Poésie ininterrompue

Roger Foulon,

La vérité c’est liberté

Paul Éluard, Poésie ininterrompue

Il aimait et pratiquait la poésie. Quand il se plaignait du peu d’intérêt que les gens d’ici témoignent aux poètes, des amis, aux sourires entendus et un rien goguenards lui répétaient souvent : « Pars donc en Hongrie, c’est un pays où les gens de ton espèce trouvent leur place, mieux que chez nous. » Il avait d’abord cru à un canular, puis, s’étant renseigné auprès de membres du P.E.N. Club, notamment, il avait dû l’admettre : la Hongrie était terre de poésie.

Cependant, pendant plusieurs années, il eut peur de partir dans ce pays de l’Est, un pays qui avait beaucoup souffert et qui devait garder, visibles, les séquelles des événements de 1956 et des années d’autoritarisme répressif. Finalement, pourtant, il décida de passer ses congés à Budapest et dans le pays. Il avait l’habitude de prendre ses jours de liberté à l’automne. Les matins et les soirs marqués par le violet des premiers brouillards lui plaisaient beaucoup. Les mêmes amis qui l’avaient engagé à voir le Danube lui dirent : « Aller en Hongrie en octobre, c’est folie ! À cette époque, là-bas, c’est déjà presque l’hiver. »

Mais voici qu’au moment où l’avion survolait le fleuve et s’approchait du sol, il comprit que nulle autre saison n’aurait pu être mieux choisie. C’était le crépuscule. Le soleil touchait encore les choses ; cependant, une brume légère les estompait. Il se souvint des paroles de Miklos Radnoti, venant des camps de la mort :

…Et quoi sur cette carte ?

Pour moi des grillons, des clochers, des hameaux, des luzernes…

Je vois le travailleur qui tremble pour son travail.

Le grand oiseau se posa… Bonsoir, Budapest !

Il était au cœur de la ville. Une vraie fourmilière. Deux millions d’êtres vivaient ici. Tous semblaient s’être donné rendez-vous dans les rues. Ils allaient, comme allaient partout dans le monde, d’autres millions de femmes et d’hommes. Ils rentraient après avoir accompli leurs tâches quotidiennes. Ils se promenaient, regardaient les étalages et rêvaient. Ils ne voyaient même pas la ronde des voitures, ni la danse des néons, ni les couleurs qui, depuis peu sans doute, couvraient les façades ravalées. Dans son fourreau de gaze bleue, le Danube glissait sous ses ponts. Les guirlandes de lampes qui s’allumaient partout faisaient de sa première nuit à Buda un prestigieux spectacle dans un décor imaginaire. Au premier plan, près de lui, le Bastion des pêcheurs, l’église Mathias, le palais royal écrivaient leur silhouette sur le velours violet du ciel. Et, par-delà le mauve du fleuve piqueté de mille feux, les dentelles du Parlement : jeu de pierres, poème nocturne aux strophes de pinacles et de dômes.

Dès le petit matin suivant, la ville s’ouvrit pour lui comme une orange. De sa chambre, le sillon du fleuve lui apparaissait, comble de ouate et d’inconnu. Là-bas, c’était Pest et, près de lui, étagée sur ses collines, Buda dans ses rousseurs d’automne.

Il marchait dans les rues. Partout, les architectes avaient effacé au mieux les plaies des événements guerriers tout en gardant visible l’histoire de la ville. Chaque façade conservait ainsi ses arcs, ses colonnes, ses pierres. Quand il franchissait les porches, il entrait dans de petits enclos, jardins tranquilles au cœur de la cité. Puis, il débouchait sur d’anciens remparts bordés d’arbres. L’or des feuilles couronnait ici le nom des poètes : Arpàd Thot, Mihaly Babits… C’était vrai, toute la Hongrie vouait un culte à ses écrivains : les rues rappelaient leur souvenir, les librairies étaient combles de leurs œuvres, les carrefours et les parcs s’ornaient de leurs images ; même les billets de banque étaient à leur effigie… On payait ici en Ady.

Ce fut à Nyiregyhàza qu’allait se préciser pour lui cette vénération. Il y arriva après une longue étape à travers la Grande plaine. La ville bruissait d’activités, mais, dans la tranquillité d’un square, une sculpture l’accueillit, celle d’un homme dressé, bras ouverts. Il semblait parler et dire aux passants sa fraternité et son salut. Près de lui, un banc et un livre de bronze. C’était Mihaly Vaci, né ici en 1924. Il se souvint de quelques-uns de ses vers :

Quand elle commence à se dévêtir

et que son svelte corps, tel un chant rose

monte des écumes croulantes des jupes,

ses seins, vibrants nuages moutonnants

cherchent une main, et ses cuisses rieuses

sortent des dessous légers comme une fleur

roseaux ployants, bruns et polis…

Près de Vaci passaient des vieilles paisibles, des femmes claires, des Fillettes qui dansaient. Étaient-ce des mains pieuses pareilles aux leurs qui, avec ferveur, avaient semé sur le socle de pierre, sur le banc, sur le livre, même sur la tête et les doigts du poète ces fleurs vraies, cueillies par piété et communion ? Ces fleurs, d’où qu’elles fussent venues, témoignaient, mieux qu’autre chose, l’amour des gens d’ici pour les chants intérieurs…

Je suis de ceux qui émergent tôt

du manteau de sable de la fatigue,

que l’affolement du vent distancé

bascule sur le marchepied des trams

et dont la rampe de cuivre, sous la main,

se rêve d’or tendre…

Était-ce encore Vaci qui l’accompagnait dans les tramways, les bus, les rames sonores du métro ? Était-ce Vaci qui l’escortait jusqu’au cœur de Pest ? Car il marchait dans la rue Vaci, mêlé à la foule, écoutant battre le cœur de la ville.

Malgré cette fièvre de vivre, il s’arrêta près d’une fontaine : un adolescent nu qui semblait le symbole même du pays. Sa jeunesse rayonnait, touchée de biais par un soleil matinal. Des garçons et des filles l’entouraient. Zoltan Zelk semblait avoir rejoint Vaci :

Nous passons la parole aux jeunes d’aujourd’hui…

Ayant quitté Pest, il était à Verocemaros. Partout, il retrouvait cette exubérance juvénile. Dans une guinguette, la musique et la danse étaient au rendez-vous. Violons et cymbalum préludaient. Bientôt les voix dialoguèrent, s’entremêlèrent, se questionnèrent, se répondirent. C’était joyeux et triste. Cela cascadait, s’arrêtait, bondissait, se pressait. Les petits maillets battaient les cordes. Les doigts pinçaient l’âme des instruments. Des danseuses entraient, vêtues de fleurs et de lin. Leurs jambes étaient de beaux fuseaux qui bondissaient. En songe, il avait rejoint Gyorgy Timar :

Je suis heureux, vous dis-je, heureux comme un galet

Le monde est une joie, élargie et céleste…

Ce plaisir, il le retrouva non loin de là, à Szentendre, auprès des céramiques de Margit Kovàcs. Entouré de cent visages pétrés qui, soudain, s’épanouissaient, il entra dans un univers à la fois mythique et réel. Il rencontra ainsi davantage la poésie et l’âme de la Hongrie. Les yeux de Margit étaient multipliés à l’infini par le bleu pastel des émaux. Les mains de Margit portaient des fleurs, plissaient des tuniques, serraient des enfants. Margit était Ulysse ou saint Georges terrassant le dragon. Margit éloignait la mort en invoquant la mort. Elle l’invitait, comme Timar, à des noces somptueuses, à des reconstitutions bibliques, à des extases, à … « une joie, élargie et céleste ».

Ce fut à Hortobagy qu’il rencontra enfin Petôfy. Son effigie, contre le mur d’une auberge, et ses livres dans les vitrines d’un musée, près d’un pont aux neuf arches, lui parlèrent des grands espaces où galopent les chevaux sauvages, où claque le fouet des gardiens rameutant leurs troupeaux autour des puits à bascule. Le long de la rivière, il retrouva le vol des canards sauvages, des foulques arripar. Au cœur de la puszta, il aima les longs silences d’avant notre âge, ces silences chantés par Ferrenc Juhasz :

allons nous établir dans ce pays allons maintenant

Là les feuilles sont de silence et les arbres du silence y sont fiers et grands

Là fleurissent des oiseaux rouges et la douce chevrette y va flânant

Mon cœur à ton cœur s’ajustera au clair de lune s’ouvrira la fleur du silence.

Au fil des jours, octobre rassemblait sur sa palette toujours plus d’ocre et de rouille. Les collines bordant le Danube érigeaient partout leurs étagements dorés. Sur les pentes de Tokaj, les pampres tressaient leurs corbeilles rousses. La poésie qu’il lisait ici dans toute chose chantait surtout dans son verre. Malgré l’ombre des caves, l’ambre des vins vivait et se réveillait. Il lui suffisait de le porter à hauteur d’une flamme pour en surprendre les papillotements et les frissons. Gyula Illyes s’était assis à ses côtés. Il lui apprenait « les collines peignées aux talus des vignobles ». Il lui parlait des luttes, des désespoirs et des espoirs de son peuple. Il appelait Istvàn Simon qui ne lui louait pas la vigne, mais les pommiers de sa Transdanubie :

Quand l’arbre apparut pour la première fois

Dans les plaines et les vignobles,

Il fut accusé de ce doux péché originel

Qu’on appelle l’amour…

Des pommiers grouillent dans le jardin,

toujours frais : ils sont

(leur auteur même étant inconnu)

comme le monde et les chansons populaires…

Chansons populaires autour de la table hongroise. Poésie des mots, poésie des mets : fogaches, szamordni, pôrkôlt, goulache, sterlet, furmint, glanis, paprika, orya, egri bikaver, akali…

De la sorte : dix jours dans l’air bleuté de l’arrière-saison hongroise, dans les tentures violines d’un octobre clément…

Le vent chargé des odeurs de l’automne

qui parcourt en criant la colline roussie,

lui seul sait bien ce que nous deviendrons…

Il partait. Et Zoltan Jékeli venait de lui redire ses vers. Une fois encore, il parcourait les rues de Buda devenues déjà familières. Il regardait la vallée. Il s’installait à la table d’un café et se mettait à écrire son propre poème :

Il neigerait bientôt ; et les toits blancs de Pest

Seraient pareils à nos regrets : si clairs, si tendres !

Rien ne subsisterait que ces vers à surprendre

Mêlés aux jours détruits de ce voyage à l’Est.

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