Onde mauvaise à boire

Jean-Louis Lippert,

L’Europe à la sortie d’une ère dite moderne retrouve le chaos de mondes primitifs. Assis sur mon trépied, veilleur professionnel je contemple l’achèvement de la chute du ciel dans le silencieux fracas du soir qui tombe sur Bruxelles. Quelle hilarante rencontre me prépare cette nouvelle nuit ? Je veille aux aiguillages de la ville. Je veille à ce que la capitale bariolée de couleurs vives comme un pagne de négresse, et l’Empire entier ne déraillent depuis ma crypte de verre dressée devant le dépôt de l’avenue de Tervueren.

Où vont-ils tous ces phares qui naissent au loin pour mourir au loin, figeant d’absurdes scènes convulsées sur l’écran des grands arbres du parc ? C’est là que m’est apparue cette silhouette féminine surgie des étangs de la Woluwe… Un univers d’où disparaîtraient les yeux des femmes mériterait-il qu’on s’y attarde un seul jour ?

Translucide est mon habitacle ainsi que l’œil de ce fantôme dont je devine le battement d’ailes des paupières, de l’autre côté de l’avenue mentale à six bandes électroniques. L’envol d’une colombe ou d’un corbeau de ces yeux-là ne pourrait-il déclencher un nouvel ouragan sur le fleuve Congo ?

Au large de la mer du Nord est donc l’île aux esclaves. Purgatoire entre l’enfer du continent noir et le paradis des champs de coton, non loin du Sénégal swingue cette île d’escale, séculaire espérance nègre d’un destin dans le jazz ou le basket-ball, promesse de tous les carnavals.

Voilà pour le folklore et la couleur locale. Si l’on excepte Lisbonne, et Lotokila, ce fut ta seule halte entre la statue équestre de Léopold II qui caracole devant le casino d’Ostende et la grande ville fondée par Stanley sur le fleuve Congo. Syncope d’un périple musical. Car j’avoue ta défaite sur le plan pictural, et si, pour obéir à la sirène, celle qui chantait sur des airs de fado, dans les plus malfamés cabarets pour marins de Belém, la Chanson du Mal-Aimé d’Apollinaire,

Mon beau navire ô ma mémoire Avons-nous assez navigué

faisant naître de sa voix des nuées de blanches colombes et de corbeaux noirs,

Dans une onde mauvaise à boire Avons-nous assez divagué

tournoyer dans les yeux des marins toutes les mouettes de la saudade,

De la belle aube au triste soir

si tu n’as pas été capable de réaliser un cahier de retour au pays natal sous forme graphique, du moins ces notes griffonnées dans ton bloc à dessin serviront-elles peut-être un jour à quelque porteur de lumière dans la nuit bruxelloise.

On dirait qu’elle commande aux nuits, cette silhouette de soie noire qui s’avance devant l’abîme de ma veille. D’elle monte un chant non encore entendu. Autour d’elle semblent tourbillonner les univers d’une lumière jamais aperçue.

Qu’importe désormais qui écrit quoi, car il fallut bien céder au désir d’une sirène, accomplir sur les eaux ce voyage depuis le canal de Bruxelles jusqu’aux cataractes du fleuve Congo. Au cours de la croisière, si tu as découvert des univers engloutis sous la surface du visible, qui n’émergeaient qu’à la faveur de tempêtes imprévues par équipages et passagers de luxe sur le pont de leurs navires chargés de charognes, c’est l’île aux esclaves qui fit surgir des flots le fantôme.

Mais d’abord il y avait eu ce rêve.

— Toi ! Une chose est certaine, tu le sauras bientôt…

C’est ce qu’avait prononcé le Noir surgi de la mer dans ta pirogue de la cinquième dimension pendant cette dernière nuit mauve trouée d’astres jaunes, comme la bannière d’Empire qui flottait à ton départ sur la plage d’Ostende.

À la lumière des étoiles il brandissait un crâne humain sorti des flots de l’océan : « Marchand d’ébène, marchand d’ivoire. Ce crâne est-il celui d’un Noir ou celui d’un Blanc ? »

Puis il avait ironisé :

« Vous allez bien à Stanleyville, Bwana ? N’oubliez pas qu’on dit Kisangani, et que Kisanga veut dire île en swahili, n’oubliez pas… » Et il s’était mis à chantonner : « Oooh… Quand la sirène sortit de l’eau… Oooh, elle fit un pacte avec les hommes… Elle est partie la reine des eaux… Elle est partie puis revenue… Oooh. il arrive toujours malheur si l’on parle de Mamiwata. »

Éparses les lueurs des réverbères, le long de l’avenue de Tervueren, confrontent leurs halos à l’immense caverne du monde.

Prisonnier de mon antre je vénère, au-delà de la vitre, cette ombre féminine qui se profile sur l’obscur écran du parc désert.

D’où tombe cette étoile noire ? Elle a surgi des étangs de la Woluwe dont la surface reflète encore le souvenir d’un jour éternel qui ne sera jamais plus. Si toutes les nuits du monde communiquent, il se peut que ce parc, ces étangs, soient leurs passages secrets.

Il était à nouveau là, rêve jailli de la nuit dans le scintillement de midi, tel un éclat de mémoire au cœur du marché grouillant d’odeurs et de couleurs, ce spectre de métal t’observant derrière un heaume à visière du temps d’avant les temps, les poignets pris à des anneaux scellés dans le mur extérieur d’une ancienne esclaverie, et le prodige était qu’il en fût prisonnier et qu’il s’en libérât en même temps pour jouer de la musique, et le miracle était qu’il te parlât sans desserrer ses lèvres de momie, brisant l’un ou l’autre accord sur les cordes de sa calebasse montée en luth, et la mélopée disait dans les langues du désert et de la forêt :

« Moi j’aime ma Mamiwata… C’est elle qui m’a donné la voix… C’est elle mon esprit bouclier… O yé yé yé Mamiwata… Je pleure pour ceux qui n’ont pas d’esprit bouclier… Toute l’Afrique est venue m’aider… Les guitaristes sont venus de Kisangani… Mamiwata me pardonnera… Mamiwata Manùwata… »

« Tu m’as dit Mamiwata… Donne-moi Mamiwata… Merci Mamiwata… Tu m’as dit Mamiwata… »

J’avais voulu sortir mon bloc à dessin, tenter de capter la vision de cet indigène en armure (sans doute l’acteur d’une représentation théâtrale en plein air pour quelque festival d’arts nègres), qui offrait sa sérénade aux belles métisses en robes à crinoline se pavanant sous leurs ombrelles, parmi les chèvres faméliques, entre les façades ocre, vert pâle, sang caillé des demeures coloniales à arcades, au bras des vendeurs de masques, de fétiches et de gris-gris en justaucorps à collerettes de dentelle et hautes guêtres, ainsi qu’aux prophétesses en boubou dansant pieds nus au sommet de la vieille casemate percée de meurtrières et surmontée de canons, avec riches marchands hollandais en pagne et chevaliers de la Cour du Roy d’entre lesquels se détachait le colonel Schmaltz, unique rescapé sur l’île de la célèbre frégate jadis échouée sur un banc de sable au large de la Mauritanie (un peu d’histoire ne fait pas de tort à tout le monde, ironisait naguère Ulysse Lévine pour nous expliquer en détail le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault, chef-d’œuvre à ses yeux absolu de la peinture moderne), le colonel Schmaltz qui tournait sa longue-vue vers l’horizon pour surveiller la progression des galions chargés de fantômes d’ébène, tandis que de l’autre côté, sous le rire des mouettes, s’estompaient dans la brume tous les buildings de la Sénégambie.

Hélas la moindre grammaire des signes, des formes, des couleurs m’est interdite à jamais – comment représenter, aujourd’hui, le radeau qui est en devenir dans le navire du monde ? -, et puisque les rudiments mêmes des lois de la perspective, l’unique point de vue de l’artiste de génie me font défaut, j’ai préféré laisser mes outils de grand créateur dans leur trousse de voyage. Car comment reproduire un tel spectacle, sorte de mise en scène d’une hantise en plein midi, dans ce marché sur lequel flottait un drapeau d’azur où tournoyaient douze étoiles jaunes, et ce spectre d’on ne sait quel ancêtre qui vous observait sous son heaume. Suis mon regard semblait-il dire, avec la dureté de pierre d’un Commandeur, et vous entendiez des voix, la rumeur spectrale s’amplifiait, des millions de voix parlaient aux enfants mort-nés dansant sur la croupe des chèvres faméliques ainsi qu’aux touristes lotharingiens consommant leurs langoustes sous des pergolas couvertes de bougainvilliers qui te rappelaient d’autres pergolas d’autres bougainvilliers, d’autres touristes sous un autre ciel d’Afrique.

Qu’allais-je perpétrer ? Un instant j’ai failli, faute de le voir arriver dans son tramway, endosser le rôle de l’écrivain Virgil Negrangelu, prix Nobel de littérature, et me commettre à produire les mots d’une fiction. J’imaginais l’inexplicable invasion d’animaux sauvages dans la capitale civilisée. Échappés de zoos, de parcs d’attractions, de cirques, les gorilles et les hyènes, les lions et les singes, les vautours et les boas semaient la panique par les rues de Bruxelles, et l’on voyait bondir des léopards sur la terrasse, émerger quelques crocodiles de la piscine au sommet de la Tour Panoptic. Là-dessus se construisent des livres bien pittoresques ! Et même très psychologiques, si l’on envisage la réaction des personnages à ces événements pleins de mystères.

On pourrait aussi bâtir un roman savoureux sur les réactions des diverses populations indigènes à la construction d’un Tramway Grande Vitesse qui traverserait le continent africain de part en part, qui relierait Bruxelles au fleuve Congo en quelques pulsations d’horloge électronique sur le clocher de la Tour Panoptic.

Mais voyez-vous, l’art tel qu’on l’entend, je ne lui fais plus confiance, et mon père le grand artiste Ulysse Lévine n’y est pour rien. Comprenez-moi. Je voudrais seulement tenter de dire une partie de ce qui est. C’est-à-dire l’incroyable comportement des terriens. T’es rien !

Chaque jour ils accomplissent, aller-retour, la traversée d’une rive à l’autre d’un fleuve sans vie. Avec une régularité ponctuelle et mécanique. Et voici donc les mots que j’ai failli transcrire : Vroum Vroum Vroooum. Halètements, râles de mort, vagissements de la machine. Toutes ces automobiles, hier encore, n’étaient que minerai de métal brut au fond de fécondes entrailles africaines. Toute la nuit travaillées par des millions de nègres anonymes, et Tuuut Tuuut (tue ! tue !), les voici, virginale procession de chairs vives dirigeant leurs clairs éclats de rires vers les marchés de la ville, qui défilent sur l’avenue. Chacune pourvue d’un ange gardien feignant de la guider, de la soumettre à ses quatre volontés. Mais qui habite, qui hante qui ?

Ces habitacles sont-ils bien habités par leurs habitants de chair et d’os, ou n’est-ce pas plutôt le spectre de métal qui habite et qui hante un même rêve éveillé, celui de la journée de travail ?

Et qui parle au juste par la bouche de qui ? Mus, animés, émus dans leur mutisme par la ventriloquie d’une capricieuse, exigeante, cruelle, perverse, tyrannique et glaciale maîtresse qui leur hurle Tuuut Tuuut, voici que la nuit noire les éloigne de leur blanche cité civilisée, sur un rythme de jazz, vers les fantômes de l’amour ; les rappelle au cœur insomniaque d’autres rêves, dans l’abîme spectral de la mort.

Comment représenter un fantôme qui vous parle au milieu des exhalaisons de captifs mourant par douzaines dans leurs cachots, dont les cadavres pourrissent entre deux eaux pour nourrir les homards de ces touristes lotharingiens ?

Si tu regardes le monde avec deux œils, avait proféré le hiératique fantôme, celui de gauche et celui de droite, tu vois non seulement l’Est et l’Ouest, un Nord et un Sud, mais d’autres plans de l’espace apparaissent, ainsi que le temps, et la cinquième dimension, celle du rêve et de la mémoire, celle de la conscience anticipante.

Son regard te glaçait d’une flamme ironique.

Être ou ne pas être, telle est la question, c’est ce qu’on dit chez vous n’est-ce pas ?

Il brandissait toujours son crâne humain sorti des flots de l’océan.

De quel royaume pourri, de quel château de l’Europe en ruine venez-vous ? avait-il ajouté. Un spectre hante encore le monde et la vieille taupe continue de creuser. C’est l’esprit de vos propres ancêtres qui vous le dit. Oui, l’esprit de la sirène…

Bien sûr, ça manque toujours un peu de chair ce que je dessine. Encore un effort, camarade, pour atteindre au réalisme répétait Ulysse Lévine à l’Académie. Mais quel réalisme, quand toute réalité te terrifie ? Plus de corps, plus de matière, plus de vie bon sang ! Davantage de maîtrise !

Je voulais bien, mais c’était tenir peu compte d’un défaut dont tu es affecté depuis toujours, cette blessure dans la poitrine, qui fait de ce qu’on n’ose plus appeler âme votre réalité la plus physique. Car toujours ce que j’ai peint, sous les quolibets, ressemblait à des spectres, fugitives apparitions masquées des énigmes de la nuit.

Il s’était avancé dans son armure métallique jusqu’à te toucher du doigt la poitrine. « White Star », prononça-t-il avec révérence avant d’ajouter « Chez les Blancs, on a tellement peur des esprits que tous les gens ressemblent à des simulacres. » Son doigt désignait toujours le nom de ton ancien club d’athlétisme, frappé sur la poitrine du survêtement sportif. « Chez les Blancs, on construit des machines pour contrôler l’esprit, on met l’esprit dans les machines qui produisent des hallucinations. Regardez la belle magie de vos idoles, White Star ! Voyez l’œil carré de votre cyclope… »

Dans le ciel clignotait une réclame de la firme Panoptic, cet écran lumineux Voie lactée ô sœur lumineuse qui avait salué ton départ sur le canal de Bruxelles Des blancs ruisseaux de Chanaan, jeune déesse blanche et nue. Et des corps blancs des amoureuses Mais la sirène reste vivante malgré tout. Nageurs morts suivrons-nous d’ahan Son esprit ne meurt jamais. Toutes vos machines sont impuissantes contre le chant de Mamiwata. Toutes vos machines à fabriquer des spectres ne peuvent rien contre les spectres que vous allez rencontrer sur le fleuve Congo Ton cours vers d’autres nébuleuses C’est alors qu’il s’est évanoui le sorcier, le griot, le féticheur moricaud dans sa cliquetante armure blanche, il a disparu de cette île aux esclaves où se dispersaient les cris muets de la misère et de la révolte contre un Blanc qui refusait de peindre les sanglots des palmiers dans leur éternel naufrage vers l’enfer céleste, noirs agrès de vaisseaux négriers dérivant sous la soif d’un soleil saoul de vin de palme et partageant l’orgie des étoiles, ces mêmes étoiles ombilicales qui vacillaient sur le drapeau bleu nuit claire de Lotharingie.

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