Bruxelles DC

Jean Jauniaux,

Ferdinand rangea la 403 entre deux 4×4 dont les pare-buffles reflétaient une image tubulaire de la place du Grand-Sablon. Ferdinand forma le vœu que les chasseurs de fauves qui envahissaient le centre historique de Bruxelles dans de tels équipages auraient assez de dextérité pour ne pas arracher la tôle rouillée du capot de la Peugeot. Ferdinand se rassura : le lion emblématique de la marque, babines retroussées sur des mâchoires féroces, veillerait au grain. Puis, il marmonna : « Bah ! Ceci a-t-il vraiment de l’importance aujourd’hui ? »

Aujourd’hui, mercredi 8 mai 2019. Fête de l’Iris, Fête de Bruxelles, l’ancienne capitale de l’Europe dont on célébrait naguère la « Saint-Schuman », le lendemain,
9 mai. Ferdinand se souvient des premières célébrations commémorant la signature, en 1957, du Traité de Rome, celui qui a donné naissance à l’UE, initiales aussi bien de l’Union que de l’Utopie européenne. C’était au siècle passé. C’était au millénaire passé. Et cela avait l’air si vieux, si rouillé, autant que la Peugeot, sortie la même année des chaînes de montage.

Ferdinand avait voulu conserver envers et contre tout cet ancêtre automobile. Aux écolos qui le narguaient avec des arguments de développement durable, Ferdinand répondait que s’il avait changé de voiture tous les cinq ans, il y aurait dix carcasses de voitures de plus, pourrissant dans une banlieue d’Afrique où elles auraient été exportées par des marchands sans autre foi ni loi que la mondialisation… des déchets. Aujourd’hui, il pourrait leur répondre que sa « familiale » (c’est ainsi qu’on désignait les voitures à l’époque !) crachait moins de gaz à effet de serre que les cinq cents chevaux du Hummer derrière lequel il venait de ranger sa voiture. Mais bon. Il n’y avait plus d’écolos… Il n’y avait plus d’Europe non plus. Le Marché avait tout emporté dans le tsunami boursier de 2009.

Le dernier espoir du G9 (qui s’était appelé aussi « G8 + » lorsque, enfin ! il avait été élargi à l’Afrique et à l’Océanie) résidait dans la mise en œuvre d’une expérience unique qui allait débuter aujourd’hui, à dix heures précises, dans le centre de Bruxelles.

Bruxelles avait été choisie par les dignitaires du G9 pour devenir un laboratoire vivant, une réduction « à l’échelle » de la communauté mondiale telle qu’elle apparaissait en ce 8 mai 2019 dans la débâcle généralisée des valeurs matérielles et dans l’espoir de reconstruire les utopies. Cette expérience allait tenter de démontrer les possibilités de survie pacifique en dehors de toutes les normes socio-économiques qui ont construit la supposée civilisation de ces dernières décennies.

Ferdinand avait encore en tête les débats qui avaient mené à un référendum mondial. Par Internet. (Et l’Afrique ? Et la Chine ? Et le Tibet ? Comment ont-ils pu participer à ce référendum ? se sont inquiétés quelques bons esprits, vite balayés par l’urgence d’agir.) Il fallait désigner une ville susceptible de devenir le cobaye d’une nouvelle organisation du monde. Trois villes restèrent lice au terme des premiers tours de « scrutinternet » : Paris, Londres et Bruxelles.

Bruxelles a été retenue de façon cynique. Elle était la seule des trois villes à ne plus être la capitale de rien. Ni de la Belgique qui avait été avalée toute crue par l’appétit d’un autre lion que l’inoffensif ornement de la voiture de Ferdinand. Ni de l’Europe dont les États membres avaient explosé en régions ou départements indépendants, suivant avec empressement l’exemple belge. Ceux qui avaient choisi de rester unitaires avaient opté pour des approches tellement nationalistes face aux vagues successives de la Crise du Marché (avec des majuscules), qu’ils se sont exclus de facto des principes de solidarité qui fondaient l’Union européenne. L’Europe avait cessé d’exister. Le besoin d’une capitale aussi. On a alors assisté à un exode de familles de fonctionnaires européens, ceux-là mêmes qui étaient autrefois vilipendés par des citoyens mal informés de la dynamique qu’ils apportaient à la ville. Certains observateurs avaient même avancé l’hypothèse que la fin de la Belgique était davantage liée à cet exode soudain des « non-Belges » qu’à l’appétit du Lion des Flandres à se séparer du royaume ! En effet, constataient les politologues, Bruxelles cessait de faire obstacle à la scission du pays en perdant son statut international, multiculturel et multilingue.

De facto, elle pouvait devenir flamande, ou wallonne, ou bruxelloise !

Cette dernière option fut retenue. Bruxelles devint région autonome. Une région « auto-no-man’s land », titrait un des derniers éditoriaux du journal le Soir. Ferdinand l’avait conservé. Il possédait une collection de journaux historiques : le Soir volé, paru pendant l’occupation allemande parce que c’était un acte de résistance ; celui qui annonçait l’assassinat de Kennedy, c’était le premier article que Ferdinand avait lu, en 1963, il avait neuf ans ; l’édition du 9 mai 1957 aussi qui annonçait la signature du traité de Rome.

Il s’était dit, lorsqu’il avait ouvert sa bouquinerie de la galerie Bortier qu’il mettrait ces vieux journaux en vente. Mais il ne s’y était jamais résolu. Ces feuillets jaunis, à l’encre passée, aux bords tombant en poussière n’avaient pas de prix à ses yeux… Comment les céder alors ? Pour rien ? « Pourquoi pas ? » se disait-il parfois. Ce n’était décidément pas un métier pour lui : vendre des bouquins. Il y en avait tant dont il ne parviendrait jamais à se débarrasser contre quelques billets de francs belges, ou d’euros, ou, aujourd’hui, contre quoi ?

Aujourd’hui, l’argent ne valait rien. Plus rien ne valait rien. En regardant les flèches de l’église du Sablon que le soleil de mai venait lécher de la lumière prometteuse d’une belle journée de printemps, en respirant l’arôme d’un café qu’apportait le garçon à la terrasse du Vieux Saint Martin, en entendant maugréer un antiquaire qui ne parvenait pas à brancher l’éclairage de son échoppe, Ferdinand se dit que les matins de printemps sont les seuls qui pourraient encore valoir quelque chose… parce qu’ils sont faits de la poussière du temps et la promesse de meilleurs jours à venir.

Ferdinand pressa le pas. Il avait toujours aimé être le premier de la galerie Bortier à ouvrir sa bouquinerie. Il salua José, l’accessoiriste du théâtre de Toone, en retard comme toujours… Sur ses épaules ballottaient deux marionnettes. José eut le temps de lancer : « Viens ce soir ! C’est la première d’une pièce qui te plaira… Une adaptation de Cioran ! Le Crépuscule des pensées, le Bréviaire des vaincus et le Précis de décomposition ! Le tout en Brusseleir. »

Ferdinand promit de venir.

Cioran !

Il se souvint de ses amis, Petruta et Dimitriu. Ils avaient sympathisé lors d’une rencontre entre libraires, éditeurs et traducteurs. La Roumanie venait d’entrer dans l’Union européenne. Ferdinand avait assisté à différents débats organisés à l’occasion de cet énième élargissement (quel mot ambigu pour désigner l’ouverture de l’Union européenne à de nouveaux horizons !), notamment celui consacré à la traduction littéraire. Après le débat, il avait emmené Petruta et Dimitriu à la découverte de Bruxelles. Il sillonna avec eux les endroits les plus courus de la ville, mais il leur fit aussi partager ce que Bruxelles n’offrait qu’aux initiés. Ferdinand avait une prédilection particulière pour le Plasticarium, un musée des objets en plastique créé entre 1960 et 1973. Il était sûr de son effet lorsqu’il y entraînait ses visiteurs, dans une rue dont le nom est gardé secret, non loin de la sinistre caserne du Petit-Château à quelques encablures de la place Sainte-Catherine.

Il les emmena ensuite dans le Petit Manchester… Molenbeek ! Là il leur fit visiter l’ancienne Compagnie des Bronzes, transformée en musée de l’industrie et du travail… Puis, le musée de la Gueuze… et aussi le Royal Yacht-Club, d’où on aperçoit les oignons qui surmontent la toiture de la gare de Schaerbeek, lui donnant l’air d’une église orthodoxe.

Ferdinand était un guide inlassable de Bruxelles. Il épuisait ses amis d’explications sur tout et rien. Il prenait des paris sur l’existence d’une petite sœur de Manneken-Pis et il gagnait. Alors, il donnait une deuxième chance aux mauvais perdants : s’ils trouvaient la place Sainte-Justine que chantait Brel, c’est Ferdinand qui offrait la tournée de Mort Subite ! Et Ferdinand jubilait lorsqu’en avalant la gorgée acide du lambic, il expliquait que la place Sainte-Justine n’avait jamais existé si ce n’est pour la rime…

Ses amis promirent de revenir à Bruxelles. C’est à eux que songeait Ferdinand lorsqu’il accepta d’assister au spectacle de marionnettes inspiré de Cioran.

Il arriva à la Galerie Bortier.

A dix heures précises, en ce 8 mai 2019, tous les accès à l’Îlot sacré furent fermés. L’expérience allait commencer… Pendant dix heures, l’argent n’aurait plus cours. Les lois du Marché ne s’appliqueraient plus dans l’espace circonscrit entre la Bourse, le Manneken-Pis, la galerie Bortier et la rue de l’Écuyer. Pendant dix heures rien ne serait à vendre. Aucune monnaie n’aurait cours.

Ferdinand avait été prévenu de ce test, grandeur nature, d’une société non marchande. À l’instar de tous les commerçants de la zone « libre », il avait été invité à ne rien vendre, mais à ouvrir sa bouquinerie et à y laisser libre accès aux clients qui deviendraient de simples curieux.

Pendant la première heure, le silence s’installa dans les rues. Les passants déambulaient en s’observant comme s’ils avaient été invités à un bal masqué et craignaient d’avoir été les seuls à se prêter au jeu. Ils commencèrent à échanger des salutations timides et des gestes maladroits. Les barrières de l’embarras et de la timidité s’estompèrent peu à peu. Des hommes, des femmes, des enfants qui ne se seraient jamais adressé la parole commencèrent à s’interpeller dans une sorte de joie complice. « Comment cela se passe pour vous ? » ; « Oh… je recommencerais chaque jour de l’année ! » ; « Vous savez, il y a là-bas, derrière l’impasse, une petite échoppe où l’on vous offre du thé » ; « Et plus loin, à la biscuiterie, chez Dandoy, c’est dans l’atelier que vous êtes invités à fabriquer vous-même des spéculoos » ; « Moi, je me suis régalé de pralines chez Marcolini » ; « À la Bécasse, la kriek… hmmmm !!! » ; « Rien ne vaut une Mort Subite, vous venez ? »

Il régnait dans les ruelles pavées, dans les galeries du Roi et de la Reine, sur la Grand-Place, partout dans ce mini-monde libre, un brouhaha souriant, comme si une noce se célébrait et que tous ces inconnus appartenaient à une même famille… Et c’était une famille nombreuse, joyeuse, disparate… Il y avait les cousins de tous les pays d’Europe, les oncles et les tantes arrivés des antipodes, les amis venus du Maghreb ou d’Afrique Noire… Ils étaient tous là… Il n’y avait rien à voler, rien à contester, rien à gagner ou à perdre.

Ferdinand dans sa bouquinerie retrouvait le bonheur de parler des livres sans devoir convaincre ses interlocuteurs de les acheter… On se promettait de se revoir, on se promettait de revenir avec des livres, des cadeaux, des friandises, des gâteaux pour remercier de ceux qu’on avait lus, reçus ou dégustés. Et puis surtout, pour se retrouver !

Nombreux furent ceux qui se découvrirent des talents polyglottes. « Tu vois, dit ce monsieur à madame, qui le regarde avec des yeux d’il y a trente ans, je parle anglais ! » Plus loin, des adolescents baragouinent de l’espagnol. Ailleurs encore, des Africains, noirs comme de la suie, et des Flamands rubiconds s’esclaffent dans un néo-créole où un linguiste averti reconnaîtrait du flamand, du wallon, du brusseleir, et ce français vanillé venu des Tropiques dans un éclat de rire ininterrompu.

Place du Grand Sablon, les terrasses s’alanguissent au soleil qui n’a pas voulu manquer la fête. Des équipes de télévision se pressent autour des tables pour recueillir les témoignages rieurs des cobayes qui regrettent déjà que l’expérience arrive à son terme. Des journalistes se mettent en place, face caméra, et jettent un dernier coup d’œil à leurs fiches, rectifient la position de l’oreillette, s’éclaircissent la voix.

Dans le studio de la RTBF installé dans la Maison d’Érasme à Anderlecht, les secondes s’égrènent sur le pupitre du présentateur du JT entouré de ses invités.

Générique.

Rouge micro.

« Mesdames et Messieurs Bonsoir ! Le journal que nous vous présentons ce soir est une fiction. Je le répéterai tout au long de ces séquences qui nous raconteront ce que pourrait être une société non marchande. En ce jour du dixième anniversaire du Krach de 2009, et de l’éclatement simultané de la Belgique et de l’Union européenne, nous avons choisi de réaliser un faux journal sur de vraies valeurs. Des valeurs immatérielles, non cotées en Bourse, insensibles aux fluctuations du Marché. C’est Bruxelles qui a été choisie pour servir de laboratoire sociétal que je vous propose de découvrir ce soir, en multiplex avec toutes les capitales du monde. Il s’agit d’une fiction. Je vous le répète. À regret. »

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