Ce pont sur la Moldau

Philippe Jones,

« Eh bien, qu’attendez-vous ? Allons-y ! »

Il avait l’air sceptique. Ce que l’on oublie, nous les Occidentaux, c’est de savoir d’où ils viennent, ce qu’ils ont traversé, pour autant qu’ils aient voulu le faire, passer d’une rive à l’autre, comme on franchit le pont Charles, le même décor, mais poussés, entraînés par les autres, être propulsés, se retrouver sur l’autre rive, sans trop savoir comment on y est parvenu, comment cela s’est produit, se sentir soudainement libres dans un grand bruit d’excitation. Des accolades, les larmes aux yeux… Être libre. De quoi ?

Nous en avons eu une vague image, ceux qui sont nés avant quarante. Avant l’an quarante, au siècle passé, avant 1940. Il y eut, à ce moment-là, une sorte de suspens et d’en prendre conscience lui donne, nous donne, une réalité historique. Mais la part faite aux morts, aux drames individuels, et même collectifs, l’atroce crémation des Juifs, nous étions dans le même bateau, ceux qui étaient de ce côté de l’Atlantique, ou de la Manche en tout cas. Et encore, il y avait les Italiens, les Espagnols, les Portugais. Les uns connaissaient Mussolini, les autres Franco ou Salazar. Les uns furent téméraires, les autres prudents.

« Et les Allemands d’aujourd’hui ? »

« Il faut voir les choses avec simplicité, si l’on veut s’entendre. Leur situation géographique les a sauvés au temps de la guerre froide, le travail et le mark ont résolu le reste. Ceux de l’Est ont eu un lifting, ils ne font pas ce qu’on nous oblige à faire, à revoir notre monnaie. Ils sont pris en charge… Et pourtant ils étaient plus dociles que nous… Même qu’ils font la fine bouche : avant il y avait la sécurité, aujourd’hui il y a le chômage, disent-ils. Avant il y avait des femmes qui ressemblaient à des hommes et qui gagnaient aux jeux olympiques ! »

Il s’arrêta de parler. L’horloge et le règne du temps qu’elle ne cessait d’égrener avaient pris la relève, la mort sonnait le glas, le coq chantait la trahison, la vanité promenait des symboles, les apôtres apparaissaient précédant le Christ, un cortège d’images, qui se succèdent l’une l’autre, indiquait que cette heure, celle que vous venez de vivre, est aussi passée. Le soleil était bas et étendait son ombre derrière le monument de Jan Hus et la gesticulation héroïque se profilait déjà au coin du palais Kinsky.

« Je suis venu ici, il y a vingt ans. C’était le même lieu, sans la vie. Je demandais alors à un de vos compatriotes qui m’accompagnait si l’on parlait encore de Kafka. Oui, entre nous, me répondit-elle, ses livres sont épuisés et l’on ignore s’ils seront réédités… À dix heures du soir, il n’y avait plus personne dans la rue, sauf un soûlard qui braillait. »

« L’alcool aussi était mauvais en ce temps-là. »

« Et que faisiez-vous en ce temps-là ? »

« Moi, reprit l’homme interloqué, j’étais ingénieur chez Skoda. Je gagnais bien ma vie, selon les normes de l’époque. L’usine me prêtait une voiture et, une fois par mois, j’emmenais ma femme écouter un concert ou un opéra. On ne pourrait plus se le payer aujourd’hui, avec tous les étrangers. Prague est devenue la proie du tourisme. On trouve tout ce que l’on veut maintenant, cela vient de Paris, de New York, on dit même que c’est moins cher ici que là-bas. Je ne puis pas en juger. Ce que je gagne en quinze jours ne me permettrait pas d’acquérir une robe à la mode ! »

« Vous êtes toujours chez Skoda ? »

« Pensez-vous, j’ai été remercié il y a deux ans. La reconversion, l’automatisation, il fallait investir dans une génération nouvelle ! À quarante-huit ans, on est trop vieux pour se refaire. Laisser la place aux jeunes que l’on peut former sans frais excessifs ! »

« Et alors ? »

« Alors, je m’en tire. Mon indemnité de rupture et ma pension, celle que j’aurais eue, car ces calculs ignorent les révolutions, et l’on peut s’estimer contents que les pendules n’aient pas été remises à zéro ! De quoi vivoter. Heureusement j’ai un copain, qui était aussi dans la Résistance, et qui s’en est mieux tiré que moi. Il a fondé une entreprise de transport, mais sans rien connaître à la mécanique, alors je m’occupe du parc automobile. La décision fut prise le mois dernier, et c’est la raison pour laquelle je suis là à boire une bière, comme vous, en parfait touriste. »

« Et vous êtes heureux ? »

« Je ne sais pas, mais si c’était à refaire, je crois que je recommencerais. On a le sentiment de bouger, et la vie sans mouvement ce n’est pas la vie. Alors, comme vous le dites : allons-y. Le reste c’est du papier d’emballage. »

« Vous ne refuserez pas une autre Urquell, une bière qui est bien de chez vous. »

« L’est-elle encore ?… Qu’importe… À votre santé ! »

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