Marginales 273 – Le carnet

Hubert Nyssen,

Jeudi, 1er janvier – Nous étions seuls hier, Christine et moi, et pour achever 2008 nous nous sommes offert l’un des plus longs réveillons de notre histoire. Nous avons pris le thé à l’heure habituelle et nous nous sommes ensuite installés devant le grand écran pour revoir un film de circonstance, Nos meilleures années. Il dure plus de six heures et, avec un entracte pour un dîner de crêpes, il nous a conduits à minuit. Ce film de Marco Tullio Giordana, à l’origine un téléfilm à épisodes, est certes inégal, mais il y a des épisodes si justes, si émouvants, des réminiscences si fortes d’événements qui ont marqué notre temps, que par moments j’ai pensé à L’art de la joie de Goliarda Sapienza. À minuit il y eut un petit feu d’artifice au village. Dans la nuit noire, des chèques en blanc, les vœux…

Vendredi 2 janvier 2009 – J’ai traversé la nuit par une succession de sommes profonds et d’insomnies légères. Au cours de l’une d’elles j’ai entendu sur France Culture un enregistrement ancien de la voix parfois trop harmonieuse de Julien Green. Quand promesse m’avait été faite, environ 1998, que je serais accueilli parmi les membres étrangers de l’Académie royale à Bruxelles sitôt que le décès de l’un d’eux ouvrirait la succession, nous pensions tous que ce serait Julien Green qui avait alors près de cent ans. Et comme il est d’usage de prononcer l’éloge de son prédécesseur, j’avais entrepris de relire toute son œuvre, à commencer par Adrienne Mesurat, l’un de ses premiers livres qui, longtemps, est resté l’un de mes préférés. Mais Alain Bosquet, autre académicien étranger, mourut avant Green et je fus ainsi tenu de prononcer son éloge alors que je l’avais, quelques années plus tôt, provoqué en duel. Mais du même coup j’accédais à un siège qui avait été, entre autres, celui de Colette puis de Cocteau. Et voilà comment mes nuits sont plus tumultueuses que mes jours.

Dimanche 4 janvier 2009 – Un soleil franc, un froid juste au-dessus de zéro, avec des petits coups de scie du mistral. Journée d’Helpe mineure, que je consacre à ratisser d’abord, façon zen, ce qui a été récrit, puis à poursuivre ce qui doit l’être. Je n’ai jamais oublié la leçon que m’avait donnée Salkin. Les fresquistes, me disait-il, commencent par détruire un peu de ce qu’ils ont fait la veille afin de reprendre la main avant de poursuivre l’œuvre.

Mardi 6 janvier 2009 – Les journées d’écriture n’ont pas d’histoire. Me suis aventuré dans le deuxième chapitre. Les ajustages y paraissent moins difficiles. On attend la neige. Pour m’y préparer, Yves qui est isolé dans sa ferme mosane m’envoie des photos superbes et effrayantes. J’aime le spectacle de la neige, je déteste la fréquenter.

Vendredi 9 janvier 2009 – Après un sommeil bref, une première insomnie m’a permis d’entendre cette nuit la voix de Montherlant qui, en 1970, répondait avec suffisance aux questions qu’on lui posait sur Malatesta. Ce bougre, très Malatesta lui-même, avait troublé notre adolescence quand nous l’avions découvert, des amis et moi, aux premiers temps de l’Occupation. Pendant que les hommes s’étripaient à l’Est et à l’Ouest, il nous parlait de femmes, de garçons et de tauromachie. Aussi, ce matin, suis-je retourné à quelques-uns de ses livres pour retrouver les mots qui nous avaient séduits ou indignés. Ainsi, dans Port-Royal, “Apprendre tout d’un coup que l’on compte si peu…”

Dimanche 11 janvier 2009 – Le dernier roman de Paul Auster, Seul dans le noir, est maintenant sorti de presse sous une couverture rouge en relief, l’auteur arrive en France, les rendez-vous avec les journalistes se multiplient. Je me suis évidemment empressé de relire les pages (123 et suivantes) où Paul raconte à sa manière le récit que je lui avais fait jadis d’une histoire douloureuse qui allait devenir celle des Déchirements. Il m’en avait averti en septembre 2007 quand je l’avais accueilli à l’université de Liège pour la remise de ses insignes de docteur honoris causa, je l’avais lu ensuite en anglais dans le manuscrit que traduisait Christine, mais c’est très différent dans le livre maintenant paru. M’y voilà, pour de vrai, transféré en personnage de fiction. Double infiltration de la fiction par la réalité, et de la réalité par la fiction.

Vendredi 16 janvier 2009 – Alain, au secours, vous aviez raison, “toutes les guerres sont de religion”. La nuit fut exécrable que traversaient, dans les insomnies comme dans le sommeil, les phosphorescences de projectiles du dernier cri que l’on teste à Gaza sur des populations civiles afin, sans doute, d’en mesurer l’efficacité dans une prochaine guerre de plus grande envergure.

Dimanche 18 janvier 2009 – J’ai erré dans la nuit comme si j’étais en visite au musée Grévin où je n’ai jamais mis les pieds. Le souvenir que j’en ai ce matin rameute une série de Jeanne d’Arc qui se tenaient par les épaules et s’apprêtaient à danser le cancan, un Charles de Gaulle qui les houspillait dans une langue de charretier, un Albert Camus qui jouait aux cartes avec René Char et un Gérard de Nerval en compagnie de ses filles de feu. Un coup d’œil jeté ce matin au programme de la nuit de France Culture m’a permis de comprendre d’où venait ce désordre.

Au fur et à mesure que j’avance dans la réécriture du roman je vois que, sur ma table, s’accumulent livres et documents que je ne range plus, faute de temps. Toute heure, toute minute même me sont précieuses pour l’écriture. J’en viens à souhaiter d’en avoir fini avant d’être victime du syndrome de Diogène, lequel en phase aiguë consiste à s’entourer de déchets et objets inutiles. Il est vrai qu’une défunte tante que j’aimais beaucoup fut un jour par mon frère retrouvée sans vie dans une forteresse de journaux et de revues…

Mercredi 21 janvier 2009 – Hier, en fin d’après-midi, j’ai tout arrêté pour suivre en direct à la télévision l’installation du nouveau président des États-Unis.

Me coller ainsi à l’écran, ça ne m’était plus arrivé depuis l’élection de François Mitterrand en 1981. Quand tout a commencé, hier, quand j’ai vu ces millions de gens rassemblés dans un froid glacial pour accueillir un président noir qu’ils avaient élu avec l’espoir qu’il les tirerait de la débâcle dans laquelle les avait précipités celui auquel il succédait, j’ai pensé avec une insurmontable émotion à mon grand-père et à mon père. Ils sont morts l’un et l’autre en leur temps avec l’amertume de voir leurs révoltes et leurs espoirs sans cesse tournés en dérision par les événements du monde. Or, j’avais, moi, le privilège de voir dans la consécration d’Obama à laquelle j’assistais un accomplissement shakespearien qui les aurait comblés car il ne consistait pas en une simple succession présidentielle mais se manifestait comme un acte d’émancipation infiniment symbolique. Cependant, l’émotion a peu à peu changé de registre par le rappel que Barack Obama n’était pas le premier car il y a Dieu d’abord. La Bible était à tout instant présente, le nom de Dieu à tout instant rappelé dans les discours et les chansons, comme si l’Amérique n’était qu’une fiction du divin Romancier. L’Homme en cette instance s’inclinait. Signe que, de l’émancipation, il en reste à faire.

Mercredi 28 janvier 2009 – John Updike est mort. Il y a quelques jours, dans L’Helpe mineure, j’en étais à régler un passage relatif à un écrivain imaginaire, Bill Maurier, que j’ai situé dans le sillage d’Updike et qui est comme lui marqué par l’héritage puritain. C’est pourquoi sans doute, quand j’ai appris ce matin la disparition d’Updike, c’est à Un mois de dimanches (A Month of Sundays) que j’ai d’abord pensé. Voilà plus de trente ans que ce roman me reste présent avec ses relents de Hawthorne et de La lettre écarlate dont Updike a même emprunté les noms des personnages principaux, Prynne et Chillingworth. Et me voilà parti à la dérive en méditant sur le rôle obscur des rhizomes qui vont ainsi de livre en livre.

Dimanche, 1er février 2009 – Chaque fois, ou peu s’en faut, que je terminais un livre, un autre commençait à germer. Il y a quelques jours déjà que se révèlent à l’échographie les traits d’un ouvrage dont j’avais eu l’idée voici quelques années mais que je n’avais pas mis en train, faute d’avoir trouvé la perspective qui m’en est récemment apparue. Or, cette nuit, un auteur parlant à la radio de son dernier livre m’a donné l’impression que c’était le mien.

Mercredi, 4 février 2009 – Ils étaient environ quatre-vingts qui ont, hier soir, affronté la pluie pour rencontrer Denis Podalydès au Méjan. À en juger par leurs commentaires et par le nombre d’exemplaires de Voix off que Denis eut à signer après notre entretien, ce fut une réussite. Pour moi, un plaisir. Celui de le faire parler de la voix dans tous ses états, ses éclats, ses exploits, au théâtre, au cinéma, en lecture publique ou dans l’isoloir du studio d’enregistrement, de l’inciter à en donner des exemples, et même, vers la fin, de l’emmener dans le territoire de la philosophie en évoquant la singulière et fascinante lecture, en huit heures, du Banquet de Platon par Michaël Lonsdale.

Samedi, 7 février 2009 – Il suffit parfois de déplacer un caillou pour provoquer un éboulement. Un mot souligné dans le texte avec un point d’interrogation dans la marge peut entraîner des modifications considérables. C’est à quoi j’ai été confronté toute la journée en reprenant une à une les précieuses remarques qu’avaient faites les deux premiers lecteurs de L’Helpe mineure.

Dimanche, 8 février 2009 – Passé une heure et demie, cette nuit, en compagnie de Karen Blixen. Et quand je fouille, ce matin, dans des photos d’archives, je la vois telle que je l’imaginais en ses différents âges au moment où j’écoutais parler d’elle à l’antenne de France Culture. La dernière rencontre avec Blixen, je la dois à… Wallace Stegner qui, dans Vue cavalière, la campe en son grand âge. Il y a d’innombrables manières de parler d’un écrivain. Celle que je préfère, maintenant que je m’accorde toutes les imprudences, c’est la sienne qui sait être à la fois amoureuse et impitoyable.

Lundi, 9 février 2009 – Les Belges ont parfois de curieuses trouvailles pour contourner leurs difficultés linguistiques. Ils avaient déjà adopté l’appellation Bozar pour désigner le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et voilà que la divine Cinémathèque de ma jeunesse, ils la nomment Cinematek… À quand la Discotek, la Bibliotek, la Pinacotek ?

À midi j’ai envoyé le fichier ne varietur de L’Helpe mineure à l’éditeur. Ce soir Brigitte m’invite à voir sur le net un article paru dans La Voix du Nord : “L’Helpe mineure est sortie de son lit…” Ça, c’est un signe !

Mercredi, 11 février 2009 – On reparle, ces temps-ci, d’Otto Witte, ce clown qui, au début du siècle dernier, avec la complicité d’un avaleur de sabres, se fit passer pendant quelques jours pour le roi d’Albanie, juste le temps de faire main basse sur le trésor d’État et de se constituer un harem dont il emmena quelques créatures dans sa fuite. On en reparle parce qu’à Marseille il y a une adaptation théâtrale de l’événement que j’avais moi-même utilisé en 1998 dans Le bonheur de l’imposture où l’on voit Eléonore Korab en faire le sujet d’un roman. Les coïncidences, c’est souvent tout un jeu de cordelettes.

Samedi, 14 février 2009 – Par deux fois au moins, cette nuit, le mistral en ivrogne a si bien secoué portes et fenêtres que je me suis réveillé en sursaut. Ce matin il est encore là, moins violent, et d’un air contrit nous montre le pur azur du ciel.

Dimanche, 15 février 2009 – À un moment avancé de la nuit, j’ai surpris à l’antenne de France Culture une conversation qu’eurent François Mitterrand et Emmanuel Berl voici une trentaine d’années. Il y était question du passé et de la solitude, de la politique et de la culture, des villages et des villes. Quel désordre, soudain, dans ma mémoire… J’avais entendu mon père et mon grand-père se disputer avant-guerre à propos du livre d’Emmanuel Berl, La mort de la pensée bourgeoise. Un soir à Séoul, quarante ans plus tard, j’en avais parlé avec Mitterrand. Et cette nuit, voix grêle et voix posée, la controverse sur le mariage de la politique et de la culture me revenait à la manière d’un équinoxe.

À Maud, cet après-midi, j’ai raconté la part théâtrale de l’aventure que j’ai courue à Bruxelles, dans les années 60-70, au Théâtre de Plans, une salle grande comme un mouchoir de poche où l’exiguïté de la scène ne permettait pas d’accueillir plus de deux acteurs : Le journal d’un fou d’après Gogol, Le dernier jour d’un condamné d’après Hugo, Le bleu des fonds de Joyce Mansour, Les mains d’Eurydice de Pedro Bloch, La dernière bande de Samuel Beckett…

Mardi, 17 février 2009 – Rassembler une centaine de personnes par grand froid, un soir d’hiver dans une petite ville du Sud, pour écouter la lecture d’un écrivain étranger, inconnu de la plupart, c’était déjà un exploit. Hier soir au Méjan, Maud Rayer a lu devant elles l’essentiel de la longue nouvelle de Wallace Stegner que je tiens pour très représentative de son art et de sa personnalité : Guide pratique des oiseaux de l’Ouest. Cette lecture fut une véritable représentation et, même à moi qui connais bien ce texte, Maud a encore révélé des nuances dans le talent de Stegner. Ce qu’elle a révélé aux personnes présentes, je ne sais. Les longs applaudissements traduisaient l’admiration et la gratitude. Mais j’ai perçu l’effroi provoqué par l’impitoyable autopsie que fait Stegner d’une société dans laquelle la nôtre a souvent cherché des modèles.

Mercredi, 18 février 2009 – Tôt, ce matin, visite hebdomadaire chez Actes Sud. Ciel bleu et mistral débridé. Dehors, toutes les têtes s’inclinent. Dedans, les conversations vont bon train. Long entretien avec Tiffany qui termine un long stage et qui, par de petites questions, cherchait à savoir pour quelles raisons j’ai voulu jadis fonder Actes Sud et comment je m’y suis pris. Je devrais être las, cent fois on m’a demandé cela. Mais à bien y réfléchir, je ne raconte jamais la même histoire car je ne m’adresse jamais à la même personne. De telle sorte que si l’on m’a cent fois posé la question, j’ai composé cent fictions différentes. Avec parfois beaucoup de plaisir comme ce matin où un regard intelligent m’écoutait et parfois me suggérait un détour que je n’avais pas prévu. Vers midi je suis revenu au mas par les petites routes et mentalement j’ai continué à raconter l’histoire comme si Tiffany m’avait accompagné et me posait la question de savoir de quel bois j’avais alimenté le feu pendant toutes ces années. Et je lui répondais qu’à rien ni à personne je n’avais été aussi fidèle qu’aux mots dont l’assemblage donne à toute chose un sens.

Jeudi, 19 février 2009 – Par beau temps, froid et mistralien, Dominique est venu passer la matinée au mas et nous l’avons toute consacrée à une controverse sur l’obscurité et la clarté dans le discours philosophique. J’ai aimé sa révolte contre les indécentes justifications de l’obscurité.

À une doctorante qui a entrepris d’étudier les rapports de la pensée et de l’écriture romanesque chez Paul Gadenne, j’ai longuement écrit cet après-midi. J’ai consacré pas mal de temps à l’œuvre de cet écrivain, lui ai-je dit. Et alors que d’autres éditeurs avaient déjà publié ses romans les plus importants, je me suis lancé dans l’édition de ce qui restait inédit. J’ai mis beaucoup d’espoir dans la publication de Baleine car Gadenne est pour moi un très grand écrivain qui a honoré son temps. Mais son temps ne le lui a pas rendu. Comme si, du fait de sa retraite, on lui reprochait de n’avoir plus été “dans la course”. Je l’avais dit à sa veuve : si l’on voulait une parousie, il fallait que s’écrive un ouvrage passionné, susceptible de secouer l’indifférence. Sinon il ne fallait plus s’attacher qu’à bien conserver sa mémoire avec l’espoir que, plus tard, on découvrirait que Paul Gadenne valait mieux que certains écrivains de sa génération qui avaient tenu le haut du pavé.

Samedi, 21 février 2009 – De certains romans que j’avais écrits, Le nom de l’arbre par exemple, ou Quand tu seras à Proust la guerre sera finie, on me demandait souvent, avec l’air d’en être déjà convaincu, si c’était autobiographique. Si je disais non, on ne me croyait pas ; si je disais oui, je mentais. En vérité, je me posais la question à rebours. Telle part de ma vie, telle étreinte ou telle disparition, ne m’étais-je pas persuadé de leur réalité pour le seul motif que je les avais écrites ? Il y eut cette nuit une sérieuse controverse à ce sujet entre deux de mes doubles. La question avait surgi, récemment encore quand, fidèle à l’usage de l’exergue, j’en avais cherché un dans le sac où je fourre des citations au fil de mes lectures, un qui convînt à L’Helpe mineure. Et tout de suite s’était imposée une apostrophe de George Sand à son cher Flaubert : “Tu es riche et tu cries comme un pauvre.” Énigme qui m’est très claire. Richesse de l’imaginaire, pauvreté du réel.

À l’égard des psys j’ai toujours gardé un fond de méfiance parce que je les soupçonne souvent de transférer sur leurs clients leurs propres désordres et parce que j’ai vu plus d’un patient qui boitait d’un côté revenir en boitant de l’autre. Mais quand j’ai reçu ce matin le dernier ouvrage paru à l’enseigne de L’œil neuf dans la collection “La sagesse d’un métier” (à laquelle j’ai participé en 2006 avec La sagesse de l’éditeur), j’ai écarté papiers et livres qui étaient devant moi et me suis lancé dans la lecture parce que cette Sagesse d’une psychologue était signée Marie de Hennezel. À cause de la distance et faute sans doute d’une détermination suffisante, nous ne nous sommes pas ménagé, elle et moi, la rencontre que nous nous étions promise pour parler de la fin de François Mitterrand et de celle de Nina Berberova sur laquelle le président m’avait longuement interrogé. J’aurais raconté à Marie de Hennezel l’heure inoubliable pendant laquelle, à Philadelphie, j’avais vu Nina pour la dernière fois le 9 septembre 1993. À mon arrivée à l’hôpital, un médecin me l’avait confirmé : Mrs Berberova était tombée dans une prostration comateuse dont elle ne reviendrait pas. Soudain, ce jour-là, je me suis souvenu d’une conversation que j’avais eue, au cours d’un de mes voyages en Chine, avec un vieux médecin du côté de Pékin. Il m’avait exposé l’importance de parler aux mourants de manière ininterrompue. Je me suis donc assis au chevet de Nina qui était toute recroquevillée, les yeux clos, et sur l’oreiller j’ai posé la main de telle manière que mes doigts effleuraient sa joue. À mots murmurés, j’ai commencé à lui conter notre aventure, à nommer la place Saint-Sulpice où nous nous étions rencontrés, à lui rappeler nos promenades dans les jardins de Princeton, nos conversations sous le platane au Paradou, la place Rouge où, devant les caméras, elle célébrait le siècle qui était le sien… Le corps s’agitait sous le drap. À cette moribonde, étais-je en train de faire plus de mal que de bien ? Les lèvres ont bougé et, un à un, des mots ont fait surface : “Nous allons nous revoir, les enfants seront là…”, murmurait-elle. Quelques jours plus tard on m’assura qu’elle était morte dans le plus grand calme. En deux heures j’ai dévoré le livre de Marie de Hennezel parce que dans les premières pages où elle évoquait le moment de sa propre mort, j’avais lu : “Parlez-moi, parlez à mon âme, même si je suis dans le coma…” On ne sort pas indemne d’une telle lecture et d’une telle coïncidence.

Lundi, 23 février 2009 – Par courriel, une Marie-Christine me demande de ne pas cesser d’écrire sur le mistral, car ça lui rappelle son enfance. Eh bien, qu’elle le sache, il est ce matin aussi fort en gueule qu’hier. Mais au moins a-t-il nettoyé le ciel cette nuit.

Mardi, 24 février 2009 – Après une courte nuit dans la turbine mistralienne, lever très matinal. Comme j’étais sur le point de partir, j’ai croisé dans la cour un bon, un vrai Méridional, col relevé, bonnet de laine sur la tête. Trop, c’est trop, j’aime encore mieux la pluie, m’a-t-il dit comme s’il me faisait un aveu difficile. Plus tard, sur la route d’Arles et vus de la voiture, les oliviers secoués par le vent me firent penser à des majorettes qui, en parade, agitent leurs pompons. Arles était étincelante de lumière mais presque déserte, les rares piétons rasaient les murs. Un peu avant midi, Christine est venue me rejoindre et nous sommes rentrés par la voie aurélienne pour voir les amandiers qui maintenant fleurissent l’un après l’autre.

Vendredi, 27 février 2009 – Le ciel est ce matin aussi lumineux qu’hier mais le mistral, par vagues comme marée montante, en a repris possession. Pour le narguer j’ai gardé la fenêtre ouverte et, porté par cette turbulence, j’ai écrit et envoyé une brassée de courriels.

Élisabeth est venue me trouver au mas pour un problème de traduction. On s’y est mis après le déjeuner. J’avais commencé par lui dire combien il est important qu’un traducteur habite longtemps un livre avant de le traduire afin de bien connaître le sens, le ton et même les sournoiseries par lesquelles l’auteur fait entendre des choses qui ne sont pas explicitement écrites. Or le livre auquel elle est occupée est précisément l’un de ceux où la cuisine du style, par imitations, allusions, et manières empruntées à Diderot et à quelques autres, a une saveur qu’une traduction ignorante de ces ruses ferait paraître malhabile ou ridicule.

Samedi, 28 février 2009 – La nuit fut trop courte et le réveil assez brutal, vers quatre heures, avec le cul sur le carrelage au milieu de livres épars. Pour me saisir d’une proie ou n’en être pas une, je ne sais car je dormais sans rêver, j’avais fait un bond hors du lit qui est heureusement très bas. J’avais renversé la table de chevet et quand j’ai réussi à faire de la lumière je me suis retrouvé assis entre le dernier volume de la correspondance de Flaubert et un petit livre noir… Les variations nocturnes d’Olivier Schefer. Je l’ai ouvert à la page cornée, celle où j’avais interrompu ma lecture. Elle commence ainsi : “Réveillé à quatre heures du matin. J’ignore pourquoi.” Ma collection de coïncidences, elle, commence à m’inquiéter.

Lundi, 2 mars 2009 – L’un des premiers livres publiés voici trente ans à l’enseigne d’Actes Sud s’appelait La campagne inventée. Les auteurs, Michel Marié et Jean Viard, y montraient comment les discours sur le monde rural avaient fini par l’ensevelir au point de soustraire ses réalités à notre vue. Il en va de même, me disais-je cette nuit, mais de façon plus inquiétante encore, avec la crise où nous sommes. Les causes profondes de celle-ci sont ensevelies à un rythme effréné sous des commentaires qui font la part plus belle aux impulsions, convictions et injonctions qu’à l’interrogation et l’analyse. Ce n’est pas nouveau mais les circonstances sont plus graves. Le débagoulage actuel où se mêlent l’égoïsme, la peur et le mépris font de l’espace médiatique une véritable décharge dans laquelle les bactéries du populisme prolifèrent. Et ça, curieusement, ils sont très peu à le mettre en évidence.

Mardi, 3 mars 2009 – J’avais demandé à Christine de m’accompagner ce matin de très bonne heure chez l’ophtalmo et bien m’en a pris car les substances nécessaires à l’examen du fond de l’œil m’ont rendu inapte à la lecture et à la conduite. Nous sommes rentrés par la route de Barbegal où les amandiers en fleurs m’apparaissaient comme des montgolfières sur le point de s’élever dans un ciel d’opale. Au mas, je me suis installé devant la fenêtre ouverte pour observer le retour de la perspicuité en réfléchissant à ce que deviendrait ma vie si j’en étais privé.

Samedi, 7 mars 2009 – Le recours obligé au somnifère n’a pas empêché que je sois réveillé plusieurs fois cette nuit avec la certitude que ce monstre de mistral avait décapité le mas et brisé les hautes branches du platane. Nos lourdes tuiles romaines semblent avoir tenu le coup mais elles peuvent avoir été déplacées. Seule une inspection du toit nous fixera là-dessus. Et personne ne s’y risquerait pour l’instant. Quant aux arbres, ils sont debout mais entourés de grosses branches brisées. Je repense à Sunset Boulevard où la fiction révèle les extravagances de la réalité, et je me dis que ce mistral d’enfer n’est, après tout, qu’une figure de la tornade qui dévaste le monde. Un mistral métaphorique…

Dimanche, 8 mars 2009 – Les coïncidences ne sont pas plus au repos que le mistral. J’avais demandé à Christine d’acheter ce matin au village Le Journal du Dimanche en même temps que La Provence. J’avais envie de voir ce qu’aux journalistes avait inspiré la Journée de la femme. Or, pendant que je me rasais, j’ai écouté la revue de presse d’Ivan Levaï sur France Inter. Il a commencé par un long inventaire du Journal du Dimanche et ainsi ai-je appris, avant de le lire à la table du petit-déjeuner, que si Rachida Dati était la figure de proue de ce numéro, Françoise y avait droit à une belle photo et un bel éloge pour sa gouvernance économique d’Actes Sud.

L’habituel souper dominical fut très calme, nous n’étions que quatre. Françoise était venue en compagnie de Majid Rahnema. Nous nous sommes engouffrés sans délai dans une discussion sur la traduction. Majid venait d’en lire une qui, sans qu’il en fût avisé, avait été faite de son livre, Quand la misère chasse la pauvreté, dans une édition pirate, en Iran, son pays natal. Et il y avait relevé nombre d’erreurs et de contresens. Notre discussion en vint donc à ce phénomène qui devrait tant faire réfléchir les traducteurs et qui n’est pris au sérieux que par les meilleurs, à savoir que les mots les plus ordinaires, et a fortiori les plus chargés de sens, ne sont pas accompagnés par les mêmes vibrations qu’à l’origine quand ils sont traduits. Spinoza et Deleuze furent convoqués comme témoins.

Jeudi, 12 mars 2009 – Rencontre au Méjan avec Alaa El Aswany. Devant deux cents personnes qui étaient venues pour l’entendre, il a parlé de ses origines, des sources de sa très considérable culture, de son habitus et des raisons pour lesquelles il est entré en écriture. Nous étions quatre à l’entourer sur scène et à le questionner : Thierry Fabre qui, le premier, nous le fit connaître, l’ambassadeur Gilles Gauthier qui est son traducteur, Michel Parfenov qui a mis en évidence l’influence de Dostoïevski dans son destin littéraire et moi qui suis revenu sur le rôle de la traduction grâce à quoi une œuvre égyptienne a si rapidement obtenu une résonance internationale. Après un jeu de questions et réponses avec la salle et une longue séance de dédicaces, nous nous sommes retrouvés chez Françoise où la discussion s’est poursuivie assez tard.

Depuis quelques jours, des éléphants traversent mes souvenirs. Les premiers, aujourd’hui, étaient d’Hannibal, puis vint celui qui provoqua la mort de Claude Santelli, et enfin je me suis rappelé que par trois de leur espèce je faillis un jour être piétiné au Sri Lanka.

Vendredi, 13 mars 2009 – Un autre vendredi 13. Réveil lumineux, douceur de l’air, fenêtres ouvertes. Le mistral caresse les arbres avec une très visible préférence pour ceux qui sont en fleurs. Et puis soudain un spasme, il les prend par les cheveux et les secoue avec fureur.

Dans sa dernière lettre, Yves m’avait parlé d’un documentaire de la télévision belge consacré à Léon Degrelle, ce fasciste de sinistre mémoire. Cette histoire compte pour moi, lui ai-je répondu, j’avais douze ans le 11 avril 1937, quand Degrelle fut de justesse battu aux élections plébiscitaires par un Van Zeeland qui dut sa victoire aux voix de ceux qui, comme mon père et mon grand-père, n’auraient sans cela jamais voté pour lui qui n’était pas de leur bord. Son élection préfigurait celle de Chirac écrasant Le Pen en 2002, grâce à un sursaut national. À propos, où ai-je lu que, jusqu’à la mort de Degrelle, Le Pen était allé le voir chaque année en Espagne ? Pourquoi ? Pour y prendre de la graine ? J’ai relu sur internet quelques passages du livre que ce Léon Degrelle avait publié en 1969 à La Table Ronde sous le titre Hitler pour mille ans. Les dernières phrases sont édifiantes : “Le rideau de l’Histoire peut tomber sur Hitler et Mussolini, comme il tomba sur Napoléon. Les nains n’y changeront rien. La grande Révolution du XXe siècle est faite.” Allez, je repousse ces mauvais souvenirs, il y a près de vingt degrés, le mistral est aphone, la fenêtre est grande ouverte…

Nous n’étions pas des vingt millions de Français qui ont assuré le triomphe commercial de Bienvenue chez les Ch’tis. Nous n’avions aimé ni ce qu’on en disait, ni ce qu’on en montrait. Mais ce soir, puisque le film passait à la télé, nous avons décidé de le voir. Et c’est tout vu. Complaisance, niaiserie, populisme.

Samedi, 14 mars 2009 – Si l’on me dit que nous ne sommes pas le 14 mais le 21, je le crois. Le ciel en témoigne, le printemps est arrivé. De l’imperceptible brume du lointain surgissent des revenants, des spectres, des ombres qui veulent être de la fête. Et par longues lettres ou brefs courriels, reparaissent à l’écran noms et prénoms que je n’avais pas oubliés mais qui dérivaient, parfois bousculés, parfois même refoulés par l’agitation de certains autres. Tous me ramènent à la conviction que le temps ne court pas, c’est un espace dans lequel nous allons et venons.

Dimanche, 15 mars 2009 – Hier, nous avons découvert La graine et le mulet d’Abdellatdf Kechiche. Nous avions hésité après la déception que nous avaient la veille donnée les Ch’tis. Or, ce fut un choc, une sorte de revanche avec cette fois encore du petit peuple mais sans populisme, du grand art mais sans la complaisance sentimentale qui le tue. Les scènes m’en reviennent qui, dans un désordre minutieux, passent du comique au tragique, de la jacasserie au silence, de la précipitation à la lenteur. Insoutenable, inoubliable, le très long contrepoint final qui montre l’épuisement d’un vieil obstiné (le mulet) et la danse du ventre de la jeune fille (la graine) qui tentent éperdument de repousser le destin. Un contrepoint dont l’interruption soudaine nous laisse au bord du gouffre.

Mardi, 17 mars 2009 – Depuis l’aube, un temps si beau (anagramme d’aube) et tant de douceur dans un air si calme qu’on en viendrait à se demander si le mistral n’est pas qu’une vieille légende. Aujourd’hui, passage devant la Cour des comptes. J’ai commencé à reprendre une à une les corrections et les coupures que j’ai faites dans les épreuves. C’est le tout dernier tour avant bon à tirer. Je crois que je ne relirai plus jamais ce livre…

Jeudi, 19 mars 2009 – J’ai repris dans la corbeille et défroissé une page que j’avais supprimée dans mon roman… “Il y avait sur ce mur le nom de l’institution pour jeunes filles. Et, dessous, une précision : Section Couillet-Queue.

Longtemps après, Julie avait compris pourquoi la maîtresse qui enseignait le français avait consacré l’une de ses premières leçons à l’usage multiple de certains mots. Pain, voyez mesdemoiselles, pain au lait, arbre à pain, pain azyme. Ou cœur, cœur de Jésus, as de cœur, cœur d’artichaut, cœur fidèle. Ou encore queue, queue de cerise, queue de peloton, queue de comète, queue de village. Il fallait que les innocentes trouvent normal que la bourgade de Couillet eût une queue, mais elle ne disait rien de plus, elle laissait leur innocence aux innocentes qui n’avaient pas compris.” Jadis, je suis passé souvent en voiture à Couillet-Queue, je ne l’ai pas inventé et j’en ai retrouvé mention, récemment encore, dans un texte de Simon Leys. Du coup, je relis un autre passage supprimé : “Un de ses anciens compagnons de la Guerre d’Espagne avait pris sa retraite à Pacific Palisades, en Californie. On dit ici, lui avait écrit cet ami, que Henry Miller se prend pour un grain de beauté sur le pénis de Jésus-Christ.” Il se trouve pourtant que j’ai cette lettre dans mes archives… Mais il y a des cas où la réalité n’est pas compatible avec la fiction et s’en décroche.

Vendredi, 20 mars 2009 – Aujourd’hui, dernier jour de l’hiver. Mon agenda, lui, affirme que c’est le premier jour de printemps. Quoi qu’il en soit, le mistral a encore joué du marteau-piqueur toute la nuit. Et je vois, j’entends, je sens, j’apprends, je lis que les Provençaux de vieille souche sont désormais aussi exaspérés par ses extravagances que les greffons de notre espèce. J’ai lu aussi que la gravitation dite universelle ne l’était pas vraiment et que la Terre que l’on savait légèrement aplatie aux pôles était en vérité “patatoïde”. Nous sommes désormais témoins oculaires de transformations planétaires que leur extrême lenteur rendait jusqu’ici invisibles.

Comme le climat et la géologie, la crise de notre société est, elle aussi, en phase d’accélération. Les pilleurs se hâtent avec la silencieuse complicité des gens de pouvoir. La grève et les manifestations qui ont eu lieu hier font de ces étincelles qui pourraient bien, un jour prochain, bouter le feu aux poudres. J’ai relu ce que Samuel Pepys écrivait dans son journal, à propos du grand incendie de Londres, le 2 septembre 1666… “Jane nous réveilla à environ 3 heures du matin pour signaler un grand incendie qu’elle avait remarqué dans le Cité (…)

Mais n’étant pas accoutumé à des incendies tels que celui qui suivit, j’estimai qu’il était suffisamment loin et regagnai mon lit pour m’y rendormir.”

Samedi, 21 mars 2009 – Hier soir au Méjan, pendant que treize instrumentistes conduits par François-Xavier Roth interprétaient la Gran Partita de Mozart, j’ai retrouvé l’effroi et le désir que souvent m’ont inspirés les instruments à vent. Ils étaient treize qui jouaient comme s’ils étaient installés sur le kiosque d’un parc, et le spectacle des mimiques et des gestes que leur imposait l’éblouissante partition me parut refléter le plaisir que Mozart avait dû prendre à composer cette œuvre aux quinze facettes que je n’avais jamais entendue, sauf peut-être par quelques extraits dans l’Amadeus de Milos Forman.

Ce matin, Sylvie est venue me voir pour le film qu’elle me consacre et nous avons fait un inventaire des thèmes qu’elle pourrait le mieux exploiter pour rendre compte du parcours accompli. Avec parfois des questions inattendues. Faut-il venir de loin pour être un immigré ? Plusieurs langues étrangères peuvent-elles cohabiter dans une même langue ? Dites-moi qui vous êtes, je saurai peut-être qui je suis…

Dimanche, 22 mars 2009 – La nuit ne fut pas très bonne et ce matin le mistral revient par à-coups me narguer, mais je suis ému de voir aussitôt fleurs et feuilles frissonner en amoureuses. Je me suis souvenu qu’aux premiers temps de notre installation ici je trouvais admirables ces colères éoliennes, j’étais jeune alors et elles étaient rares. Par la fenêtre, pendant que j’écris ces lignes, je vois que le mistral, ce monstre au si beau nom, s’ébroue avec ironie comme un chat qui se gratte le dos dans l’herbe. Ma parole, il se paie ma tête.

J’ai passé le reste de l’après-midi dans la philosophie où je suis toujours heureux et jamais sûr de moi. La question qui m’occupait n’était pas de savoir par quelle logique ou quelle fatalité une certaine chose arrive mais de quel invisible et imprévisible concours elle pourrait surgir. Qu’est-ce qu’il y a déjà quand on croit qu’il n’y a rien encore ? Le plus surprenant fut d’être mêlé ce soir à un cas d’espèce.

Jeudi, 26 mars 2009 – De Michel à Michel, de Montaigne à Déon, quels fossés j’ai franchis pendant cette longue nuit d’insomnie en écoutant l’une après l’autre les émissions de France Culture pour ne pas entendre d’indésirables voix intérieures ! La lumière est belle, ce matin, et le mistral si discret que je m’en servirais bien pour me débarbouiller.

Aux détours de ma vie j’ai rencontré des chercheurs, j’en fréquente encore, et parfois j’en surpris en apesanteur qu’on soupçonnait de paresse. J’ai su par la suite qu’ils étaient alors au plus près de ce qu’ils ne savaient pas encore et qui leur était si important. Ce bon usage de la divagation et de l’extravagance, je suis aujourd’hui tenté de m’en réclamer pour justifier mes inconduites du moment et les incertitudes qui les provoquent. J’ai sous les yeux, tout corrigé, le jeu d’épreuves pour bon à tirer de L’Helpe mineure. J’ai affaire à des gens si méticuleux que je pourrais le signer sans relire. Mais je vais relire dans une double inquiétude : que me suis-je risqué à écrire là ? qu’est-ce qui s’agite en moi à quoi je ne peux encore donner de nom ?

Brigitte, retenue à Aix par un conseil de classe, n’a pu venir comme chaque jeudi suivre ce qu’elle appelle sa “master class”. Elle ne se doute pas que, dans cet exercice, me revient la recommandation que souvent me faisait mon grand-père et qu’il accompagnait d’un clin d’œil : ce que tu ne comprends pas, enseigne-le, tu le comprendras.

Une autre Brigitte, qui vient de Bruxelles, est arrivée vers la fin de l’après-midi pour passer quelques jours au mas. Elle y apporte, comme chaque fois, autant de nouvelles que de souvenirs, et c’est toujours une fête. Elle aussi aime le cinéma et ce soir nous avons regardé ensemble Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger, avec James Stewart, un film tout juste cinquantenaire qui trouve sa force dans la subtilité avec laquelle sont ouvertes des questions auxquelles il n’y aura jamais de réponse.

Vendredi, 27 mars 2009 – Pour qui sonne le glas ? Une âme quitte Le Paradou pour le paradis. Le chien fantôme, avec sa voix de loup, hurle à l’unisson. Depuis belle lurette il n’y a plus de curé au village, mais il y a toujours cet invisible chien pleureur.

Samedi, 28 mars 2009 – Il pleut partout, dit-on. Chez nous le ciel est chagrin mais la température est douce et la fenêtre reste ouverte. Dans le jardin, je les entends, les enfants jouent. Au sortir d’une nuit de goudron, je me suis dit que l’agonie, qui est synonyme d’angoisse, commençait à la naissance, et sur le chemin de la vie allait de simulacre en simulacre.

Je vais aujourd’hui consacrer la journée à relire les épreuves pour bon à tirer de L’Helpe mineure. Les craintes que j’avais sont modérées par les commentaires de Brigitte qui, sitôt arrivée de Bruxelles, m’a emprunté ces épreuves et les a dévorées. Elle me dit avoir reçu un choc par l’épilogue de ce roman dont elle ne connaissait que des bribes…

Il est tard, j’ai terminé la relecture, je me jure que cette fois est vraiment la dernière car je sais maintenant ce que j’aurais pu faire, ce que j’aurais dû faire. Non pas ces deux cents pages mais quatre ou cinq cents…

Dimanche, 29 mars 2009 – La pluie qui avait fini par se manifester hier, pendant que je relisais les épreuves, a été chassée cette nuit par de bruyants coups de vent, à peu près au moment où l’on passait de l’heure d’hiver à celle d’été. Ce matin il ne pleut donc plus mais le ciel m’a tout l’air d’avoir sa gueule des mauvais jours. Je me suis levé tard pour cause d’insomnie et de décalage horaire. Au petit-déjeuner j’ai parcouru les journaux que Christine m’avait rapportés du village. Après, j’ai allumé l’ordinateur et j’y ai surpris des orpailleurs clandestins qui prélevaient des louches de boue avec l’espoir de trouver un peu de poussière d’or.

Mardi, 31 mars 2009 – Quelques phrases relevées dans un article des Inrocks s’incrustent en moi qui me font hâte de relire Walter Benjamin et de découvrir le livre que lui a consacré Bruno Tackels. “Reconnaissantes de les accueillir comme un monde, sans se les approprier ou les saccager, les femmes protègent ce qu’il est (…) Partout, il trouve de quoi partir ailleurs tout en restant sur place (…) Exposons notre existence à la puissance du présent (…) dans l’extase trépidante de ce qui vient.” J’ai l’impression d’avoir parfois fait mien ce programme. Et de le vouloir encore.

Nous avons replié nos souvenirs ce midi et Brigitte est repartie pour Bruxelles avec une part de ma vie comme je garde en moi une part de la sienne. Au cours de son trop bref séjour j’aurai fait avec elle quelques belles incursions dans ce jardin des plantes à quoi j’ai souvent jugé que ressemblait notre passé. Il en va des gens comme des livres. Si on les classe par nations et par genres, on se prive des affinités qui rassemblent pourtant mieux que les apparences et les catégories.

Si j’avais à remplir un formulaire où il me faut indiquer le métier qui est aujourd’hui le mien, j’écrirais tisseur ou tisserand. Avec lettres, courriels, articles ou livres, que fais-je d’autre sinon croiser inlassablement les fils des phrases avec ceux de mes élucubrations ?

Ce matin où le ciel paraît plus clément (mais on nous annonce déjà que ça ne durera pas) j’eus deux surprises de même et grande taille. Deux des membres de mon petit comité de lecture, qui venaient de recevoir la version définitive de L’Helpe mineure et l’avaient lue toutes affaires cessantes, m’ont en effet annoncé – chacun de son côté car ils ne se connaissent pas – que, sans attendre les observations particulières que je recevrai bientôt (et qui me sont si précieuses), ils tenaient à me dire qu’ils avaient été emportés au point d’en avoir perdu la notion du temps et s’être retrouvés, lecture faite, au milieu de la nuit. Il me reste trois autres avis à recevoir mais ces deux premiers justifient déjà, à mes yeux, que j’aie consacré tant d’heures et sacrifié tant de choses à l’établissement et aux réglages de ce texte…

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