« jette ton cœur au jeu commun »
Aragon

Quelqu’un m’expliquera-t-il ces nuées de chauves-souris s’engouffrant par un miroir derrière le comptoir et cherchant le repos dans les ombres du bar ? Peut-être suis-je l’une d’elles, auquel cas je ressemblerais à l’emblème célèbre du rhum Evangelista… Pourquoi pas ? Tout était devenu possible des falsifications du réel par l’industrie des fantasmes, en un monde où l’hypnose collective offrait pour héros, aux masses hallucinées, des milliardaires déguisés en chauves-souris…

L’aède se mit à rire devant le jeu d’alternances binaires dont était tissée cette histoire, comme d’un fil blanc et noir évoquant le jour et la nuit, la vie et la mort, l’un des pôles ayant son champion dans l’archange, l’autre dans le dragon. N’était-ce pas de ce dernier symbole qu’on avait tiré le nom du plus célèbre des vampires au cinéma, représenté par un même chiroptère que celui dont s’enorgueillissaient les rhums Evangelista ?

L’aède aimait quant à lui l’aube et le soir qui tombe, ces moments précieux où la lumière s’accumule ou se désagrège. Agent double entre vie et mort, imaginaire et réalité, nuit et jour, il avait toujours défendu l’oriflamme d’un crépuscule auroral. S’il devait trouver un seul mot pour définir sa position dans l’entre-vie-et-mort, ce mot désignerait l’incertaine lueur associant aux agonies de nouvelles naissances en l’arc de feu solaire dont s’embrasent les horizons du Levant et du Couchant. Bien sûr, cette idée n’évoquerait pas seulement le passage de la nuit au jour, mais encore une autre médiation, celle qui mène d’une infinité de perceptions obscures à la pensée, puis aux mots, ce long instant où rien se transforme en gamme et le silence en parole musicale allant vers un autre silence. Voilà ce qu’il rattachait à l’aube et au soir qui tombe, à ces plages sanglantes où l’obscurité mue en particules de lumière et la lumière plonge vers un abîme, grâce à la couleur qui, dans la langue du peuple russe, accoutumé de toujours à l’implacable fatalité du ciel noir d’hiver et des immenses étendues blanches de neige, associait dans un même vocable, Krasnyi, le beau et le rouge, mot dont ce peuple fit une bannière du devenir historique – aujourd’hui disparue. Cette aurore annoncée par la révolution soviétique, n’éclairait-elle pas le destin de médiation nécessaire assumé par ce peuple entre l’Occident et l’Orient ? N’était-ce pas cette médiation elle-même que prétendaient abolir les dualités binaires imposées par la tour Panoptic ?

En cet aède un oiseau rouge plane qui de son aile blanche effleure la révélation prophétique et de son aile noire la réflexion philosophique. Son envergure embrasse Athènes et Jérusalem. En lui se rencontrent le cri de la chouette et celui de la colombe, un Orient naît du soleil couchant…

« Voici pourquoi mon âme demeure à jamais soviétique, prononça-t-il à haute voix, pour l’amour de l’aurore et du crépuscule… »

L’exclamation solitaire de l’aède s’était noyée dans la gorgée de rhum qu’il venait de porter à ses lèvres. Au fond, s’étrangla-t-il d’un fou rire convulsif, du seul point de vue faisant autorité, que suis-je d’autre qu’un idiot du village global n’ayant pas compris grand-chose à la vie pour demeurer communiste, après les explications décisives des situationnistes et des Nouveaux Philosophes, relayées par mille intellectuels médiatiques aux ordres de Panoptic ? Il posa son verre sur la table et s’essuya la bouche du revers de la main. N’étaient-ce pas les mêmes qui parlaient de l’île du Diable comme d’un Goulag tropical ? Franchement, j’aurais échangé mille journées de ce bon vieil Yvan Denissovitch contre une seule aux camps de la mort gérés par le monde libre et démocratique… Jadis, quelques millions de personnes à l’Est rêvaient de franchir un mur vers l’ouest, empêchées par une bureaucratie totalitaire ayant son foyer central sur la place Rouge. De nos jours, des milliards de personnes à l’Est et au Sud n’ont d’autre but que de traverser une muraille mille fois plus infranchissable, empêchées par les fonctionnaires du rond-point Schuman. Au nom du même principe de compétitivité, les émoluments des élus nient toute décence quand les salaires de la damnation – simples variables d’ajustement structurel – sont rabotés à leur seuil minimal, ne pouvant qu’entraîner la flambée du crédit. Le sinistre financier, dans ces conditions, est aussi prévisible que les catastrophes nucléaires à venir. Mais soit. Je n’ai rien dit. Quelle autre dimension tolère-t-elle d’ailleurs de telles pensées que celle des revenants ? L’Union soviétique me paraît davantage qu’un membre amputé sur le corps de l’humanité, dont celle-ci continue d’éprouver une douleur spectrale : elle est sa tête fantôme, souriant à jamais du rêve de Lénine. À ceci près que son emblème futur associera la plume à la faucille et au marteau. L’aède sentit alors quelque chose comme une ombre se balancer au-dessus de sa tête parmi le vol des vampires, l’ombre d’un trapèze qui allait et venait tout seul d’une rive à l’autre de l’océan du temps. Sans manifester le moindre trouble, il se prit le menton dans la main pour contempler la vision s’offrant à lui par le cadre de la fenêtre. Moulée dans son maillot de scène orné de plumes, Eva laissait flotter la queue d’une comète en flammes à la surface des eaux noires. Comme si elles avaient attendu l’appel du rescapé, celles-ci s’élancèrent dans une volée d’écume pour s’enrouler autour du réverbère auréolant le quai d’un cercle d’or. Ce nimbe de lumière était sa chevelure. Il ferma les paupières. Ainsi, je ne suis ni mort ni vif et il ne fait ni jour ni nuit, même si j’avoue mon désarroi – digne de ce que fut toute une existence d’aède – à ne plus faire partie ni d’une rive ni de l’autre de cet océan… L’aède rouvrit les yeux. Il fallut un instant pour dissocier l’image qui lui était venue, de celle apparue aux yeux du Christophore le 27 avril 1492. Tout l’alentour du canal présentait comme alors les allures d’une baie de paradis. Sur la plage de Baracoa, l’aède et quelques hommes débarqués d’une chaloupe avaient regardé Colomb s’avancer seul et poser un genou dans le sable, figé devant l’arbre des origines comme face à un miroir qui lui renvoyait l’image de son âme. C’était lui-même, ce charivari d’élans vers le ciel et de reptations abominables où mûrissait pourtant l’appel des plus hautes ivresses. Il se reconnaissait dans ces branches capables de danser aussi bien de futurs mambos à la verticale que de murmurer de lascives rumbas à l’horizontale afin de séduire leur proie, tel ce réverbère où s’enlaçaient toujours lianes et racines du même figuier tropical rien que pour la jouissance d’un fruit de lumière. L’aède en serait le témoin pour les siècles à venir. Perchée dans les branches de l’arbre génésiaque, une femme noire aux yeux verts et à la chevelure blonde soulevait déjà des questions qui ne seraient résolues ni à la Cour des Rois d’Espagne, ni dans le complexe de nouveaux bordels inauguré le 26 juillet 1953. De même qu’il faudrait régler le problème des parures sous lesquelles seraient présentés devant les souverains du Nouveau Monde les sept premiers indigènes capturés sur l’île du Diable – une quasi-nudité leur étant coutumière – par simple respect pour la pudeur de Leurs Majestés Très Catholiques, de même se poserait la question d’un costume de scène pour Eva de Cuba, dont les besoins vestimentaires seraient aussi rudimentaires que ceux de ses lointains ancêtres. Soyez patients, je vous révélerai tout ce que mes yeux captèrent dans le miroir magique. L’époque entière s’élucidera de la vision d’Eva telle qu’elle m’apparut lors du premier voyage de Colomb, comme de ses pirouettes au bras d’Abel de Loyola, sous les ordres d’Aristos Théokratidès et de Jésus Evangelista. Cette grotte pleine de chauves-souris dans les recoins d’ombre du plafond, pour un café bruxellois, ça faisait sans doute un peu trou de sorcier, mais étions-nous encore dans un café bruxellois ? L’aède salua d’un ample geste théâtral les branches du marronnier planté devant la fenêtre, désignant l’intérieur du café pour un public imaginaire. N’étions-nous pas plutôt dans la caverne à flanc de montagne en surplomb de Baracoa, veillée par un Jaguëy, là même où gît toujours l’esprit de l’Indien Hatuëy ?

Partager