Tous les tableaux devraient être de la même taille et  de la même couleur, de sorte qu’ils seraient interchangeables et que personne n’aurait le sentiment d’en avoir un bon ou un  mauvais.

Andy Warhol

Il fut un temps, récent, où Jim Greylord Jr passait sans peine pour un des derniers, voire pour l’ultime empereur de la finance transnationale, sa qualité d’Européen rendant le prodige plus remarquable encore.. Le secret de sa réussite ? Cet octogénaire dont le physique d’ascète et le visage parcheminé n’étaient pas sans rappeler la dégaine de feu l’écrivain Samuel Beckett, avait su garder intacte la fièvre d’innovation et de transgression qui firent le charme et la raison d’être de sa vie d’adolescent, durant les déjà historiques Golden Sixties qu’il passa à hanter les cénacles expérimentaux de Paris et de Londres.

Entre autres convictions provocantes, Jim Greylord Jr avait en effet longtemps caressé le rêve bien concret de faire de l’expression artistique une donnée essentielle du vécu : rendre la création accessible au plus grand nombre selon les lois pures et simples du commerce était bien son credo. Quitte à faire de la beauté, de l’inventivité, une ligne de force essentielle de ce que, avec l’ironie mordante qui le caractérisait, il avait baptisé la Nouvelle Banalité…

Il s’agissait aussi, par une forme innovante de distribution massive des choses de l’art, d’élever les processus classiques de diffusion collective et de consumérisme au rang de démarches esthétiques. Oui, tel était le dessein qui sous-tendait l’empire industriel de Jim Greylord Jr, faisant de la marque POP ART Inc. une star des places financières, et une des rares valeurs refuges d’une économie mondiale pour le moins chancelante.

L’idée de départ était pourtant fort simple, qui découlait en droite ligne  de l’admiration constante et quasi forcenée qu’il vouait à l’œuvre, autant qu’au personnage d’Andy Warhol. Le déclic initial, chez Jim Greylord Jr, rejoignait curieusement l’intuition magistrale qui avait valu fortune et célébrité à un petit gars de Detroit débarqué à New York : accorder à des objets, des images et des visages reproduits en série – des boîtes de soupes Campbell aux portraits de Jackie Kennedy et de Marilyn, en passant par des paquets de lessive Omo et par La Dernière Cène de Léonard de Vinci –, le statut d’œuvres d’art dotées du don d’ubiquité.

Oui mais, avait lucidement constaté notre tycoon en puissance, pour ce qui était de la diffusion de ses œuvres, l’ami Andy avait finalement raté son coup. Pour preuve, cette récente vente aux enchères d’une série de tableaux sortis de la Factory du pape du Pop Art, où la mythique Red Shot Marilyn, une toile transpercée de l’impact d’une balle, était partie à plus de vingt-cinq millions d’euros chez Sotheby’s, en même temps que d’autres icônes fameuses – déclinaisons d’Elvis Presley, d’Elizabeth Taylor et de bouteilles de ketchup Heinz – faisaient mieux encore sous le marteau de Christie’s.

A de tels prix, c’était le marché de l’art le plus conservateur et le plus asservissant qui reprenait tous ses droits, réduisant à néant le projet de copropriété du beau auquel Jim Greylord Jr continuait à croire envers et contre tout. Et de ce constat d’échec, il avait paradoxalement tiré la force et l’idée de pousser plus avant le système Warhol, avec cette certitude de le parfaire et de le parachever.

Ainsi était née la POP ART Inc. Une appellation apparemment désuète, chargée de nostalgie, pour une entreprise résolument ancrée dans le troisième millénaire. Car seule la conjonction de l’Internet et de la high tech la plus sophistiquée aurait pu donner forme à la trouvaille prodigieuse de Jim Greylord Jr : populariser le téléchargement d’œuvres originales en trois dimensions.

Le Réseau était là, qui chaque jour tissait plus finement sa toile sur toute la planète. Ne manquait que le médium de concrétisation, dont la POP ART Inc. allait se charger de propager l’usage. Ce fut l’imprimante IMAX, bien sûr, dont le papier révolutionnaire – le fameux pop film à épaisseur modulable –, et dont la gamme à peu près infinie de pigments permettaient de restituer chaque œuvre dans le moindre détail, et mieux encore : de la doter de reliefs propres, qui, la personnalisant au gré de chaque consommateur, la transmuaient en une incontestable pièce originale.

La formule, on le sait, rencontra un succès foudroyant, au-delà de toute espérance. De sorte qu’en quelques mois, un alerte vieillard du nom de Jim Greylord Jr se retrouva plus de cent fois plus riche que ne l’avait été Andy Warhol. Tel était le dessein, et tel était le miracle : alors que l’Europe, le Japon et Wall Street toussotaient de concert en plein retournement de cycle, que les tensions s’accumulaient sur le marché pétrolier et que le conglomérat Multitech Universe déposait son bilan, entraînant dans sa chute une myriade de petits épargnants, et tandis que la crise des subprimes faisait s’effondrer les cotations de l’immobilier, POP ART Inc. n’en finissait pas de caracoler au sommet des charts financiers, affichant depuis bientôt six ans une rentabilité constante, de l’ordre de 30 à 40%.

Et, le succès financier mis à part, ce diable de Jim Greylord Jr tenait toutes ses promesses, commerciales et personnelles : posséder un pop film de Warhol était désormais la banalité même – cette Nouvelle Banalité qu’il avait prédite ! –, sans que  s’essouffle le rythme des transactions. Désormais, l’on trouvait d’autres noms, d’autres toiles sur le net : du Jasper Johns, du Willem de Kooning et du Roy Liechtenstein, par exemple. Et ce n’était pas tout ! Peu enclin à s’en tenir aux seules valeurs de la culture d’Outre-Atlantique, Greylord avait résolu de jouer ouvertement la carte européenne. Depuis peu, les saynètes dénudées de Balthus et les géométries de Valerio Adami, les graphismes de Martial Raysse et de Gérard Fromanger, les bricolages aéronautiques de Panamarenko et les compositions clinquantes signées Hervé Di Rosa figuraient donc à son catalogue. Autant d’audaces et d’innovations qui relançaient encore la machine commerciale, dopant les bénéfices sur le mode exponentiel.

Bref, seule la flambée du cours de l’once d’or soutenait momentanément la comparaison avec le niveau de résultats de l’entreprise Greylord, dont bien des opérateurs et analystes besogneux, blanchis sous le harnais, qualifiaient d’impudique la santé rayonnante.

Mais pour tout dire – car il est bien question de tout dire –, ce capitaliste prospère devait sa réussite à une arme secrète. Une arme faite de chair et de sang, en vérité… Une arme féminine, qui n’était autre que la troublante Isa Telex, passionaria de l’art qui avait fait la pluie, le beau temps et les gros titres de la presse à scandale, quelques décennies plus tôt, du côté de New York. Egérie de Rothko, compagne du Dali des fins dernières, inspiratrice de la techno-figuration et du néo-constructivisme, présentement la quatrième épouse de Jim Greylord Jr.

Une maîtresse femme, que cette Isa Telex. Par bien des côtés, notamment par cette paire de lunettes à verres mauves qu’elle portait fréquemment, et par les mèches noires, drues et dressées de sa coiffure, elle évoquait une certaine Yoko Ono, dont elle partageait d’ailleurs la clairvoyance commerciale. Bien qu’octogénaire, elle avait gardé – bénies soient les ressources de la chirurgie régénératrice – sa grâce de sylphide électrique. Et elle était un pion majeur, dans l’ambitieux business lancé par son Greylord d’époux. C’est que, ayant à cinquante ans de là été l’épouse on ne peut plus officielle de Russel Koontz (l’ultime amant et légataire universel d’Andy Warhol), elle avait, à la mort de son conjoint, hérité comme par enchantement des droits de copyright sur toute la production du créateur du pop art. Un privilège qui expliquait comment, avec une mise de fonds minimale, la POP ART Inc. avait pu prendre aussi facilement son envol commercial.

Mais, puisque tout se monnaie en ce bas monde, c’était aussi Isa Telex qui, aux termes d’un gentleman’s agreement avec son époux adoré, s’était instituée actionnaire principale de leur filiale IMAX et seule propriétaire du brevet d’imprimantes sans le concours desquelles Greylord Jr serait resté un doux rêveur à tout jamais. Sans Isa, il n’était rien ! Voilà bien la vérité toute crue, devait-il s’avouer au tréfonds de l’immense demeure rococo que, dans la banlieue verte du nouveau Paris, il avait fait construire sur le modèle du château de Neuschwanstein, l’une des résidences fameuses du roi Louis II de Bavière. Face aux miroirs monumentaux où il scrutait l’outrage des ans et le désarroi de son regard, un effet de boomerang lui renvoyait en plein visage sa vérité cachée : l’entrepreneur innovant qu’il était devenu ne devait son existence qu’aux faveurs et à la clairvoyance d’une vieille diva de la jet set qui se disait la lumière de ses nuits…

Ces quelques concessions majeures une fois admises, l’empire de Jim Greylord Jr aurait cependant pu se perpétuer durant de belles années encore. C’était à lui d’en décider, se disait-il. Et, puisque luxe matériel et plénitude mentale étaient indispensables à ceux qui, comme lui, après avoir tant expérimenté, entrevoyaient progressivement la fin de leur parcours comme le sommet d’une parabole, force lui était de laisser s’éterniser sa chance et son bonheur…

Certes. Il n’en était pas moins vrai – comme tout le monde l’a désormais appris – que dans cet exceptionnel montage réconciliant art, business et culture populaire, Jim Greylord Jr avait commis une erreur de calcul. Ou, pour mieux dire, une erreur de jugement capitale : n’avoir pas pris en compte le tempérament foncièrement destructeur d’Isa. N’avoir rien vu venir, des menaces qui grossissaient en elle… Ne pas s’être penché sur les circonstances du suicide de Rothko, ni sur celles de la mort violente ou de la plongée dans la folie de la kyrielle de ceux qui avaient été les amants de Miss Telex, avant qu’elle ne jette son dévolu sur lui… Ne pas avoir deviné que son grand rêve européen serait mis en péril par une Américaine. Ne pas s’être avisé qu’Isa, tout au long de son parcours chaotique, s’était prétendue artiste… Elle qui revendiquait une création d’essence sociologique : interférer dans la vie collective par des actes d’éclat dont le retentissement constituerait le contenu.

Donner au happening une dimension planétaire. Un formule qui résume assez bien les intentions d’Isa Telex, et explique pourquoi, en cette journée tristement célèbre du 2 décembre 2033 – le jour de ses quatre vingt-treize printemps –, l’extravagante égérie de Jim Greylord Jr avait mis le feu aux poudres. C’est-à-dire déclenché à distance l’explosion simultanée des quelque six millions d’imprimantes IMAX mises en circulation. Par là-même, elle assouvissait enfin le désir d’apothéose qui l’avait poursuivie tout au long d’une existence en dents de scie. Son chef-d’œuvre fut donc de passer à la postérité comme le plus grand assassin de l’époque postmoderne et d’engendrer au passage une myriade de tableaux sanglants et sublimes, grandioses scènes de boucherie que n’aurait pas désavouées un Francis Bacon. Ce faisant, elle signait aussi l’arrêt de mort de la POP ART Inc…

Le 2 décembre 2033… Soit aujourd’hui, où nous ne nous étonnons pas de retrouver un Jim Greylord Jr au comble du désespoir, dans une salle d’apparat de sa réplique parisienne du château de Neuschwanstein : un vieillard qui murmure sur le ton de quelqu’un qui radote, un être fatigué qui remâche sa tristesse autant que sa vengeance.

«  Piètre vengeance, grotesque vengeance, en vérité… » Jim Greylord Jr qui, comme pour s’en pénétrer ou la foudroyer du regard, observe l’image 3D de feu Mrs. Greylord. Isa grandeur nature, Isa version pop film, dressée telle une installation au centre de la Sängersaal, et en direction de laquelle, comme pour conjurer l’ironie du sort, il lance convulsivement des fléchettes d’acier empennées de plastic, chaque coup sur la cible rendant un bruit obscène de baudruche qui se dégonfle.

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