Quand la police divulgua les pièces qui allaient mener à l’affaire retentissante que l’on sait, c’est pieu de dire qu’elle n’avait jamais vu cela. Pour faire court, personne n’avait même encore rencontré des documents de cette sorte.
Tout en demeurant d’une grande prudence (due autant aux équilibres à respecter entre les trois branches du pouvoir qu’à une sorte de réticence à exposer publiquement des affaires où une huile était mêlée, le porte-parole du Parquet de Bruxelles n’avait pas opté pour les termes les plus mesurés et les plus neutres possible en fournissant ses premières explications. D’ailleurs, dans ses propos off, il était resté dans la même teneur d’expression, évitant même d’en rajouter, tant le simple exposé des faits suffisait, comme l’entendirent bien ses auditeurs, à faire ressortir les troublantes pratiques et le parfait cynisme du principal protagoniste.
Le député S. faisait l’objet d’une plainte pour harcèlement moral déposée par l’une de ses collaboratrices – issue de ce qu’il nommait lui-même, sans embarras excessif, le « premier cercle » de son entourage. La jeune femme avait livré aux limiers chargés de l’enquête un témoignage et un portrait bien balancés de celui qu’elle accusait, et où l’ambition sans limite et les méthodes peu orthodoxes du personnage étaient montées en épingle – ce qui ne surprit nullement les nombreux observateurs de la chose publique.
La relative jeunesse de S. (qui venait juste de dépasser la cinquantaine) n’empêchait pas qu’il avait déjà une longue carrière derrière lui. À vrai dire, cela faisait près de trois décennies qu’il faisait partie du paysage, même s’il n’avait jamais pu se targuer que ce dernier se confonde avec lui. Il se croyait depuis toujours destiné aux plus hautes fonctions (et avait, c’est vrai, quelquefois pénétré dans leur antichambre), mais une certaine désinvolture et une propension à s’attribuer trop vite – et ainsi à éventer – des stratégies de longue haleine et tirées au cordeau l’en avaient la plupart du temps éloigné. Son absence complète de scrupules, en compensant ces défauts, l’en avait parfois rapproché ; et les pièces fournies spontanément par la plaignante démontraient que le député en avait assez de ces va-et-vient continuels, et qu’il voulait désormais mettre un pied ferme sur les rives du pouvoir réel et tangible.
Dans son bureau, au Palais, le juge d’instruction Maheux tenait plusieurs agendas en main, et s’entretenait avec l’un de ses inspecteurs, qui se dandinait sur sa chaise pivotante.
— Franchement, dit le magistrat, cela me stupéfie. Est-ce de l’arrogance ? De l’inconscience ? Une sorte d’absolu pulvérisé de l’insolence ? Une certitude de sa maîtrise parfaite sur le cours des choses ? Une volonté tentaculaire d’emprise sur les événements ? Ou un rêve éveillé ?
« Cela me fait penser à un chef d’orchestre, à un ténor ou à une diva que toutes les grandes salles d’opéra et de concert veulent intégrer à leurs programmes et dont les agents négocient pied à pied la présence à Covent Garden, au Metropolitan de New York ou à Garnier d’ici à cinq ans…
— C’est plutôt un maître chanteur…, commenta abruptement Morel, qui semblait soudain frissonner de dégoût au point de presque refermer sa veste de cuir en tassant son corps sur son siège.
— Hum, fit le juge, croyant que son interlocuteur filait la métaphore musicale. Dites-moi, qui fait-il chanter ?
— La démocratie… Il se figure avoir une éternelle légitimité et que rien ne pourrait le dissuader de participer au pouvoir (et pas seulement d’y être en permanence candidat), puisqu’il y est déjà et que ses partenaires en veulent toujours – même pas une gamelle électorale, alors qu’il en a déjà essuyé plusieurs.
— Eh bien… vu comme cela, d’accord. Mais cela ne tombe pas sous le coup de la loi.
— C’est la preuve qu’elle est très incomplète…
— C’est vrai. Mais ce n’est pas l’affaire qui nous regarde…
— Je n’en suis pas si sûr…
Le juge pressa son vis-à-vis de s’exprimer de façon moins sibylline. Mais l’autre n’ajouta rien.
L’inspecteur se saisit brusquement d’un des agendas que le juge avait laissé retomber sur la table et en tournait les pages surchargées d’indications diverses. Il y avait là des rendez-vous (en général plusieurs par jour), des horaires de réunions, des mentions de lieux de toutes sortes, des initiales (certaines instantanément reconnaissables, d’autres plus incertaines), dénominations ou abréviations d’organismes, de ministères, d’entreprises, de sociétés de pensée, de théâtres, d’édifices, de monuments. À n’en pas douter, c’étaient des journées longues – quatorze heures de travail minimum chaque jour, y compris les week-ends – et que l’on pouvait donc supposer bien remplies.
Sauf qu’elles étaient programmées pour dans deux, trois ou quatre ans.
Pour une activité aussi plastique que la conquête du pouvoir dans une démocratie, où les rapports de force évoluent sans cesse et tiennent lieu de stratégie par définition aléatoire, où la sincérité des paroles et des acres est sujette à caution parce qu’elle sert d’abord à alimenter un discours tout fait et préparé, où il n’est pas rare qu’un ami d’hier soit l’ennemi d’aujourd’hui avant d’être le partenaire de demain, des agendas aussi précis sur une si longue période paraissaient impossibles à composer. Et pourtant, tout y était noir sur blanc, comme écrit d’avance, sans souci des contingences ou affectant de les maîtriser au plus haut point.
Dans sa brève enquête, l’inspecteur put établir que S. s’était en somme composé un personnage sur mesure dans le but de gagner les galons qui lui manquaient. Il avait réussi à se débarrasser de quelques adversaires politiques, en les mouillant durablement dans une affaire de pots-de-vin à laquelle ils étaient étrangers – lui, par contre, y avait goûté à l’occasion mais avait pu bénéficier d’un classement sans suite d’une plainte sur des malversations non prouvées, mais qu’on ne pouvait prétendre sans fondements. En même temps, il avait ménagé quelques autres opposants, dont il avait observé avec intérêt l’ascension dans les partis rivaux et avec lesquels, au nom de la « transversalité » et du « dépassement des clivages », il animait un think tank censé réfléchir sur les grandes options futures des questions de l’heure : une telle activité apportait une touche intellectuelle au portrait qu’il tentait de parfaire. Enfin, il avait adopté un signe distinctif (comme le nœud papillon de l’un, les montures de lunettes vertes ou l’écharpe rouge d’autres), en apparaissant systématiquement avec des chemises de couleur aux cols immaculés. Tout cela composait un tableau si minutieux et méthodiquement tracé qu’une accusation aussi grave portée contre lui ne pouvait que l’assombrir. Et c’est alors que Morel commença à se forger quelques doutes.
La jeune femme qui s’était si fortement engagée dans la dénonciation de son ancien patron se rétracta soudain, avant de disparaître complètement – y compris de son domicile. Était-elle soumise à des pressions ? Avait-elle reçu des garanties en échange de son silence ? Morel savait que, de même qu’un grand nombre de dirigeants impliqués dans des activités frauduleuses invoquent abusivement la présomption d’innocence et jouent délibérément des lenteurs de la justice pour faire oublier leurs errements, toutes sortes de gens lancent sur eux des rumeurs malveillantes, dont on saisit mal les motifs, mais qui se retrouvent dans les colonnes des journaux et, de là, peuvent prendre des proportions démesurées.
Au fond, se disait-il, tout cela n’était-il pas un leurre ? La plaignante avait toujours entretenu d’excellents rapports avec celui qu’elle paraissait vouer désormais aux gémonies. Est-ce une vengeance qui a mis longtemps à venir ? Ou un coup monté en connivence avec le député pour qu’on parle de lui, qu’il soit lavé de ces vils soupçons et qu’il puisse se présenter comme un parangon de vertu, poussant des cris d’orfraie devant ce « complot » contre son intégrité et sa probité ?
Morel ne poussa pas plus loin ses recherches. Comment prouver quoi que ce soit ? Et surtout, que prouver ? Tout cela, hélas, faisait l’ordinaire d’une démocratie en constante régression, où les meilleures qualités sont vite mises sous le boisseau si elles demeurent dans le seul registre de la morale et où les maîtres du jeu non seulement disposent des meilleures cartes, mais se réservent par surcroît la latitude de les utiliser plusieurs fois de manière à garder constamment le contrôle de la partie.
Le député S. ne fut donc pas poursuivi. On lui restitua ses agendas des prochaines années, déjà remplis en abondance, sans lui demander des comptes. Et on put se rendre compte que, pour l’essentiel, ce qu’il avait prévu qu’il lui arriverait de 2008 à 2010 se vérifia.