Ces mots m’irritent et pourtant je les écris en rose

Maud Joiret,

Que se passerait-il si Alice arrêtait de se manucurer avec une telle parcimonie ? Je crois que je pourrais en mourir. Comme ça.

Pourtant, elle n’est pas parfaite. C’est le paradoxe de ma vie.

What if ?

… 

Et merde ! En tout cas, ça alimentait bien ma connerie, niveau langage, mais quel cheesecake ! Là, près de la fenêtre, je m’agaçais à avoir des réflexes idiomatiques hérités tout droit du dernier épisode de Lost et de la lecture du blog que j’avais encore sur les genoux… Un blog sur les littératures francophones, by the way. Quand je dis paradoxe !

Ado sur le tard de merde. Et philosophe à la con. Quoique…

Honnêtement, ça m’a paru être un des moments les plus réussis de ma vie, quand j’ai anticipé le mouvement d’Alice pour saisir le coton-tige et le baigner de dissolvant, juste avant d’en baigner les cuticules rouge rose…

I love Alice, I mean… I really really love her. Du moins, je crois. Parfois, j’en doute, mais dans l’absolu, je pense que c’est le cas. Bien sûr, elle est girly-fashion-truc. Ces mots m’irritent et pourtant je les écris en rose. Dans ma tête. Plus fort que moi. Je reviens à Alice : on pourrait la croire superficielle, je le concède. Mais elle lit. Et elle lit bien. Pas aussi bien que moi — c’est ce que j’aime croire — mais elle dévore ses bouquins puis en parle d’une manière si intelligente (et c’est rare) que je me sens débile en l’écoutant, quelquefois. J’ai la même impression quand je l’observe se passer du khôl sous les cils. Ou presque. Pareil.

C’est dans cet état de conscience d’une harmonie esthétique profonde que j’ai dit oui à sa demande en mariage.

Dois-je réellement encore le préciser aujourd’hui ? Oui, les femmes européennes du xxie siècle font ce genre de machin. Enfin, ça leur arrive, quoi. Plus pour longtemps, vu le nombre d’anneaux de pureté portés par les jeunes Américaines à l’heure actuelle. C’est le dernier plan hype après l’ensemble bague + boucles d’oreille WWJD — traduction pour les hérétiques : What would (ce tentaculaire) Jesus do ? — et ça fout les boules quand on tente de se rappeler tout ce que ces allumés ont déjà importé avec succès sur les autres continents. Bref, l’ivresse du moment, la peur du blanc peut-être, après les épisodes des séries sans blancs qu’on venait de s’enfiler, tout ça a fait que oui j’ai dit oui.

Puis, on n’a même pas fait l’amour.

Shit.

Alice a immédiatement été prise d’une frénésie de shopping et moi, comme un flan, je ne savais pas quelle direction donner à ma vie au sens large, une fois que j’avais incorporé mon oui à ma petite échelle et, par conséquent, je l’ai suivie en réussissant l’exploit de donner l’impression de coller parfaitement à la pub Chicorée — mais sans les enfants et l’air de guitare. J’y croyais presque moi-même.

Au bout de deux minutes une clope, j’ai même eu la sensation de sentir des tas de petites bulles de zen tenir gaiement la main de mes globules rouges et blancs. Tout coulait de source dans cette rue, ma destinée aux côtés d’Alice, mon jugement sur le dernier film de Sofia Coppola, la couleur des façades. Mon cerveau égrenait des chapitres flamboyants, rose fluo : Du grand équilibre naturel du monde, De l’espoir face à l’inégalité, Du juste fait que je me trouve aux côtés de magnifiques cuticules remontant une avenue commerçante en 2010.

On déambule. Magnifique, cette veste. Oui, je m’abonne à Unicef et c’est vrai que pour le prix d’un paquet de cigarettes, au moins douze enfants auront à manger pendant trois jours.

Canon. Awesome. Je veux ce pantalon en toile.

C’est vrai que ce n’est que des biscottes infâmes, mais ça nourrit… Non ? Ouais, finalement, je ne sais pas si ce vert me va si bien. Tu crois qu’on devrait faire un don à une assoce pour le mariage ? Début de sueur. Laquelle ? Paf ! Un peu de gloss sur la bouche d’Alice… Ça repulpe encore ses lèvres déjà gonflées par les deux ou trois verres de champagne en terrasse.

Une table dans l’avenue. Sur les tréteaux, une planche en bois, dessus, un drapeau iranien qui ne couvre pas toute la surface. Une pétition. Désagréable surprise de constater mon ignorance concernant l’existence de la femme dont il est question sur ces deux mètres carrés bruxellois. Apparemment, elle organise des rassemblements sous l’égide européenne pour la liberté — enfin, la résistance à l’oppression actuelle en Iran. Sa peau pâle sur les photos m’évoque le bain de Cléopâtre et celle du mec qui tend sa photo la couleur d’Eva Longoria dans la nouvelle pub L’Oréal. What the fuck ? Faut toujours que mes pensées soient insolites. Ou carrément déplacées. Non pertinentes.

J’en ai marre de la pertinence.

Deux euros pour deux dépliants et Alice hurle. Moi aussi, du coup. C’est fou cette contagion du cri de terreur. À ce moment-là, je me dis que les cris de l’amour ne sont pas portés par la même contagion. Ce sont des cris solitaires. J’en ai connu 1 722. C’est peu, mais c’est parce qu’on ne crie pas toujours. Anyway… Fuck ! Encore cet Anglais qui squatte ma myéline ! Il commence à sérieusement me gaver avec son accent de pétasse ! Mais je m’égare… Alice est à présent à trente mètres, s’engouffre dans un Paris XL pendant que le chien boueux qui la poursuit se prend la vitre de la porte automatique. Milou : O — Brave new automatised world : 1. Un vieux barbu court vers le cabot. Son écharpe rose à fleurs en crochet et son gilet de laine beige-gris-jaune-passé l’assimilent dans mon champ de vision immédiate à un lama fâché. Il devient dingue, ce type. Projette ses pattes puissantes sur les portes automatiques à les faire voler en confettis qu’on met sur les tables à Noël pour décorer. Soudain, mécanisme oblige, son poing atterrit dans le vide et là, je manque de m’étouffer de rire en même temps que je sens le malaise grandir en moi. Gêne, culpabilité, charité, confraternité infantile avec un rebut de la société — whatever — je me sens de plus en plus débile de regarder en tous sens puis de revenir poser mes iris sur ce mec plus paumé que moi — quoique. Ouf, il se barre — enfin, se fait jeter par un vigile au QI affiché de banc solaire. Je m’avance pour retrouver Alice sans reprendre mon souffle. Elle m’explique que le chien lui a bondi dessus, que c’est sa phobie et moi je ne parviens plus à respirer. J’imagine que mes poumons fonctionnent quand même parce que les odeurs des parfums me montent à la tête. Sick… Je dois avoir l’air de gérer parce qu’elle se calme et commence à butiner les étals de cosmétiques — ou alors/or : elle dépose un peu de poudre un peu partout pour anesthésier ses nerfs.

Combien de temps m’a-t-il fallu pour péter mon câble — quel câble, d’ailleurs ? Combien de secondes-minutes-heures ai-je passé à faire le cabillaud surgelé devant l’affiche dégueu du dernier Givenchy ? Don’t know. L’espace est immense. Je suis la gouttelette rose pâle qui vient de rebondir sur la languette testeur et qui s’écrase quelque part parmi les sacs Oilily. Comme les globules dans mon corps. Un peu de dissolvant échappé d’un coton-tige et voué au néant de la beauté et du sens. J’ai la même destinée que le clebs de tout à l’heure : sprotché sur le Paris XL.

Envie brusque de récupérer le liquide. Mon liquide. Réapproprier de l’organique. J’ai besoin de l’exposer, de lui donner un récipient pour compléter la collection de la vie qui s’étale autour de moi. Je pense flacon, je respire flacon. Devenir moi aussi flacon surpuissant, baigner dans le lait nacré de Cléopâtre et toiser le monde qui se demandera si je suis Ange ou Démon, The One ou Very Irresistible… Poc.

C’est bizarre, ça pète tout seul ces bouchons. Ça pue fort quand ça se répand sur le sol et en même temps ça vivifie. Let’s do it.

Ah… Damned, j’en pouvais plus ! Mon urine a la même couleur que le parfum qui remplissait le flacon avant, normal puisque le verre est teinté. Rosé. Remettre le bouchon et les idées en place. Sourire à Alice. Passer à la caisse sans qu’elle s’en aperçoive avec une surprise. Une bonne, cette fois. C’est une boîte carrée surmontée d’un petit ruban rose fluo qui pue et qui vivifie. Alice commence à ressembler à une pub, elle rit à pleines dents d’un air retenu et plein de malice à la fois. Après s’être mordillé les cuticules.

True story.

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