Aux Brux… elloises

Je n’ai plus l’habitude de ce froid piquant, de cet air coupant. Dans le quartier, la vieille façade de la gare et la statue d’un seigneur de l’industrie métallurgique sont les témoins de mes anciennes années passées ici. Il faut que je reconstitue mon puzzle. Je ne suis pas encore arrivé. Je me rapproche peu à peu du personnage que je suis censé être. Je me cherche, je tourne en rond. Je parcours le labyrinthe des rues. Tout a tellement changé ici. Des efforts énormes de rénovation ont été entrepris.

J’ai fixé rendez-vous à Irena dans le café Le Gembloux, où nous avions nos habitudes. Nous commencions souvent nos journées par cette halte rituelle, hors du temps, avant que la routine d’une journée de travail ne nous agrippe. Irena venait d’une autre capitale, séparée de sa sœur jumelle, après qu’un printemps a tourné au cauchemar. Depuis, la saison des fleurs a refleuri même si elle ne s’est pas tout à fait départie de ses épines. Irena travaille dans la Bibliothèque encore royale qui s’est érigée à l’ombre de la statue équestre du roi chevalier et sous le regard soumis de la reine infirmière. Le couple royal est séparé pour l’éternité par un boulevard de bitume, de béton, de carrosseries et de gaz d’échappement. La nouvelle patrie d’Irena: Babel et les livres… Nous pouvions en parler des heures durant. Je l’avais rencontrée par hasard, alors qu’elle achetait sa provision de bouquins comme d’autres chargent un caddie. Cela m’avait fait rire. Je souhaitais en savoir davantage. Depuis, c’est elle qui établissait ma liste de course en librairie. Nous n’avons jamais eu d’autres complicités ménagères que celle-là. Aujourd’hui, la bibliothèque qui nous sépare doit ressembler à la Grande muraille de Chine. Retrouverons-nous le temps perdu ?

Hier, j’ai revu Yolande. Son sourire large comme une avenue, ses yeux éblouissants, sa voix dansante telle une gazelle, malgré les blessures de tout un peuple. Même le ciel saigne encore des souffrances infligées… Yolande est restée comme une plante balayée par le vent glissant entre deux immenses tours surmontées, l’une du sigle d’une boisson noire et pétillante, l’autre du macaron d’une marque de voiture, symboles d’occidentales richesses. Oubliée comme ses sœurs, Yolande arpente les trottoirs de la ville pour dire… Et moi, j’ai besoin de l’entendre. Tant qu’elle sera là, tout restera possible. Elle est la dernière à ne pas trouver ses racines ici, dans un quartier qui bruisse des ambiances de là-bas, bouibouis, senteurs épicées des coiffeurs, parfums sucrés d’étals fruitiers, langoureuses palabres et radio-trottoirs, c’est auprès d’elle que je suis certain de trouver le plus fort soutien. Elle porte des robes colorées qui dénoncent la grisaille locale. Et pourtant, j’ai ressenti la nécessité de retrouver cette fadeur, cette monochromie. Trop de couleurs ont fini par me donner le tournis, le vertige, l’ivresse. Entre grisaille et griserie, est-ce que j’hésiterai toujours ?

Yolande me conduira-t-elle à Yasmina, demi-sœurs d’un même continent ? Les yeux de Yasmina disent le sable, le soleil, la Méditerranée. Sa peau au goût de sel, ses cheveux portés par le vent noir de l’exil. Yasmina chante les plaines de son pays. Yasmina est pleine de cette terre d’accueil, de ses envies de femme libre, de cet enfant qui marie les cultures… Nous n’avons jamais eu cet enfant. Pourtant, nos corps ont célébré tous les mariages. Je ne sais si je reverrai Yasmina. Récemment encore, j’ai rêvé d’elle, surpris de cette intrusion dans ma vie nocturne. Une étrange présence, physique, sensuelle, pénétrante, comme si nos nuits ne s’étaient jamais interrompues. Yasmina travaille au Musée africain de Tervueren. Elle a pu réaliser son rêve. J’ai pris le tram qui slalomait entre des couloirs d’arbres et qui jouait avec les rayons de soleil. Je me suis attardé dans les jardins où nous nous promenions autrefois. Mon esprit a longuement paressé dans la chaleur inhabituelle d’un été indien. Je n’ai pas eu le courage de gravir l’imposant escalier donnant accès au musée, de peur de surgir comme un cauchemar dans sa nouvelle vie.

J’ai cru me consoler avec Else. Else gagne sa vie comme d’autres la perdent dans l’administration régionale. Elle fonctionne dans un pays grippé, qui ne cesse d’éternuer. Un mauvais virus dont on ne sait si la nation se relèvera, qui lui donne la fièvre. Else frissonne. Frissonne. Sa ville est suspendue sur un pays qui se cherche. Comme moi. Elle ne me donnera plus la clé. Je l’ai revue il y a quelques jours. Comme si je voulais régler une facture impayée. Un coup de téléphone. Rendez-vous place des Martyrs, comme à notre habitude. Direction rue Neuve, pour le bistrot où nous nous retrouvions entre copains d’études. Nous n’avions plus qu’un chapelet de banalités à échanger. Elle a fumé comme jamais, cigarette sur cigarette, pour combler les silences, l’ennui qui pesait sur nos épaules. Quand le garçon approchait de notre table, c’était comme une délivrance, quelque chose qui bougeait autour de nous, qui modifiait la situation. Cela nous en a coûté à l’un comme à l’autre, mais j’avais été poussé par le besoin – ou l’envie – de la revoir. Elle aussi probablement, sinon pourquoi aurait-elle accepté ces retrouvailles ? Par curiosité, peut-être… Nous en avons été pour nos frais. Ni le besoin, ni l’envie, ni la curiosité n’ont pu être assouvis. Nous nous sommes quittés avec une belle cuite. Nous en est restée une gueule de bois de solitaires endurcis.

… Erika. Née à Berlin, Erika a grandi à Bonn, vit aujourd’hui à Bruxelles. Bercée puis bousculée, bannie et bernée. Elle broie maintenant du noir, du jaune et du rouge. Elle boit aussi des bières au verre, trop fortes pour elle. Se saoule du rêve d’un impossible retour. Mais la bière lui donne des ailes. Un désir. Bruxelles-Berlin, comme un aller-retour. Comme entre elle et moi. Chaque fois que nous nous retrouvons, nous sommes assaillis de la même passion. Nous nous donnons l’un à l’autre avec le même enthousiasme, la même ferveur. Toujours dans le même petit hôtel. Nous ne sommes jamais que de passage l’un chez l’autre, l’un avec l’autre. Nous n’avons jamais connu deux nuits de suite ensemble, comme une convention tacite. Nous n’avons jamais été qu’une étape, jamais un voyage. Tout comme la ville, la Capitale. Une ville que nous ne parvenons ni l’un ni l’autre à appréhender, à nous annexer. Chaque fois que nous passons d’un quartier à l’autre, nous découvrons un autre univers, d’autres personnes. à chaque fois ailleurs. Pour chaque fois aboutir, échouer, dans le même hôtel.

Je suis allé écouter Margarita comme quelques années auparavant. Elle danse le tango et joue de la guitare. Sauf que ce n’était plus à la Casa latina. Elle fait carrière dans une salle de spectacle du centre-ville, un lieu passe-partout pour touristes de tous les continents. On y présente des comédies musicales aseptisées, adaptées à des publics cosmopolites. Les Japonais en sont particulièrement friands. Ils refont en deux heures leur tour du monde. J’ai eu envie de vomir. La terre tourne, le vent tourne. Hier, la dictature de l’autre côté de l’océan, chez elle, et aujourd’hui, à quelques milliers de kilomètres de son exil de trente ans. Et Margarita chante car les blessures jamais cicatrisées des siens entrevoient un espoir de justice. Le règne de l’impunité commence à vaciller. à la fin du spectacle, je me suis précipité dans sa loge. Margarita a crié mon prénom de joie en me voyant, s’est jetée dans mes bras, m’a fait une longue accolade. Je sentais sa transpiration me couler dans le cou. “Juanito, toi ici, quelle surprise! Tu ne peux pas savoir le plaisir que j’ai à te revoir. Je pars demain, Juanito, je retourne au pays. Est-ce que tu étais au courant ? Je vais retrouver la rue de mon enfance. Je suis si heureuse. Et Dieu me donne le plaisir de te revoir, ici, à Bruxelles, de retour aussi au pays. Chacun retrouve sa place. Enfin.” J’étais le premier Belge dont Margarita avait fait la connaissance. Je suppose qu’il était normal pour elle que je sois le dernier à venir la saluer.

Il me reste à voir Michèle. Ma sœur. Depuis le décès de notre mère, c’est la seule femme de la famille avec qui j’ai encore des contacts. Nous nous racontons tout, absolument tout, nos conquêtes, nos réussites, nos défaites, c’est comme un jeu entre nous. Je connais les endroits qu’elle fréquente, ceux qu’elle aime, ceux qui la mettent mal à l’aise. Et elle de même à propos des lieux qui m’ont vu grandir et ceux qui aujourd’hui me voient – quoi au juste – retomber en enfance ?, errer sans but ?, chercher un point d’appui ?, ou tout au contraire fuir les certitudes ? Michèle aime la ville, ses chantiers, ses maisons, ses théâtres, ses commerces, ses places et ses parcs, ses rues ombragées, ses enfilades de toits de tuiles ou d’ardoises, ses étangs patauds, ses pigeons niais, ses galeries de la reine et ses biscuits Petit Prince. Elle passe des heures à observer tous ces visages, à s’immerger dans des bains de langues, à puiser à la louche dans cette soupe épaisse de sons, à inventer pour chacune de ses sœurs de passage une histoire. Vraie ou fausse. Fausse surtout. Avec Michèle, je vis une formidable insouciance, une insouciance absolue. C’est probablement ce dont j’ai le plus besoin. Me sentir détaché. Hors du réel.

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