Speed frénésie

Isabelle Bary,

Lou aurait rêvé d’un autre scénario. Plus esthétique, cinématographique. D’une histoire plus… comment dire ? Humaine. Oui, c’est ça, humaine. Moins arrangée en somme. Plus authentique quoi ! 

Là, elle marche dans la rue, tranquillement, caressant inconsciemment son ventre bombé, goûtant aux derniers instants de cette symbiose magistrale. Où a-t-elle garé sa voiture ? Quelle heure est-il ? C’est que ce docteur Laflèche l’a troublée à la fin, avec ses mots savants, débités comme des rafales de dum-dum. « Votre bébé est en retard, madame Grangé », avait-il grondé en la regardant fixement comme si elle était responsable de ce constat fatal. Il s’était alors plongé dans une arithmétique abstraite mêlant additions et aménorrhée, dodelinant de la tête comme pour se féliciter de la justesse de ses estimations et reporter la faute sur cette nature ingrate qui lui jouait des tours, à lui qu’une direction pressante sommait de respecter le niveau de rentabilité imposé par l’hôpital : vingt minutes par patient et un maximum d’interventions programmées. Samuel Laflèche s’était ensuite installé derrière son bureau Ikea laqué blanc, avait posé ses demi-lunettes sur le bout de son nez qu’il avait collé à l’écran de son PC en vue d’une analyse scrupuleuse de son agenda électronique. Comme Lou, rhabillée en hâte, restait debout, les bras ballants, l’air circonspect, il lui avait ordonné d’un petit geste agacé de la main de s’asseoir sur la chaise qui lui faisait face : « Bon, on va devoir provoquer l’accouchement. Le 8 juin à midi, cela vous irait ? Après, je suis à un colloque à Miami. Il faudrait arriver la veille au soir et passer la nuit à l’hôpital. Mais vous verrez tout ça avec le secrétariat, n’est-ce pas ? Ah oui ! N’oubliez pas de choisir un anesthésiste, sinon il vous sera imposé. » Un anesthésiste commis d’office ? Comme dans les feuilletons policiers ? Allait-il lui dire ses droits de maman aussi, sur ce même ton, expéditif et volatil ? Voire lui passer les menottes pour manquement au code de bonne grossesse ? Entre-temps, le docteur Laflèche avait regardé sa montre, levé les yeux au ciel et, tout en décrochant le téléphone qu’il avait coincé entre sa joue replète et son menton pointu, il avait tendu la main à Lou et l’avait secouée brièvement, lui signifiant de la sorte la fin du rendez-vous. « J’arrive tout de suite », avait-il alors éructé à la voix du bout du fil puis il s’était dirigé d’un pas vif vers la sortie, écartant avec une douceur inattendue une Lou statufiée par la scène qu’elle vivait en spectateur impuissant, comme dans un rêve. « Vous verrez, tout ira bien », lui avait-il chuchoté dans un sursaut d’humanité. Lorsque Lou sortit du cabinet avec une lenteur qui dénotait, Samuel Laflèche disparaissait en courant derrière le mur du grand couloir. Lou s’attarda quelques instants dans la salle d’attente qui regorgeait de femmes convexes et d’hommes prévenants pour elles. Quelle heure recevraient-ils, eux, quelle case bleue dans l’agenda noir ?

Lou sourit, elle vient d’apercevoir sa Nissan bleue. Elle s’y engouffre. Soupire. Et ferme les yeux, imagine ce soir imprévu devenu improbable où elle aurait dit : « Mon amour, je crois que ça y est ! » Ou quelque chose du genre. Son amour aurait été tendre, maladroit et inquiet. Sans doute. Ils se seraient glissés dans la voiture froide, puis dans la nuit noire, jusqu’à l’hôpital où… Résignée, Lou ouvre les yeux, dégaine son portable et tapote : « Mon amour, notre bébé naîtra le 8 juin à midi ! Peux-tu prendre congé ? À ce soir. Je t’aime. »

Le 7 juin, Lou arrivera à l’accueil à dix-huit heures quarante-cinq précises. Avec sa petite valise. Elle passera une nuit aseptisée et contrôlée dans une chambre attenant à la salle d’accouchement. On la réveillera le 8 juin, à cinq heures du matin pile pour lui injecter, comme prévu, le produit « propulseur ». Son amour arrivera à sept heures, cerné, aussi comme prévu. À huit heures tapantes, l’anesthésiste inconnu (mais choisi) placera la péridurale. Puis le monde attendra. Parce que la nature continuera à imposer sa loi. Monsieur Laflèche fera son entrée à midi quinze et marquera, derrière un sourire de circonstance, de nombreux signes d’impatience. Car le bébé s’entêtera à refuser le monde. On le forcera un peu : apnées sordides, forceps, coupures… Après de longues heures, petit Tom sortira enfin de son cocon et lorsque Lou l’embrassera sur le front pour la toute première fois, elle se souviendra quelques instants que la vie est belle, furieuse et intense. Qu’elle aime prendre son temps…

Trop vite, on emporte Tom pour quelques tests. Déjà, Lou rejoint sa chambre couchée sur son lit à roulettes. Elle s’efforce de retrouver l’odeur de son fils, mais au loin une voix contrarie sa félicité : « Béa ! crie Samuel Laflèche à la sage-femme, n’oubliez pas de comptabiliser le surplus d’anesthésiant sur la note de madame Grangé. » C’est abject ! Mais Lou sourit. Elle sait que Tom sera rebelle à la folie des hommes.

Vingt ans plus tard, un fléau planétaire s’abattra sur la Terre. De Sydney à Paris, le taux de fécondité masculin baissera de façon drastique jusqu’à rendre les plus jeunes stériles. Une sorte de grève généralisée des spermatozoïdes ! L’avenir de l’humanité sera en jeu. On détectera cependant chez certains jeunes adultes un syndrome inconnu qui les préserve de ce mal. Ils auront en commun d’avoir marqué, dès la naissance, une vive opposition à la précipitation, développant comme une lenteur étrange et béate qui les protège de ce siècle bizarre où la performance règne en potentat sur le genre humain jusqu’à le détruire. Ils seront perçus comme les sauveurs de l’humanité.

Tom fera partie de ce nouveau Gotha…

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