Bribes dans la poussière du Sud

Vincent Magos,

À la devanture d’une librairie de Bristol, elle avait découvert un ouvrage sur les Peuhls. Ce livre lui donna envie de passer ses vacances en Afrique. Tracy est partie – à l’aventure, dit-elle – et estime s’être parfaitement adaptée : tous les soirs, elle achète trois bouteilles d’eau minérale. C’est suffisant pour faire sa toilette.

L’eau minérale est sensiblement au même prix qu’au Connecticut, soit entre 600 et 1 500 francs d’ici. Dans les restaurants où ne se risque aucun touriste, les clients limitent leur repas au traditionnel riz gras ou riz sauce, un plat servi dans une assiette en plastique pour environ 200 francs. Le gobelet d’eau qui l’accompagne est toujours gratuit.

En passant, l’enfant jette un long regard au quignon de pain qu’elle a laissé dans la corbeille. Elle avale la dernière gorgée de Coke, s’essuie la bouche et allume une cigarette.

Elle ne quitte pas son mouvement habituel, elle a son programme, son ordre du jour, son guide. Elle a prévu ce qu’elle visitera demain. Comme chez elle, Tracy est déjà dans le lendemain, dans le projet, loin de toute surprise. Elle achète des sculptures, des masques, des étoffes, des souvenirs… Sans eux, elle rentrerait vide, comme si le vague de sa mémoire et surtout l’indicible de ce qu’elle pourrait ressentir, avait moins d’importance qu’un objet. De quoi se souvient-on ? De la mosquée de Djenné, must de tous les dépliants touristiques, ou d’une nuit au bord du Niger ?

Des gosses, il y en a partout. Il y en a trop, impossible de les nourrir tous ! Non, il n’y en a pas trop, c’est la vie qui déborde, court, vole…

Longtemps, serré dans un bout de drap, le nourrisson reste accroché à sa mère ou à sa sœur. Celle-ci poursuit ses activités : porter du bois ou de l’eau sur sa tête, piler le mil, cuisiner… La petite tête dodeline, quoiqu’il arrive, l’enfant poursuit son sommeil. Adulte, il parviendra à dormir dans n’importe quelle position, en pleine confiance, dans le plus grand des inconforts.

Si bébé a faim, il pivote sur la hanche et reçoit le sein. Il n’est ni sevré, ni abandonné, c’est lui qui, un matin, s’encourt pour rejoindre ses camarades.

Le long du fleuve s’égrènent les villages Bozos, parfois de simples campements de paillotes déplacés selon les besoins de la pêche. Chèvres et poules courent entre les cases et, partout, la poissonnaille sèche à même le sol.

À l’arrivée des étrangers, les gamins se précipitent et se chamaillent afin de récupérer les bidons, bouteilles de plastique vides. Plus dignes, les adultes viendront doucement expliquer leurs maladies et demander des médicaments.

Et les toubabs se sentent tellement impuissants. Et cons avec leur crème solaire et appareil photo.

Sangha est de tous les circuits. Cependant, la panne n’offre-t-elle pas une découverte plus grande encore ? Les voilà bloqués dans un village où personne ne s’arrête jamais, mentionné sur aucune carte. À la nuit tombante, le rougeoiement des feux de bois fait danser les ombres. À leur odeur, se mêlent celles des fritures de bananes, poissons ou patates. La rôtisserie se réduit à un four de terre où cuit du mouton. Il désigne un bout que le vendeur lui sert dans un morceau de papier déchiré d’un sac de ciment. On lui fait une place sur le banc et, comme il demande de la bière, un enfant part en acheter. Parviendront-ils à réparer le véhicule ? Aura-t-il une chambre d’hôtel ou devra-t-il contenter d’une natte ? Quelle importance ? Dans la pénombre, la lenteur des habitants du village le gagne, les conversations s’étirent…

D’un geste mou, Günter a renvoyé le bus qui le klaxonnait.

Les souvenirs de cette nuit ? Des silhouettes et la présence des ancêtres. Une musique qui s’effiloche. Rien de tangible… Voyager, accepter de ne pas tout remplir.

Plutôt que d’être conduit d’un site à un autre, il avance au gré des camions ou des bâchés. Il a réduit son bagage à un peu de linge, une trousse de toilette, quelques médicaments, un gros livre. À l’étape, il achète un sachet d’Omo et, dans l’évier de sa chambre, effectue une lessive sommaire. Il prend plaisir à ce rituel : la mousse rouge de latérite, le contact rugueux du tissu mouillé, la chemise de grosse toile sèche en quelques heures. Parfois, il n’y a pas de chambre ou pas d’eau et, le lendemain, comme tant d’autres, il endosse des vêtements raides.

Chez les Dogons, le chef de village et ses conseillers se réunissent dans la toguna, maison à parole, limitée à un toit de chaume supporté par huit piliers. Cette construction basse est conçue afin d’y délibérer de manière confortable en position assise. Dès qu’un participant s’emporte et se lève, immanquablement, il se cogne le crâne au plafond.

Pas besoin de rappeler la loi, elle est à sa place : pour tous et au-dessus de tous, depuis des générations inscrite dans l’architecture.

Une fois vidées, les grandes boîtes à conserve de concentré de tomate servent d’écuelle aux petits mendiants qui sollicitent une cuillerée de riz ou un peu de bouillie.

L’attente n’existe plus, le rendez-vous est manqué, reporté sans doute, annulé peut-être. Il a passé plus d’une demi-journée dans la touffeur du car : personne à l’heure dite et, ici, pas de téléphone. Mais à l’ombre des manguiers, dans un léger bruissement de vent, la bière lui semble délicieuse comme jamais.

Finalement, il a eu raison de ne pas repartir, Boubacar est arrivé le lendemain.

La poussière de la piste a donné une étrange teinte rousse aux cheveux crépus de son compagnon. Pendant plus de deux cents bornes, la vieille camionnette les a bringuebalés d’un poste de contrôle à l’autre. En fonction de l’humeur nonchalante ou autoritaire du préposé, ils passaient sans encombre, devaient s’acquitter d’un cadeau de 1 000 francs ou opposer calme résistance aux tentatives plus gourmandes de percevoir des contraventions pour les motifs les plus fumeux. Il avait lu dans le Routard que pour décourager les escroqueries, il suffisait de réclamer un reçu. Boubacar rit aux éclats en lui expliquant que les carnets de récépissés se vendent au marché…

Le français – et non le bamabara – est la langue de l’autorité, elle sert donc à communiquer avec le gendarme, jusque dans ses moindres nuances :

— Dis-moi, Chef, pourquoi veux-tu que je paye cette amende, explique-moi ce qui n’est pas en ordre. Chef…

— Veuillez me vouvoyer, personne ne vous a autorisé à me tutoyer. Il faut respecter les gens…

Sur la camionnette de police : Don du PMU.

Il ne convient pas à un sage d’élever la voix. Le chef de village s’exprime doucement, charge au griot de répéter ses propos en les amplifiant, en les traduisant si nécessaire.

Pour les amis, il y a le thé. À l’ombre des arbres, la palabre suit ses flux et reflux au gré des sujets, des arrivées et départs. L’un s’en va, quelqu’un d’autre, de passage, s’arrête un moment. Sur quelques braises bouillonne la théière dans laquelle suivant les lents rituels on rajoutera de l’eau et du sucre pour préparer les traditionnels trois thés : l’amer, le doux, le mielleux. L’étranger s’y perd. Deux heures plus tard, quand il repasse, la théière n’a pas bougé et l’officiant poursuit ses mélanges et son mouvement de haut en bas pour verser le liquide parfumé dans les verres qui passent de main en main. L’après-midi s’avance ; pieds allongés sur une chaise libre, on laisse la parole suivre son cours, languissant.

Au restaurant, même dans les coins les plus reculés, les standards règnent : une tasse d’eau chaude et un sachet Lipton. Et pas d’autre café que Nescafé.

Les publicités prétendent que grâce aux cubes Maggi et Knorr la femme moderne garde son mari à la maison. Depuis lors, les ramasseuses d’herbes sont au chômage.

Dans un hameau perdu, une femme tend à l’homme blanc son nourrisson malade. Elle regrette de ne pouvoir que donner le sein et non pas du bon Nestlé, le lait des oiseaux, comme on dit ici. La maman semble rassurée par les explications détaillées sur les avantages de l’allaitement maternel. Jusqu’à quand ?

Coca, Lipton, Nestlé… effigies qui un jour seront brûlées comme l’ont toujours été les étendards des puissances dominatrices.

Dans la gargote crasseuse, une maman partage une assiette de riz avec son bébé. Face à elle, une femme mange un quart de poulet. Celle-ci rassemble dans ses doigts quelques bouts de volaille, les meilleurs, et les donne à sa voisine :

— Pour l’enfant, dit-elle.

Quelle ne fut sa surprise au déploiement de la carte routière, de s’apercevoir de l’immensité de son pays ! Le voilà maintenant, depuis plus d’une heure, plongé dans la géographie, déchiffrant péniblement les noms de villes et de villages et suivant du doigt les traits qui les relient. Il baigne dans la douce jubilation de découvrir et redécouvrir sans cesse, sur cet étrange dessin, des lieux dont il connaît les habitants.

Si vous ne lancez pas d’œillade aux dames de l’hôtel, vous vous croiserez dans une sage respectabilité mutuelle. Dans le cas contraire, au moment où vous entendrez frapper à votre battant et interrogerez « Qui est-ce ? », vous aurez pour réponse « C’est l’amour qui passe et gratte à ta porte. »

Sur la terrasse poussiéreuse, au moment des bières de fin de journée, c’est toujours les dames de l’hôtel qui donnent une piécette aux petites mendiantes.

Qu’était-il venu chercher en Afrique ? Un lieu où se déposer, se dissoudre ? Il désirait organiser sa finitude, arrêter de chercher comment remplir sa vie, et n’était même pas honteux de son spleen de luxe au milieu de ceux qui s’efforçaient de ne pas crever.

Son esprit vagabondait quand il se rendit compte qu’à la table d’à côté, une vieille femme édentée se balançait au son d’une chanson rigolarde dont il saisissait subitement les paroles : Tout le monde a des problèmes

Il finissait son dessert quand un marchand de serviettes éponge lui fit un tel cinéma qu’il se laissa convaincre non seulement de lui en acheter mais également de lui offrir un verre.

C’est le lendemain qu’il télexa « Retour postposé sine die ».

Chaque matin, après le petit-déjeuner, il allait jusqu’au fleuve et s’installait sous un auvent. Il emportait parfois son livre qui, le plus souvent, restait dans sa poche ; tout occupé qu’il était à observer l’accostage des pirogues, le débarquement du poisson ou la fabrication rudimentaire des briques de terre séchée. Dans une anse, les femmes, seins nus, battaient la lessive ; plus loin commençait la culture d’oignons. À tout moment passait un cavalier, une charrette ou un vendeur d’arachides. Dans un mélange de couleurs et d’interpellations joyeuses, chacun vaquait

à ses occupations ou, comme lui, profitait du spectacle permanent.

Il se contentait de quelques fruits et l’après-midi, même s’il lui arrivait de donner un coup de main pour démêler les filets, la plupart du temps, il cédait à la somnolence.

Il aurait préféré la rencontrer ailleurs, autrement. Et mieux l’aimer, si pas la sauver. La chambre était minable, il se souvient que la douche avait goutté toute la nuit.

En début de soirée, il l’avait rencontrée au bar de l’hôtel. Elle n’avait annoncé aucun tarif, tout comme lui n’avait pas voulu qu’elle monte immédiatement. Ils avaient été au cinéma, elle avait mis sa tête sur son épaule. Après le film, ils s’étaient promenés le long du fleuve, c’est elle qui lui avait dit « Rentrons ».

Plus tard, ce n’est pas tant l’éclair de plaisir qui le fit basculer que quelque chose de plus proche de la terre à laquelle il se confondait : sa peau avait déjà traversé le feu, avait survécu, conservant une saveur sucrée d’épices sauvages.

— Crème brûlée, tu goûtes…

Ici, l’amour est dangereux, il en a redemandé, il cherchait à mourir ; de toute façon, ma vie n’est pas ma vie, pensait-il.

Fatoumata a quitté sa famille afin de ne plus être à sa charge :

— Parfois, il y avait de la monnaie. D’autres jours, il n’y en avait pas, on jeûnait. Je pleurais, je pleurais…

Dans l’obscurité, les convives mangent tous dans une bassine. Y puisant à la main ; ils rassemblent riz et fragments de viande en une boulette qu’ils portent ensuite à la bouche. Günter a toutes les peines du monde à les imiter et, souvent, n’avale que du riz.

Ils sont plusieurs à se servir en même temps, quand il sent des doigts amis lui glisser, en douce, un morceau de poulet.

Le soir, souvent il ne trouve pas le sommeil. Assis dans son fauteuil, il regarde sa compagne endormie ; seul le mouvement lent du ventilateur donne à la chambre une vague respiration.

L’errance est dans l’arrêt et non dans le mouvement. L’arrêt, pour s’imprégner du lieu, des gens, éventuellement pour repartir si rien ne vient, ici. Il voudrait s’arrêter — définitivement — et ne le peut car, plus que quiconque, il perçoit l’entre-deux, il y est : entre ce qui a existé un jour – enfoui, et ce qui n’existera plus. Flottant alors au rythme d’un lent balancement, il cherche, cherche, ne trouvant jamais. Chaque nouvelle rencontre est espoir et tristesse, souvenir de la naissance et annonce de la mort. Voyager, n’est-ce pas s’égarer ? Être disponible, offert aux vents comme ces plantes dont les branches sont également racines, ce qu’elles prennent dans leurs bras suffisant à les nourrir et les fixer.

Sur le chemin du retour, l’aéroport est le sas chargé de l’aider à rentrer, de lui faire oublier d’où il vient. L’air conditionné efface les odeurs qu’il aimerait garder ; tout comme il est débarrassé de son bagage. Dans ce moment incertain où l’on risquerait de douter, soi-même, de son identité, celle-ci est vérifiée, attestée, certifiée, tamponnée. Il est scanné, palpé. Pas d’erreur, vous n’avez pas changé, vous êtes toujours vous-même, vous pouvez passer.

C’est à Orly, pendant le transit, qu’une nausée subite le prit ; précisément, à l’approche des tax-free.

Easy rider, Paris, Texas… Chez lui, musique dans les oreilles, il visionnait les road movies pour le défilement de la route sur l’écran.

Il a découvert que l’Afrique se prête encore plus au glissement dans le paysage. Loin de la climatisation aseptisée des grosses américaines, le car bringuebalant fonçait sur la piste au rythme des cahots et des interminables chansons d’Ali Farka Touré. Il faut klaxonner, voire s’arrêter pour une charrette ou un troupeau,

tandis qu’aux barrages de police, des enfants se précipitent pour proposer berlingots d’eau fraîche, brochettes, poissons grillés, bananes, oranges…

Et le bus repartait.

Au terminus, le chauffeur lui avait offert la cassette qu’il semblait aimer.

Dans l’embouteillage de Düsseldorf, Günter l’écoute sur son autoradio et revoit les baobabs, les moutons, les villages où l’on s’arrête pour pisser, le nuage de poussière rouge qui traverse la brousse…

La vie n’a de sens que pour ses parenthèses de lumière, se dit-il au moment où la pluie commence à tambouriner sur le toit de sa Polo.

Le voyage se poursuit après le voyage, la nostalgie berce le manque.

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