Bleue, sur fond de ténèbres, elle se meut avec lenteur, tourne sur elle-même, dévoile son écorce et les tavelures qui lui le lézardent la peau. La planète s’approche inexorablement, dans le mouvement de rotation qui l’anime, et à mesure qu’elle avance, un découpage se précise sur sa surface. On dirait un puzzle anarchique, le patchwork d’un manteau repris à des dizaines d’endroits. Soudain, elle se fige. La focale plongep et une zone réduite du globe grandit à vue d’œil. L’image n’encadre bientôt plus que cet espace défini. À mesure que le point de vue s’en rapproche, une nouvelle géographie apparaît et dévoile des textures, des couleurs différentes. En quelques secondes, un territoire tout petit à l’échelle de la planète s’est élargi et couvre tout le champ de vision. La plongée s’accélère. Le bleu a laissé la place aux gris et aux verts, les délimitations territoriales cèdent bientôt le pas aux canaux, aux zones agricoles, puis aux axes routiers d’une ville.

*

Ce sont des corps en mouvement, des corps lancés dans une marche confuse, compacte, des corps en fusion dans une masse grondante, qui désormais a envahi la rue, se déroule en un ruban dense, une coulée de matière vivante, une vague sonore, battante : des centaines des milliers de pouls, de lamentations, de cris fondus dans le vacarme qui les totalise.

Ce ne sont plus des individus, pense-t-elle, c’est le corps du peuple en colère, c’est un fleuve qui ramasse tous les corps et puissamment les emporte dans son courant.

Où est le corps de Jahid ? La terre l’a repris et s’est teinte de rouge. Feu.

Terre-rouge, ce nom qu’elle aurait donné à une maison – des pierres nues, du silence, la mer peut-être quelque part –, est désormais celui de la vie éteinte, d’un cri muet, impossible. Le corps jeune, presqu’enfantin encore, de Jahid est fondu à jamais dans cette colère.

Il serait descendu lui aussi, serait allé grossir les rangs de la foule dans les rues poussiéreuses (bordées d’immeubles aux façades très souvent aveuglées, abîmées d’éclats, ouvrant parfois au ciel la béance d’une blessure, comme une bouche édentée).

De sa position, elle peut voir trois édifices, presque quatre, des fenêtres fermées ou obscures, une porte arrachée à ses gonds, une inscription lapidaire à la peinture rouge sur un mur écaillé, ce qui a tenu de trottoir (quelques pavés disjoints), l’enseigne éteinte d’un commerce déserté et déjà, en avant-plan, les flots de la foule : une couleur dominante (le noir), des hommes et des femmes, dont elle peut voir principalement le sommet de la tête, les chevelures, les voiles, un visage parfois et les poings levés. Les poings serrés.

La foule avance vers la porte ouest dans un mouvement continu, traduit par une clameur qui traverse les vitres peu épaisses et vient cogner les murs de la pièce où elle se tient. Il semble parfois que des courants contraires viennent créer des remous à la superficie. Le courant humain est agité de soubresauts, d’ondes désordonnées. Il défile dans le rectangle de la fenêtre entrouverte derrière laquelle elle se tient debout, immobile apparemment.

Le fleuve de la colère se déverse. Les vitres tremblent. L’image du corps disloqué de Jahid se superpose à celui de la foule. Ses membres arrachés engloutis dans la marée humaine qui raye horizontalement son champ de vision. Elle tremble. Se concentre sur l’image. Invoque celle d’un autre corps, aimé, chéri, en sécurité quelque part à des milliers de kilomètres, dans une autre ville.

Serrée dans son poing, une petite caméra numérique portative. Sur l’écran déplié, le corps noir de la foule traverse le cadre.

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Le mur est percé d’une fenêtre. Elle ouvre sur une cour intérieure ; on y dépose les ordures. Un vasistas au plafond laisse tomber la lumière sur une reproduction accrochée à la paroi opposée : un corps nu, à terre, strié de rouge. Mais le regard ne s’y attarde pas. Il balaye la pièce d’un seul mouvement et ne se fixe qu’une fois arrivé sur cet espace défini, où l’image est animée, sonorisée. En deux dimensions, le passage d’hommes et de femmes, poings levés. Sur cette procession de visages et de corps, défilent des mots et des nombres, inscrits dans une bande plus sombre qui traverse le bas du cadre. Résultats d’élections. Pourcentages. Communiqués. D’autres mots, prononcés par une voix extérieure, rythment le spectacle comme une rengaine, déjà entendue. Guerre. Moyen-Orient. Blessés. Attentat. Enlèvement. Le commentaire se superpose à la clameur d’une foule grondante, mais le son appartient à un autre monde, médiatisé : celui qui se déverse parfois dans l’appartement par le large écran qui trône au milieu de la pièce principale. Mais aujourd’hui, le son a une autre texture et les images, vues et revues, écorchent le jour. Parfois, le plan se rapproche, une silhouette se détache du groupe en mouvement, un visage se laisse capter. L’expression est douloureuse, la bouche tordue émet des paroles indistinctes, le regard est ailleurs, tourné vers l’issue de la marche, de la colère. Le reste du temps, c’est juste le corps noir et compact de la foule qui traverse le cadre.

Tout à coup, l’image bascule. Un mouvement vif et incohérent laisse apercevoir en un éclair une paroi grise, le mur décrépi d’une pièce, le battant d’une fenêtre entrouverte, le buste rouge d’une femme. Elle. Et le bras d’un homme qui s’abat, recouvert d’une toile grossière, militaire.

A cette image succède sans transition celle d’un homme aux traits réguliers, cinglé dans un costume deux pièces, uniformément gris, qui d’un ton monocorde explique comment les images à peine retransmises ont pu être retrouvées, et rappelle le nombre de jours que la journaliste qui en est l’auteur a déjà passé en captivité. L’écran s’éteint. Sur le mur, sous la reproduction, une main tremblante grave un trait supplémentaire dans le plâtre. Le quarante-troisième.

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Dans le cadre, la ville déploie sa géométrie de rues, d’édifices, de places, de ronds-points, de parcs. A certains endroits, le détail d’un véhicule ou d’une fontaine pointille les lignes droites. Le curseur se déplace avec rapidité, avançant vers le sud, puis l’est, d’un repère à l’autre. Les toits des maisons se distinguent bientôt plus nettement, mosaïque alternant les rouges un peu défaits et toutes les nuances du gris. Les rues sont marquées de zébrures claires. Les voitures immobilisées dans leur course. Un piéton, parfois, se devine. Des cours intérieures, des parkings, des espaces fermés mais à ciel ouvert clairsement le quadrillage des avenues. Le moutonnement de la végétation crée les seules zones d’ombre. Tout est immobile, figé par la sclérose de l’écran. Le curseur suspend son mouvement. La photographie est réelle. La rue est reconnaissable, légèrement en diagonale par rapport à l’axe principal. D’ailleurs son nom apparaît en blanc tout le long, comme pour l’authentifier. L’immeuble est le troisième, attaché à une cour exiguë. Le toit légèrement pentu est baigné de soleil. Un vasistas se découpe dans le pan supérieur. C’est un rectangle encore minuscule, découpé sur le toit pâle, mais le curseur s’y attarde et la focale s’en rapproche, avec lenteur. Et comme dans un mouvement inverse, au fur et à mesure que le rectangle du vasistas s’agrandit, ses contours perdent leur netteté. Les lignes se fondent, balayent de clarté une masse plus sombre. L’image devient floue, se morcelle en une quantité de taches, de points sans régularité. Un tableau abstrait est apparu : un carré gris et vert, lacéré de blanc. Chez moi. Le monde n’atteste plus sa présence qu’à travers cette incursion quotidienne, rituel répété de jour en jour, sous surveillance, et inlassablement elle se prête au jeu, elle succombe, elle rejoint sa ville, sa rue, ce bout de vitre ouvert sur l’univers. Ce tableau, elle s’y perd, pour la énième fois. Quarante ? Quarante-trois précisément. Elle se coule dans ces plages d’anthracite, de vert sombre, se laisse happer par les éclaircies. On pourrait croire la mer avant l’orage, le ciel bas, le silence menaçant. Et derrière, quelque part hors champ, elle sait qu’il existe un corps nu, strié de rouge, et qu’elle ne le verra plus jamais comme avant.

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