nom à la région et au fleuve puissant qui la traversait. Trente-six jours et cinq heures, voilà ce qu’elle avait partagé avec cet homme. Des heures de plénitude qu’elle avait vécues au tempo d’une nature souveraine, où les repères de la modernité chancelaient. Vivant en osmose avec la flore et la faune omniprésentes, elle s’était amazonisée, faisant sienne cette lutte quotidienne pour survivre dans la forêt vierge. Le mot vierge la faisait sourire. Il n’y avait rien de moins vierge que cette forêt où saillies et copulations rythmaient chaque seconde. Elle participait avec la même gourmandise sinon davantage à cette fête des corps. Avec Miguel, elle reléguait au rang d’enfant de chœur les plus libertins des Européens et autres civilisés de la planète. Vierge et surtout violée de part et d’autre par les bulldozers, les défoliants et le feu. Des centaines de kilomètres carrés de nature saccagés chaque jour. Le tout calculé en terrains de football. Le football, le nouvel étalon mondial, tandis que l’Amazonie mourait et ses peuples avec elle. Miguel avait mis un point final à leur passion une fois l’expédition terminée avec la même facilité qu’il l’avait entamée. Kristien n’était pas certaine d’hériter de la même force. Elle y mettrait toute son énergie. Elle s’efforçait de croire que c’était la seule façon de lui rester fidèle.

Les nuages bougeaient sans cesse, se modifiaient, se déplaçaient. Rien de minéral dans ces masses herculéennes, imposantes comme des gratte-ciel. Un labyrinthe dont les parois évoluaient constamment. Kristien en avait le tournis. Ses yeux papillonnaient. Ces paysages tourbillonnants la soûlaient. Les vents les sculptaient d’étranges façons, les modelaient avec dextérité et poésie. Tout à coup, Kristien crut apercevoir une forme ailée qui se confondait avec les nuages. Blanche et lumineuse. Furtive. Évanescente. Emportée par les airs. Miguel. Cette silhouette était celle de Miguel. Virile. Musculeuse comme les nuages qui l’enveloppaient. Elle en avait la corpulence, la noblesse, la souplesse. Le même visage, le même masque, la même balafre. L’avion bascula sur le côté pour entamer sa descente et Kristien fut surprise par la voix de l’hôtesse de l’air invitant les passagers à relever leur siège, rabattre leur tablette, attacher leur ceinture. Kristien avait oublié tous ces gens qui l’avaient côtoyée le temps d’une traversée. Le vol l’avait plongée dans une torpeur dont elle émergeait péniblement.

Bientôt l’avion percerait à nouveau la masse nuageuse pour se préparer à l’atterrissage. Du ciel ensoleillé, chatoyant de clartés irisées, il basculerait sous ce plafond de cumulonimbus et retrouverait la grisaille nordique. Pour Kristien, il y aurait définitivement le pays d’En Haut et le pays d’En Bas. Son histoire avec Miguel était déjà bien loin. Elle savait qu’elle ne retournerait plus jamais au Brésil, même si l’université devait lui proposer une nouvelle mission en Amazonie. Elle se concentrerait désormais sur les cours qu’elle dispensait et sur l’ouvrage qu’elle allait rédiger sur cette partie du monde. D’autres vies l’attendaient, et d’abord ce rendez-vous avec son éditeur sur les hauteurs de sa ville, Bruxelles, ville habituée aux malices du ciel. Quelle ne fut pas sa surprise, alors que l’avion amorçait sa descente, d’apercevoir l’Atomium, la si bien nommée reproduction des neuf atomes d’un cristal de fer agrandi cent soixante-cinq milliards de fois. Minuscule sous ses yeux, immense une fois qu’elle serait sous ses neuf boules. Le micro et le macro, chamboulés dans tous les sens. D’ici six heures, elle devait y retrouver son éditeur dans le restaurant aménagé au centre de la sphère supérieure. Le temps et l’espace semblaient abolis : à Brasilia l’utopique la veille, à Bruxelles la dikkenek aujourd’hui. Assise maintenant dans cet avion à huit cents mètres d’altitude, dégustant un waterzoï ce soir au sommet de la capitale européenne. Navigant sur un des fleuves les plus sauvages de la planète il y a quatre jours, savourant les conforts de la modernité entre les murs de sa ville qu’elle avait, malgré tous ses défauts, beaucoup de mal à quitter. Après tout, on peut aimer Bruxelles. Il n’y a là rien d’absolument déshonorant. Il n’y avait pas que le décalage horaire dont elle aurait à se remettre.

Le premier de ses désenchantements serait de plonger sous terre, d’abord pour prendre le train dans la gare creusée sous l’aéroport, le métro ensuite, afin de rallier le centre-ville, le temps de déposer ses bagages. Après l’aérien, le souterrain. Une heure plus tard, Kristien retraverserait la ville pour rallier le plateau du Heysel, au pied de l’Atomium. Heysel en français, Heizel en néerlandais, Heysel dans sa langue maternelle, Heizel dans sa langue paternelle. Elle mènerait toujours une double vie. Kristien prendrait l’ascenseur qui mène à la boule supérieure, celle du panorama à 360° et du restaurant. Avec ses dix minutes d’avance, elle s’offrirait le luxe d’un moment touristique. Un peu dérisoire après ses aventures amazoniennes. Elle glisserait une pièce de deux euros dans la fente d’une longue-vue et collerait son œil au viseur. Elle survolerait à nouveau les toits de Bruxelles. Elle viserait la flèche de la Grand-Place et zoomerait sur la statue dorée de l’archange, patron de la ville, puis ramènerait l’objectif sur l’enfilade de sculptures qui dominent les façades des principaux palais d’exposition. Elle s’arrêterait stupéfaite sur celle à l’extrême gauche, ailes déployées, corps d’Apollon, muscles saillants. Une brûlure lui lacérerait le bas-ventre. Face au visage anguleux et martial de Miguel, son regard fixe et déterminé, elle se mettrait à rire en apercevant sur une de ses joues une coulée de chiure de pigeon qui lui tracerait une balafre bruxelloise. Quelque chose se libérerait en elle et elle prendrait sa résolution avec un large sourire : dès qu’elle le pourrait, elle retournerait en Amazonie.

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