Vitesse, propreté, discipline, premières impressions de la bécasse en Chine.

L’ascenseur dont les portes à peine ouvertes se ferment sur les corps. Une minute d’arrêt qui permet à la foule de s’engouffrer dans le train. Une heure pour manger. Ne parlez pas, mangez ! Hop, au travail ! Ramassettes et brosses, les femmes d’ouvrage chinoises s’affairent le long des rues, le long de routes, dans les parcs, jusque devant les roues des autocars. Le moindre mégot, la moindre feuille sont ramassés. Sur le quai, on brosse. Lorsque le train démarre, en rangs serrés, quatre groupes de six travailleurs, balais le long du corps, sont au garde-à-vous. Pas un papier à terre dans la moindre ville chinoise. Pas un Chinois cracheur (sauf dans une ruelle à Xian). Propreté. Vitesse.

Et, hop ! Que ça saute ! Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. Tu émerges de sa lenteur, de sa sclérose, mais attention, n’oublie pas le yin et le yang, le féminin et le mâle, la douceur et la force, l’une et l’autre en équilibre sur le fil de ton existence. Cours au-devant de ton avenir, traverse le gué, mais tâte du pied le caillou qui soutiendra ton avancée. Au besoin, au milieu du fleuve, attends, regarde ce que font les Occidentaux, mais pas trop vite la démocratie. Prends le meilleur partout et file comme une fusée sur les cieux du monde. Toi, fils du ciel.

Du temps de Mao, le Grand Timonier, niveleur des élites, faucheur des empereurs, à ras du sol, tous en bleu de travail, le travail c’est la santé. Tu veux penser ? Lis le Petit Livre rouge. Tu veux inventer ? Courbe l’échine. Tu veux progresser ? Progresse pour la Chine, la belle et grande Chine qui se penche sur les dos courbés de ses travailleurs. Tous à ras du sol. Plus de riches, plus de pauvres, tous pareils à la gloire de la Chine et de Mao.

Mao est mort et le peuple courbe toujours l’échine, mais une classe sociale mieux vêtue, toujours souriante, court les rues. À travers la vitre de l’autocar, la bécasse constate les arbres des avenues qui tous, sans exception, ont à peine vingt ans. Où sont les arbres millénaires aux gros troncs tourmentés ? Rasés par Mao car symboles de la classe bourgeoise. Mais aujourd’hui, fouette cocher ! Pékin et Shanghai, piquetées de grues en quelques années, prennent le visage de gigantesques mégapoles aux arbres grêles qui signent la date de l’évolution économique et politique de la Chine. Plus, vite, plus vite, fouette cocher, prends de court les Occidentaux, prends leurs richesses, leurs idées, leurs inventions, tu as un magistral atout : les millions de travailleurs chinois ne te coûtent rien. L’Occident déferle et fait travailler les usines chinoises, les produits chinois inondent le monde, les sous-payés chinois ont réussi à faire de la Chine un formidable empire économique.

Ah, peuple de Chine, as-tu le droit de penser et de t’exprimer ? Oui, tu as le droit, mais aussitôt réprimé. Les milliers d’individus qui ont osé penser et dire sont arrêtés, emprisonnés, jugés.

Tandis que la bécasse parcourt Beijing, nom chinois de Pékin, tandis que parmi tant de couleurs, de parfums, d’agitations d’une foule qui marche, vaque, et vend aux touristes les « souvenirs », la bécasse pense aux huit avocats chinois dont l’Autorité a supprimé la licence pour avoir plaidé la liberté d’expression. Passés en jugement, où sont-ils dans cette immense Beijing ? En prison ? En résidence surveillée ? Liu Wei, Tang Jitian, Jiang Tianyong, Yang Huiwen… leurs noms chantent aux oreilles de la bécasse alors que leur avenir est cassé et que tout paraît si beau sous le soleil de Chine.

Au thé qui clôture le déjeuner offert par l’ambassadeur de Belgique, elle ose les évoquer publiquement : « Le saviez-vous, Monsieur l’ambassadeur ? Avez-vous entendu parler de ces avocats ? Vous qui êtes sur place, pouvez-vous faire quelque chose ? Avez-vous la moindre influence sur le maire de Pékin, sur la Justice ? » Le diplomate répond avec des mots de diplomate. La bécasse a un peu honte de s’être laissé aller, d’avoir pris le risque de mettre en danger son groupe devant les petites servantes chinoises qui s’affairent à servir le thé et qui, peut-être, comprennent le français.

Elle entre dans un cybercafé. Les clients en deux rangs le long des murs s’appliquent. Elle prend un siège, tapote sur le clavier et s’enthousiasme des caractères chinois, si beaux, qui frétillent à l’écran. Elle tente de convertir les caractères en écriture romane, c’est difficile, un visage soudain effleure sa joue, une bouche à son oreille susurre : « Bu hao ». Elle se retourne : un beau chinois, tout sourire, lui indique que « non », elle ne peut pas. Elle comprend « non » mais il a dit « pas d’accord ». Le patron du cybercafé s’avance tout sourire lui aussi, il fait signe à la bécasse de se lever. Elle se lève, elle ne comprend pas bien, qu’a-t-elle fait de mal ? Car les sourires cachent quelque chose de suspect chez elle : une fausse manœuvre ? Quelles touches défendues a-t-elle effleurées ? Son interprète n’est pas loin, il explique que le patron est responsable des écrits et des manipulations de ses clients. C’est lui qui ira en prison si un client dépasse les bornes. « Quelles bornes ? », demande-t-elle. Le sourire se fait plus chinois encore, elle n’en saura pas plus, on la conduit au comptoir où on lui offre du thé. Elle accepte en souriant, car autour d’elle, tout le monde sourit, c’est une épidémie de sourires, elle se sent, elle aussi, tout sourire comme si elle venait d’attraper un virus.

Oui, quelles bornes ne peut-on dépasser en Chine ? Les internautes du cybercafé font partie des milliards de Chinois obéissants, disciplinés, qui composent la base d’une pyramide. Ils respectent la hiérarchie. Ils s’y réfèrent. En Chine, on se réfère toujours à un chef. Presque au sommet de la pyramide, six messieurs gouvernent la Chine, fidèles en leur nombre au symbole de la pagode aux six harmonies. Mais ils obéissent à la tête, à Son Excellence le président de la République populaire de Chine.

Équilibre, ordre, respect de la hiérarchie.

La bécasse n’a pas assez d’yeux, d’oreilles, de peau pour capter la Chine. Elle marche, elle respire son odeur, ses fleurs, ses jardins. Ses statues la pénètrent de trente mille ans d’histoire. Elle grimpe les huit cents marches qui mènent aux gigantesques bouddhas blancs de Longmen sculptés dans la roche, tout comme les mille petites niches de bouddhas creusées le long du parcours. De là-haut, la Chine immuable contemple le foisonnement de ses petits hommes et femmes en quête de vitesse, de propreté et de quoi en somme ? Plus vite, plus vite, le vieux monde te regarde, camarade, ne te laisse pas rattraper, saute dans l’avenir.

Et ne t’en fais pas si des kilomètres de files de camions sont à l’arrêt sur les gigantesques autoroutes qui, par enchantement, surgissent des pelleteuses et goudronneuses, dans un vacarme fou. Ne t’en fais pas si l’État prend tes lopins de terre, ta petite maison dans le chaos des grandes infrastructures, écho aux travaux pharaoniques de l’empire, comme la Grande Muraille, les tombeaux Ming et le Grand Canal. Tu sais bien que tu ne comptes pas, que tu peux juste te réjouir d’être un Chinois de la Chine éternelle.

Ralentis un instant ta course, camarade, nous entrons au monastère de Shaolin, berceau de l’art martial. Des étudiants s’exercent au kung-fu. Le pantalon large et bouffant, la vareuse, la ceinture et la maîtrise de l’attitude. Chaque bondissement appelle le ressort et la gestuelle opposée ; chaque geste, né du calcul d’un Archimède chinois, signe la perfection. Sous les arbres, le soleil tamisé joue sur les corps. Des groupes s’exercent partout, sur la petite cour des villas, dans les parcs. Ils sont en internat au monastère. Ils apprennent la maîtrise de leurs corps, l’orgueil de la perfection, tout un code d’honneur. Seule une élite peut payer à ses fils de pareilles leçons. C’est la Chine éternelle, que perpétue aussi le Taï-Chi servant de footing matinal aux chinois et que tentera de pratiquer la bécasse, dans une large avenue d’un jardin à Shanghai. Lenteur du geste, équilibre, en opposition à la vitesse de la Chine moderne.

Plus vite, plus vite dans l’élaboration de ce texte, le train de nuit de Kalfeng à Suzhou, les couchettes molles, le Chinois endormi.

Car il dort, le Chinois, occupant impromptu la couchette vide face à celle de la bécasse. Mais avant de dormir, il s’est déshabillé, pudique, une couverture sur ses épaules, cachant juste ce qui était à cacher. L’œil entrouvert de la bécasse capte la danse de l’ombre et de la lumière tandis que le train démarre. L’épaule blanche, tache claire aussitôt avalée, une jambe, un bras, une main, fleurs diaphanes. Des couchettes du haut, occupées par deux filles du groupe, ne s’élève aucun bruit. La bécasse pourrait se lever avec douceur, se pencher sur le bel endormi, laisser monter en elle un désir de toutes les infinités que le corps peut donner. Elle pourrait respirer au même rythme qui soulève la couverture, s’identifier, en quelque sorte, à ce corps encore caché. Soulever l’étoffe, poser un doigt sur l’épaule offerte, l’obliger à se tourner vers elle et capter un regard qui, dans l’obscurité, la fixerait en attente. Elle pourrait effleurer de deux doigts la soie de ce corps qui soudain la bouleverse.

Mais la bécasse n’en fait rien. Sur la couchette molle, elle sombre dans le sommeil.

Du calme, cocher, retiens ta monture : chez un brocanteur, la bécasse découvre des grandes touches de piano reliées entre elles par une ficelle qui les traverse en leur tranche et sur lesquelles sont dessinées des figurines d’hommes et de femmes dans toutes les positions. C’est l’alphabet offert jadis aux jeunes fiancés pour les initier à l’amour conjugal. Ces « choses-là » ne se disent pas dans la culture chinoise, ça se dessine. Tout comme les immuables caractères ont sans doute précédé la parole. Au commencement, était l’écrit, dit Simon Leys.

Devant la petite pagode de l’oie sauvage, avec un long pinceau qu’on peut prendre pour un balai, un poète, debout, trace un poème à même le sol. À mesure de la beauté qu’il suscite, il recule. La souplesse de ces signes vient de mille ans de pratique coulés dans les gènes. Le geste est lent et noble, pas question de se presser, c’est la Chine éternelle, presque immobile, que l’on contemple.

A Shanghai dans la concession française, rue Xingye, la bécasse photographie la maison qui a vu la fondation du Parti communiste de Chine, convertie en musée. Gigantesque tapisserie rouge avec marteau et faucille au mur, épais tapis jaune et rouge au sol. Le basculement de la Chine à l’idéologie marxiste-léniniste épinglé dans des photos que parcourt la bécasse avec une sorte de dévotion : l’Histoire est devant elle, fixée aux murs. Dans une vitrine, des personnages grandeur nature, assis autour d’une table, vont signer la Charte du communisme chinois. La bécasse souhaite prendre une photo. Une main s’abat sur son épaule. Un sbire gigantesque la toise et fait signe « non ». Elle lui sourit, tente de l’amadouer, il reste de glace et revient à son point de départ. Elle le suit et lui montre subrepticement un billet avec un sourire qu’elle croit enjôleur (attention la bécasse, tu pratiques la corruption !). Il refuse mollement, désigne le plafond : elle suit son geste et découvre une caméra. Elle le salue et rejoint son groupe devant la vitrine. Tout en parlant à une amie, elle tient sur son ventre son appareil dont elle a supprimé le flash et, sans viser, pousse sur l’obturateur. Le sbire gigantesque est déjà derrière elle, furieux. Elle feint la contrition, se mêle à son groupe. La photo est réussie.

Bien entendu, la bécasse arpente le site de l’Exposition universelle à l’extérieur des pavillons, découragée par les heures de files. Le consul de Belgique fait les honneurs du pavillon belge, vraiment belge, pas un mot flamand ou français qui fait de l’ombre à l’autre : équité, équilibre sous la magnifique architecture qui fait honneur à la Belgique.

Cours, camarade, ton Exposition universelle comble ta fierté. Maquillé de capitalisme, le visage communiste de la Chine est méconnaissable. L’éclat de ce masque de beauté, est-ce un leurre posé sur des effervescences secrètes, des revendications jamais prises en compte ? Cours, la Chine est grande et belle, ne pense pas à tes petits problèmes, ton père a eu les mêmes et ton grand-père et le grand-père de ton grand-père, fouette cocher, travaille, ton salaire t’a toujours suffi, ne demande pas d’augmentation, ne fais pas comme les Occidentaux avec leurs revendications, leurs grèves paralysantes, ne te révolte surtout pas : la grandeur de la Chine vient de ton bas salaire.

Mais pour combien de temps ? Voilà la question qui ouvre la faille. Combien de temps accepteras-tu de ne pas te révolter ? Est-ce cet embryon de révolte que cache cette fébrilité perceptible dans ces foules sur la place de la gare de Beijing ? Ces marées de fourmis qui se croisent en rangs serrés et pressés, se coupent sans jamais se heurter, comme si le temps du nouvel empire chinois était compté ? Cours camarade tant qu’il est encore temps…

Chinois, sais-tu pourquoi tu es si pressé ? Pourquoi tu te tais en mangeant ? Pourquoi les portes des ascenseurs se ferment sur les corps lents ? Pourquoi les trains n’offrent qu’une minute aux voyageurs pour monter et descendre ? Pourquoi tu cours sans cesse ? Pourquoi, mais surtout vers quoi tu cours ? Serait-ce pour suivre le conseil de Confucius : « Cours au but mais ne le touche jamais » ?

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