1.
Une cheminée en marbre blanc, sans aucune veinure. Posés dessus, comme des aérolithes, trois personnages, sculptés dans la masse rigide de l’éternité.
L’un montre une petite bouche pointue, et sous ses lèvres noueuses saille un rictus de dents. L’autre a le visage strié de rayures régulières qui font frissonner ses joues. Le troisième ouvre ses grands yeux perdus au centre d’un cercle formé par l’arcade sourcilière.
Tout l’art précis d’un peuple disparu, qui a laissé derrière lui ses appareils de captation de l’invisible.
Ils veillent là depuis des années, intouchables, recouverts d’une couche de poussière sur laquelle ne s’est imprimée aucune empreinte digitale : ils sont dans l’oubli comme tous les dieux.
Coup de sonnette. Au mur un masque aux méplats luisants regarde de ses yeux troués la chambre vide. Des pas qui viennent de la salle de bains rompent cet abandon. Nouvelle sonnerie. Les pas s’arrêtent devant l’interphone. Une voix en sort, déformée par les profondeurs.
— Claude Salmon ?
— Oui.
— Un recommandé pour vous.
— Je descends.
Ascenseur. Sept étages à l’envers. Claquement métallique au passage des paliers. Vibrations de la cabine en bois, conçue comme un confessionnal, avec sa banquette étroite et son rai de lumière à travers le grillage. Le facteur attend au milieu du hall. Il surveille sans y toucher la manœuvre des portes coulissantes.
— C’est vous Claude Salmon ? Faut une petite signature. Ici, à côté de votre nom. J’ai vu, y a marqué mademoiselle. Faites pas attention, c’est une erreur.
— Ça arrive souvent. C’est un prénom comme ça. Ambigu
Le facteur s’éloigne. La sacoche lui scie l’épaule. L’enveloppe qu’il a remise est cachetée en tous sens avec du scotch de qualité médiocre. On sent la volonté de lui faire franchir sans encombres les escales du ciel. Dans le coin supérieur gauche luisent les timbres roux du Congo.
2.
C’était l’époque où je vivais à Bruxelles sous le nom de Claude Salmon. Ce n’était pas un pseudonyme. Ainsi s’appelait l’ancienne occupante. J’avais repris son nom en même temps que les meubles de son appartement. Je n’y resterais pas assez pour acquérir une existence sociale à part entière. J’avais trouvé logique d’adopter sa boîte aux lettres, ses factures de gaz, les relevés du syndic, et bien d’autres choses. Tout me paraissait plus simple ainsi. L’anonymat a toujours suscité en moi une sorte de convoitise. J’étais absent en chair et en os.
J’ai ouvert l’enveloppe avec la lame en ivoire d’un coupe-papier. J’en ai sorti trois photos, un carré de tissu brodé et une lettre rédigée à la main, d’une belle écriture dont l’art s’est perdu chez nous :
Chère marraine
Le petit Jérôme a désormais six ans trois quarts accomplis et parle de mieux en mieux notre langue française…
Sur chacune des photos Jérôme souriait d’un air attentif et robuste. Ses yeux immenses ne regardaient pas l’objectif mais un peu au-dessus.
Il s’est pris d’affection pour la lecture de Miranda et progresse dans la broderie qui était le métier de sa grand-mère qu’il n’a pas connue…
Son regard par-dessus mon épaule allait croiser celui d’une des trois statuettes. Ensuite se perdait dans le miroir.
3.
Je ne savais rien de Claude Salmon : la reprise de son appartement s’était faite par l’intermédiaire d’une agence. Mais partout sur sa piste on retrouvait les traces profondes de son amour pour l’Afrique. Ces traces se poursuivaient à l’extérieur, se multipliaient en coïncidences infinies, durant cette interminable saison où Bruxelles finissait par se confondre avec une ville africaine
Je n’étais pas pourtant dans le quartier matongé, qui regroupe la plupart des magasins et des ressortissants du Congo. Mais dans un quartier plus central, plus tranquille, aux rues larges, sans couleur particulière.
Ça avait déjà commencé à Paris, juste avant mon départ. J’avais franchi sans m’y attendre l’espace indéfinissable qui me séparait du continent noir. J’avais goûté pour la première fois à la peau d’une femme africaine. Et pour que la démonstration soit plus géométrique encore, je l’avais rencontrée dans le métro. Elle était si rieuse que jusqu’au moment où elle avait commencé à déboutonner ma chemise, l’aventure restait une sorte de comédie de surface. Alors ses doigts m’avaient touché. Comme je me rétractais elle m’avait dit avec une voix où le rire se faisait douceur : Ça ne vous dérange pas si on devient un peu intime ? Alors j’avais fondu.
Madeleine : vingt-quatre ans, archiviste dans un hôpital, une sorte de tension verticale de tout son corps, et la roue de son rire, et chacune de ses jambes comme une flèche prête à partir.
Un peu plus tard elle avait encore dit, en tournant la tête vers moi : Tu sais, je n’ai jamais joui longtemps…
Jamais longtemps ! C’était ma devise à moi aussi. Jamais longtemps l’amour. Jamais longtemps un métier. Jamais longtemps la même ville. Ce jour-là, j’étais déjà en esprit dans ma nouvelle existence.
4.
Connaissant la lenteur des échanges postaux avec l’Afrique Centrale, je ne voulais pas perdre une minute pour envoyer à Jérôme les nouveaux épisodes des aventures de Miranda.
J’ai achevé de m’habiller. Je traînais ma fatigue dans la lumière. Depuis deux mois je ne dormais plus du tout. Sous le nom et dans la peau de Claude Salmon, je me relevais chaque nuit — moi qui avais toujours dormi comme une massue – pour aller me poster devant la cheminée tribale.
Au-dessus du foyer aux pierres noircies, quelques pièces sculptées, sans valeur marchande, avaient, dans leur raideur même, la dignité d’un mythe.
Je ne sais pas s’il fallait attribuer au flux magique qui rayonnait de ces statuettes, ou à toute autre cause, l’insomnie qui m’avait pris et qui ne me lâchait plus. Elles avaient l’air si rassurantes pourtant, faites pour la paix.
5.
L’éveil perpétuel et douloureux que j’éprouvais s’était d’abord révélé utile. Il m’avait permis en quelques semaines de finir un petit livre qui traînait depuis des années. Mais à présent il n’avait plus de raison d’être. Peu à peu il devenait désordre pur, errances, lectures pour m’user les yeux, boîtes de nuit, folles aventures : et je comprenais combien l’immortalité serait peu enviable pour un pauvre esprit humain. Comment affronter des milliers d’années, alors que de vivre éveillé vingt-quatre heures par jour me rendait fou d’ennui ?
Pour tenir bon, j’ai eu recours à un vieil ami, le stoïcisme. Je m’imposais des régimes, je revoyais des personnes très ennuyeuses, je ne baisais plus du tout. Sur ce dernier point d’ailleurs je me vante : je n’avais plus personne avec qui. Oh certes il m’arrivait encore de rencontrer des séduisantes ; mais le dégoût de moi-même était devenu si fort que je ne voyais plus de quel droit je les aurais inondées de ma fumée blanche ; aussi je détournais l’instrument du sacrifice des plus consentantes victimes ; et rien n’avait lieu. Il arrivait simplement, dans le taxi, ou aux commandes de leur voiture si, conductrices, elles me reconduisaient à la maison, que j’aperçoive, dépassant de leur jupe d’été, de longues et jolies jambes, et le ressouvenir d’anciens bonheurs me mordait le cœur. Ensuite la voiture s’arrêtait devant ma porte, et bonne nuit Claude Salmon.
6.
Tout mon séjour à Bruxelles reposait pourtant sur la nécessité de tenir : le sort d’un procès de famille dépendait de mon esprit de suite. Et je m’accrochais coûte que coûte à ma solitude et à mon anonymat.
Un jour que l’avocat de mon père était venu me rendre visite et qu’il avait crié mon nom dans la cage d’ascenseur, je m’étais senti menacé. Je lui avais pourtant bien dit au téléphone de sonner à Salmon mais il avait oublié. Il ne faut pas demander aux juristes d’avoir une mémoire personnelle.
Le gardien de l’immeuble aurait pu témoigner que Claude Salmon avait changé d’apparence, de sexe, peut-être même de mœurs : mais il venait de prendre ses fonctions et chaque locataire n’existait pour lui que par son nom d’usage. C’était un grand black de ma taille, portant fines moustaches et lunettes. On le sentait surdiplômé, il n’avait sans doute accepté cette fonction subalterne que pour ne pas retourner dans son pays à
feu et à sang. Nous trouvions toujours quelque chose à nous dire quand nous nous croisions, qui n’avait rien à voir avec les questions de climat ou de voirie. Et je voyais le moment où nous deviendrions un peu amis et où je lui dirais de m’appeler Claude. Pour l’instant sa présence quelque part dans la vieille grande bâtisse sonore était rassurante.
De moindre poids serait le témoignage de la vieille dame qui m’avait abordé dans l’escalier (l’ascenseur à double porte coulissante aspirait au repos éternel) en me disant :
— C’est bien vous qui occupez l’ancien appartement de Madame Salmon ?
— Oui, je suis son cousin Claude.
— Mais non. C’est elle qui s’appelait Claude.
— Il n’y a jamais eu d’autre Claude que moi dans la famille Salmon.
— Une petite blonde qui ne recevait chez elle que des nègres ! Tout l’immeuble était indigné.
— Des nègres ? Ma cousine Irène ? Vous confondez.
Je m’en voulais un peu, en reprenant ma course tournicotante, d’avoir jeté le doute chez cette vieille femme. Les racistes aussi ont une âme, après tout.
Je rentrais chez moi. Je soignais l’emballage des aventures de Miranda. Dans le même paquet j’avais glissé une montre en plastique ou du chewing-gum. Je n’osais pas ajouter une lettre. Je ne connaissais pas l’écriture de l’ancienne Claude Salmon.
Je détestais de toutes mes forces la nuit qui venait.
7.
Au cours d’une nouvelle insomnie j’ai eu soudain l’intuition qu’il y avait d’autres vestiges africains quelque part. Ils rayonnaient dans la chambre même où j’essayais en vain de dormir. J’ai tout rallumé et je me suis mis à fouiller. Dans le coin coupé du mur se dressait un grand placard, si bourré qu’il décourageait le rangement. C’est à lui que je me suis attaqué. Étonnant le nombre de choses qu’une femme qui disparaît peut laisser derrière elle. Je passe sur les vêtements démodés, les livres scolaires, les réveils arrêtés pour toujours. Je ne dirai rien des carrés de tissu brodé, de plus en plus rudimentaires au fur et à mesure qu’on descendait les couches géologiques. J’étais loin d’avoir achevé l’inventaire quand j’ai ramené vers mes yeux rougis un gros paquet dur sous les doigts. Du papier kraft entortillait ce corps rigide. En travers on avait écrit d’une vilaine écriture européenne. Pas bon. Pas bon du tout. Renvoyer là-bas. J’ai arraché l’emballage et j’ai su tout de suite que c’était elle.
Une statuette phallique qui semblait narguer le sommeil.
Je l’ai glissée dans un sac en plastique. J’ai enfilé une veste. J’étais devenu frileux. En traversant le séjour, j’ai eu un doute. Les trois statuettes de la cheminée n’étaient peut-être pas si innocentes. En tout cas elles ne m’avaient protégé de rien.
Dans le hall, j’ai croisé le gardien de l’immeuble. Il semblait me guetter. Pas encore couché ? Déjà réveillé ? Mon cœur a battu plus vite.
— Ça va, Monsieur Salmon ?
— Ça va bien, Monsieur Buyani.
Il ne me regardait pas. Il regardait le sac. Dehors je me suis retourné à plusieurs reprises mais personne sur mes talons. J’ai gagné le canal, seul point fixe de cette ville sans fleuve. J’ai pris les statuettes une par une. Je les ai regardés plonger comme des pierres dans la moire. Elles ne sont pas remontées.
9.
Je viens de dormir trois heures. Le café noir que j’ai bu ensuite avait un magnifique goût de basalte. Je suis en train d’achever la lettre. Mon imitation de l’écriture de Claude Salmon, à partir du papier kraft, vaut ce qu’elle vaut. Mais elle glisse toute seule et J’ai hâte que Jérôme sache enfin comme j’admire son art de la broderie et ses yeux profonds.
Je sors. Je fais quelques pas aériens jusqu’au bureau de poste.
La buraliste commence à me connaître et il me semble qu’elle aussi fait des progrès « dans notre langue française ». Je la regarde donner sur le timbre un grand coup de tampon.
Échec au roi en neuf coups.