Brève lettre à un juge

Jean-Baptiste Baronian,

Monsieur le juge,

Je vais tâcher de vous dire ce que je pense de l’affaire Immototal que vous instruisez et dans laquelle est compromis Frank Joris, ce grand homme d’État dont je me targue d’être non seulement le principal conseiller politique, mais aussi, de longue date, l’ami et le confident.

Ce ne sera pas commode, j’en conviens, l’illusion de la réalité étant trop souvent plus forte, plus prégnante, que la réalité elle-même.

Aux yeux de l’opinion publique, Frank Joris nous aurait trahis, il aurait trahi le Parti et tous les militants fidèles qui se battent pour ses idées et ses idéaux, il aurait trahi nos consciences – cette fragile certitude que nous avons tous, à tort ou à raison, à un moment ou à un autre de l’Histoire, de ne pas nous trouver dans le mauvais camp.

Moi, je me garderai bien de lui jeter la pierre, en prenant pour prétexte que, sous sa présidence, de nombreux et juteux contrats ont été octroyés à divers entrepreneurs de notre cher arrondissement électoral, en particulier au beau-frère de sa fille cadette, Germain Dupeux, ainsi qu’à mon gendre, Jean-Claude Alavoine.

Contrairement à ce que colportent la plupart des citoyens, le véritable homme politique n’est pas une mièvre fleur au milieu d’un jardin malade. Il ne penche pas tantôt à gauche, tantôt à droite, voire à l’extrême gauche ou à l’extrême droite, au gré des variations solaires. S’il lui arrive de moduler plus ou moins fort ses appréciations, de laisser apparaître un changement de cap, c’est parce que cette illusion de la réalité dont je parle est le jouet des princes.

Vous le savez, Monsieur le juge, le véritable homme politique ne peut gouverner sans précisément jouer à l’envi sur les multiples registres du népotisme, sans fabriquer – je pèse mes mots – de la poudre aux yeux. Permettez-moi d’être direct : sans offrir à ses camarades, à toutes les personnes de son bord, des miettes ou des tombereaux du pouvoir. Quitte à les monnayer contre de substantiels pots-de-vin.

Le favoritisme est le cadeau empoisonné dont se servent les élus pour assurer leur propre animadversion. Il est, par excellence, l’instrument de leur opprobre. S’ils ne l’utilisaient pas, ils ne seraient que les benêts ou les pitres de la société, et personne ne s’occuperait de les élire.

Monsieur le juge, l’exercice du pouvoir est indissociable de l’abus du pouvoir.

Ou alors il n’y aurait pas de pouvoir du tout.

Surtout ne croyez pas que je cultive le cynisme ; non, je ne suis pas cynique, pas plus que je ne suis arrogant. Sachez néanmoins qu’en ce qui me concerne, j’ai tout fait pour que Frank Joris gratifie les siens – j’entends par là les nôtres – et réponde à la confiance de ses électeurs en leur distribuant certains avantages, certaines préférences et certaines largesses. Sans quoi, je vous le demande, Monsieur le juge, pourquoi auraient-ils été voter pour lui ?

Irais-je jusqu’à prétendre que je suis l’âme damnée de Frank Joris ?

Cette posture ne me déplaît pas. Je l’assume, comme on dit vulgairement de nos jours, restant persuadé que la démocratie est, pour un homme politique lucide, l’art subtil de louvoyer parmi les corruptions et les abus.

À l’instar de Leopardi, je pense qu’il est nécessaire, pour gagner un individu à sa cause, quand l’élection dépend de lui, d’avoir une âme abjecte. Dans l’extraordinaire Zibaldone, ce chef-d’œuvre absolu de l’intelligence et de la sensibilité, Leopardi a cette phrase des plus explicites sur laquelle je vous invite à méditer : Il est naturel que les dignités reviennent le plus souvent à ceux qui en sont indignes. J’ai le lointain souvenir que Montesquieu dit quelque part à peu près la même chose.

Au cas où vous jugeriez bon de me convoquer afin que nous débattions de ces questions de vive voix, je vous saurais gré de le faire dans les plus brefs délais, un important safari m’attendant au Kenya le mois prochain. J’y serai, figurez-vous, avec Maître Coméliau, un de vos plus éminents collègues, dont la somptueuse résidence secondaire, du côté de Knokke, a été, je le dis au passage, remise à neuf par l’entreprise dont mon dévoué gendre, Jean-Claude Alavoine, est le patron. Et puisque je reviens sur lui, je vous signale que la profession à laquelle il appartient est unanime pour reconnaître son énergie et ses grandes capacités.

Veuillez recevoir, Monsieur le juge, l’expression de mes sentiments respectueux.

Nicolas McIavell

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