Ces merveilleux nuages

Huguette de Broqueville,

Trop jeune pour avoir connu l’effondrement soviétique, la bécasse aurait été la première à crier sa joie, à se hisser sur le mur, à tenter de le démanteler… Bien des écrivains, qui ont eu cette opportunité, ont été trop paresseux pour se ruer sur cet événement qu’ils auraient vécu sur le vif. Ils se sont contentés d’ergoter, de palabrer, devant un verre de bière. La grande politique dans les bistrots. Bruissement des neurones comme vol d’abeilles autour d’une ruche. Pendant ce temps, avec pioches, marteaux, tournevis, les Berlinois cassaient le mur, tous ensemble, tous dans le matin frais, tous en sueur et presque en extase devant cette chose magnifique : participer à la grande Histoire, ouvrir le goulag à l’air pur de la liberté.

Par contre, la bécasse avait vécu dans sa chair le 11 septembre 2001, « septembre gong », comme l’avait baptisé son rédacteur en chef. Pilotés par des kamikazes talibans, deux avions percutent les tours jumelles du World Trade Center qui s’effondrent et changent les rapports de force dans le monde.

Plus jamais celui-ci ne sera comme avant. Le terrorisme peut surgir n’importe où, dans n’importe quelle poubelle, dans les églises, les métros, les magasins.

Fin 2008, c’est le krach ! L’effondrement financier et économique est moins fracassant que celui des tours, mais plus insidieux. Malgré la ruine annoncée du libéralisme, celui-ci tient bon. Les dirigeants des pays riches regardent leurs pauvres, les SDF de plus en plus nombreux, les demandeurs d’asile, les illégaux, les sans papiers, les sans-abri, les sans-travail, la misère qui se cache et qui étale sa lèpre sur les trottoirs. Ils regardent et pensent à des solutions. L’ébranlement du libéralisme leur permettra de trouver ce que chaque homme trouve au fond d’une détresse : la force de rebondir. Animés de résilience, les dirigeants rebondiront donc, plus forts sans doute et différents.

La bécasse est inquiète pour les chômeurs, elle est inquiète pour elle. Elle regarde son maigre capital en actions fondre de jour en jour. Depuis 8 mois les bourses dégringolent, les États jettent des milliards dans les banques, des traders sont arrêtés, les usines ferment. Les titres des actions, si beaux naguère, si ornés, si bien dessinés, presque des œuvres d’art, dématérialisés il y a peu, sont juste un numéro de compte à présent… dès lors sont-ils en sécurité dans les banques ? Qui empêchera une banque scélérate de kidnapper ce bien quasi virtuel ? Personne n’est à l’abri : ni les gros, ni les petits.

Tout va mal donc, mais à la stupéfaction générale, tout le monde continue à faire ses courses, jamais les soldes de fin d’année n’ont été plus fructueux… Il suffit de voir ces milliers de voitures sur les routes pour les vacances de Noël, de février, et bientôt de Pâques. Alors quoi ? Ce séisme financier mondial dû au scandale des subprimes serait un mauvais rêve ? Que racontent donc les journaux ? Serait-ce la peur de la ruine qui nous détruit et non la ruine elle-même ? Le manque de confiance qui freine les investisseurs ? Quelque chose d’aussi ténu qu’un sentiment, la confiance, soutiendrait la machine économique mondiale ? La bécasse est prête à le penser. Car les milliards ne se sont pas volatilisés. Où sont-ils ces milliards ? Dans la poche des traders ? Dans les coffres ? Les paradis fiscaux ? À moins qu’ils ne soient que chiffres sur papier, pure virtualité ? Dans cette éventualité, c’est la confiance, même basée sur presque rien, qui régénérera le système.

Pendant que les gens s’agitent sur la terre, que Barak Obama profère son « We can », qu’Israël lance son offensive « plombs durcis », que l’évêque Williamson nie la Shoah, de rebond en rebond, les bourses ne font que chuter.

Pourtant quelque chose en la bécasse perçoit que ça va s’arrêter, Qu’un rebond s’étalera sur plusieurs jours, avec des accrocs certes, mais que celui-là se muera en lente remontée. L’espoir renaîtra, de timides traders risqueront de petites sommes, les bourses se mettront au vert, la finance jaillira de ses ruines, trouvera les dollars, up ! comme par magie, et le petit tour de carrousel reprendra dans la douceur.

Dans le rouge peut-être mais pas encore au plancher, le capitalisme. Pas si bête. Les neurones de la bécasse sont en effervescence ; la subtilité des événements lui donne l’impression de marcher sur de la ouate, sur des nuages comme on en voit à dix mille mètres, en avion, ces merveilleux nuages si tentants, si doux, si trompeurs si on tombait dedans.

Et en bas, tout en bas, la terre avec ses mille possibles dont la bécasse perçoit les frémissements d’un futur qui deviendra présent… sa peau est comme sensible à l’appel de milliers de petits bourgeons prêts à éclore… le terreau s’humidifie, la machine économique s’huile, elle se lance, elle est lancée. C’est Pâques. On part en vacances. Le rédacteur en chef du Sacré peuple a trouvé un partenaire financier. Il est aux anges. La bécasse aussi qui craignait le licenciement. Elle peut respirer. Et quand on respire, on pense mieux.

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